SUR LA RECEVABILITÉ de la requête N° 24468/94 présentée par CAMPUS AGRICOLA y GANADERA, S.A. contre l'Espagne __________ La Commission européenne des Droits de l'Homme (Deuxième Chambre), siégeant en chambre du conseil le 22 février 1995 en présence de M. H. DANELIUS, Président Mme G.H. THUNE MM. G. JÖRUNDSSON J.-C. SOYER H.G. SCHERMERS F. MARTINEZ L. LOUCAIDES J.-C. GEUS M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO J. MUCHA D. SVÁBY M. K. ROGGE, Secrétaire de la Chambre ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 21 juillet 1992 par CAMPUS AGRICOLA y GANADERA, S.A. contre l'Espagne et enregistrée le 24 juin 1994 sous le N° de dossier 24468/94 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante :
EN FAIT La requérante est une société propriétaire d'exploitations agricoles, ayant son siège social à Barcelone. Devant la Commission la société requérante est représentée par Maître Virginie Klein, avocat à Strasbourg. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par la société requérante, peuvent se résumer comme suit : La société requérante est propriétaire d'exploitations agricoles de part et d'autre de la route nationale II, reliant Madrid à Barcelone. Au point kilométrique 584,5 de la Commune d'Abrera, la société requérante jouissait d'un accès direct lui permettant de traverser la route. En avril 1987, le ministère des Travaux publics, par l'intermédiaire d'une entreprise sous-traitante, substitua à la signalisation discontinue existante, une signalisation continue interdisant tout droit de passage à la société requérante. S'estimant lésée dans ses droits, la société requérante engagea diverses procédures devant les juridictions civiles et pénales.
1. Procédures civiles a) La société requérante présenta une action possessoire (interdicto de recobrar la posesión) devant le juge d'instance de Sant Feliu (procédure 456/88), à l'encontre du ministère des Travaux publics et de l'entreprise ayant exécuté les modifications. Par jugement du 16 novembre 1989, le juge d'instance fit droit à la société requérante et ordonna à la partie adverse de remettre la signalisation dans son état antérieur. L'avocat de l'Etat, en représentation de l'Administration de l'Etat (ministère des Travaux publics) interjeta appel devant l'Audiencia provincial de Barcelone. b) Le jugement du 16 novembre 1989 n'ayant pas été exécuté, et vu que les travaux de signalisation continuaient sans respecter ledit jugement, la société requérante présenta une nouvelle action possessoire (interdicto de obra nueva) devant le juge d'instance de Martorell (procédure 94/90) qui, par décision (providencia) du 2 mars 1990, mit en demeure le ministère des Travaux publics de suspendre les travaux, en le prévenant d'un risque de responsabilité pénale en cas de désobéissance. Les requérants présentèrent toutefois divers constats notariés montrant la non-exécution de la décision de référence. Suite à une demande du ministère des Travaux publics, le juge d'instance de Martorell précisa, par décision (providencia) du 10 avril 1990, que la suspension des travaux décidée le 2 mars 1990 n'interdisait que la réalisation des travaux portant atteinte aux droits de la société requérante, sans obliger toutefois à l'arrêt de la totalité des travaux en cours. Estimant que les décisions antérieures n'avaient pas été exécutées, la société requérante émit une protestation devant le juge d'instance de Martorell. Elle signala que la route en cause avait été transformée en une route à trois voies dans chaque sens (autovía), séparées par une glissière de sécurité interrompue au point litigieux, laissant un passage de 7,5 mètres. Les chemins d'accès ayant été construits en ligne oblique, la société requérante faisait noter le caractère dangereux découlant du détour que des tracteurs et des camions de fort tonnage devaient faire pour traverser la route. Par décision du 10 mai 1990, le juge d'instance de Martorell mit en demeure le ministère des Travaux publics pour que les termes de la décision du 10 avril 1990 soient respectés. Les travaux se poursuivirent nonobstant. Par décision du 20 novembre 1990, le juge d'instance de Martorell, vu la mesure d'instruction pratiquée dans la procédure pénale (voir ci-après), et en considération du danger existant, ordonna la fermeture immédiate du passage au point litigieux, laissant provisoirement sans effet les décisions (providencias) des 2 mars 1990 et 10 avril 1990. Par arrêt du 24 février 1994, sur appel interjeté par l'avocat de l'Etat en représentation de l'Administration dans le cadre de la procédure de la prémière action possessoire (procédure 456/88) présentée par la société requérante à l'encontre du jugement du 16 novembre 1989 du juge d'instance de Sant Feliu, l'Audiencia provincial de Barcelone infirma le jugement entrepris. L'Audiencia provincial constata que la route en question appartenait au domaine public ; elle ne pouvait donc être possédée par des particuliers, l'action possessoire intentée en l'instance étant manifestement mal fondée.
