SUR LA RECEVABILITÉ de la requête No 20907/92 présentée par Jan DE NUL (S.A. ONDERNEMINGEN) contre la Belgique La Commission européenne des Droits de l'Homme (Deuxième Chambre), siégeant en chambre du conseil le 2 mars 1994 en présence de MM. S. TRECHSEL, Président H. DANELIUS G. JÖRUNDSSON J.-C. SOYER H.G. SCHERMERS Mme G.H. THUNE MM. F. MARTINEZ L. LOUCAIDES J.-C. GEUS M.A. NOWICKI I. CABRAL BARRETO J. MUCHA D. SVÁBY M. K. ROGGE