2. Plainte pénale Le 25 septembre 1990, la société requérante déposa plainte au pénal devant le juge d'instruction de Martorell, pour délit présumé de désobéissance à l'autorité judiciaire, prévu par l'article 237 du Code pénal. La société requérante sollicita plusieurs mesures d'instruction, dont l'audition des personnes mises en cause, la jonction des décisions du juge de Martorell et du juge de Sant Feliu, une vue des lieux et toutes autres mesures d'investigation utiles. Par décision (auto de archivo) du 3 janvier 1991, le juge d'instruction, après avoir procédé à une visite des lieux, rendit une ordonnance de non-lieu. Le 11 janvier 1991, la société requérante présenta un recours "de reforma" devant le juge d'instruction de Martorell, qui fut rejeté par décision (auto) du 26 avril 1991. L'appel interjeté par la société requérante devant l'Audiencia provincial de Barcelone fut rejeté en date du 24 janvier 1992.
GRIEFS Au regard de l'article 6 par. 1 de la Convention, la société requérante se plaint :
a) en ce qui concerne les procédures civiles, d'une atteinte au droit au procès équitable ;
b) en ce qui concerne la procédure pénale, du caractère non- contradictoire de la procédure pénale et de l'absence d'égalité d'armes, dans la mesure où seule une des mesures d'instruction proposées par la société requérante a été retenue par le juge d'instruction de Martorell, de l'absence de motivation de l'ordonnance de non-lieu du 3 janvier 1991 et de l'absence d'un tribunal indépendant et impartial, du fait qu'à la suite de la mesure d'instruction ordonnée, dans le cadre de la procédure pénale, par le juge d'instruction de Martorell, ce même juge a adopté, en qualité de juge civil, des mesures provisoires ordonnant la fermeture immédiate du passage au point litigieux, laissant provisoirement sans effet les décisions des 2 mars 1990 et 10 avril 1990. Au regard de l'article 1er du Protocole N° 1 à la Convention, la société requérante se plaint que la fermeture du passage et l'obligation de faire un détour pour traverser la route en cause a donné lieu à une diminution importante de son chiffre d'affaires. Elle estime qu'il s'agit, en l'espèce, d'une expropriation de fait et considère que, si la mesure en cause pouvait avoir un but légitime, elle était en tout état de cause disproportionnée, la construction d'un pont pour relier les terrains riverains ou l'installation d'un feu de signalisation ayant pu suffire. La société requérante estime, donc, qu'en l'espèce, une situation de fait a porté atteinte à son droit de propriété.
EN DROIT 1. La société requérante se plaint du caractère non- contradictoire de la procédure pénale, et de l'absence d'égalité d'armes, de motivation de l'ordonnance de non-lieu du 3 janvier 1990 et d'un tribunal indépendant et impartial. Elle invoque l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. La Commission relève que la société requérante n'a pas invoqué ces griefs devant les juridictions internes ordinaires et, en dernière instance, devant le Tribunal constitutionnel dans le cadre d'un recours d'"amparo". Il s'ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes conformément aux articles 26 et 27 par. 3 (art. 26, 27-3) de la Convention. 2. La société requérante se plaint d'une violation du droit de propriété et invoque l'article 1er du Protocole N° 1 (P1-1) à la Convention, qui dispose comme suit : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes." La Commission relève que la société requérante a présenté deux actions devant les juridictions civiles espagnoles, tendant à récupérer la possession de la route en question et à tenter d'empêcher la continuation des travaux sur ladite route.
a) Pour ce qui est de la procédure tendant à récupérer la possession de la route en question (interdicto de recobrar la posesión, procédure 456/88), la Commission note qu'en appel, par arrêt du 24 février 1994, l'Audiencia provincial de Barcelone infirma le jugement entrepris (celui du juge d'instance de Sant Feliu en date du 16 novembre 1989), estimant que, dans la mesure où la route en question faisait partie du domaine public, elle ne pouvait pas être possédée par des particuliers. La Commission relève toutefois que, dans la mesure où la société requérante se plaint que la fermeture du passage et l'obligation de faire un détour pour traverser la route en cause a donné lieu à une diminution importante de son chiffre d'affaires, l'action de la société requérante avait un objet "patrimonial" et se fondait sur une atteinte alléguée à des droits eux aussi patrimoniaux. La société requérante peut donc valablement se plaindre d'une violation de la disposition invoquée. La Commission rappelle, à cet égard, que l'article 1er du Protocole N° 1 (P1-1) comporte trois normes distinctes. La première, d'ordre général, énonce le principe du respect de la propriété ; elle s'exprime dans la première phrase du premier alinéa. La deuxième vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; elle figure dans la seconde phrase du même alinéa. Quant à la troisième, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général en mettant en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires à cette fin ; elle ressort du deuxième alinéa (voir Cour Eur.D.H., arrêt Sporrong et Lönnroth du 23 septembre 1982, série A N° 52, p. 24, par. 61 ; arrêt James et autres du 21 février 1986, série A N° 98, p. 29, par. 37). Dans la présente affaire, la Commission considère que les mesures de signalisation interdisant tout droit de passage incriminées par la société requérante doivent être assimilées à une réglementation de l'usage des biens, qui relève du second alinéa de l'article 1er du Protocole N° 1 (P1-1). Pour la Commission, il y a lieu de se référer aux considérations introductives élaborées par la Cour dans l'arrêt Mellacher et autres du 19 décembre 1989 (Cour eur. D.H., série A N° 169, p. 25, par. 45). Après avoir rappelé que le second alinéa laisse aux Etats le droit d'adopter les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général, la Cour a indiqué que "... le législateur doit jouir d'une grande latitude pour se prononcer tant sur l'existence d'un problème d'intérêt public appelant une réglementation que sur le choix des modalités d'application de cette dernière. La Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l'intérêt général, sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (arrêt James et autres du 21 février 1986, série A N° 98, p. 32, par. 46)." A la lumière des principes ainsi établis, la Commission doit examiner si dans la présente affaire les mesures prises par le ministère des Travaux publics sur la route en question et leurs conséquences sur le droit ou "possibilité" de passage de la société requérante poursuivent un objectif "d'intérêt général", qui n'est manifestement pas dépourvu de base raisonnable, et si elles sont proportionnées au but poursuivi et peuvent donc être "jugées nécessaires". Quant à la question de savoir si elles poursuivent un objectif "d'intérêt général", la Commission rappelle que les autorités nationales jouissent d'une large marge d'appréciation dans la détermination dudit "intérêt". La Commission note que les mesures adoptées par le ministère des Travaux publics tendaient à l'amélioration de la route nationale II reliant Madrid à Barcelone. Elle estime que l'ingérence dans la possibilité de passage de la société requérante ne saurait, d'emblée, être tenue pour excessive. La Commission constate que le but poursuivi par l'adoption des mesures dénoncées par la société requérante, à savoir l'amélioration de la route en question tendant à assurer la sécurité routière, était légitime et a tenu compte de la nécessité de ménager un juste équilibre entre les intérêts généraux de la communauté et le droit de passage des propriétaires en général et de la société requérante en particulier. Elle estime que l'on ne saurait tenir ces mesures pour inappropriées ou disproportionnées. Dès lors, les exigences du second alinéa de l'article 1er du Protocole N° 1 (P1-1) n'ont pas été méconnues. Il s'ensuit que, sur ce point, la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée conformément à l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
b) Pour ce qui est de la procédure tentant d'empêcher la continuation des travaux sur ladite route (interdicto de obra nueva, procédure 94/90), la Commission observe que, suite aux mesures d'instruction ordonnées par le juge d'instruction de Martorell dans le cadre de la procédure pénale, le juge d'instance de Martorell décida, en date du 20 novembre 1990, de surseoir à l'exécution des décisions (providencias) adoptées par ce même juge les 2 mars et 10 avril 1990. La Commission note que le juge d'instance de Martorell n'a jamais statué sur l'action possessoire (interdicto de obra nueva) qui lui avait été soumise par la société requérante, sa dernière décision en date du 20 novembre 1990 se limitant à laisser provisoirement sans effet les décisions (providencias) des 2 mars 1990 et 10 avril 1990. Or, dans la mesure où aucune contestation sur les droits et obligations de caractère civil de la société requérante n'a été décidée, la Commission estime que cette partie de la requête est manifestement mal fondée est doit être rejetée conformément à l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Il s'ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée pour défaut manifeste de fondement conformément à l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE. Le Secrétaire de la Le Président de la Deuxième Chambre Deuxième Chambre (K. ROGGE) (H. DANELIUS)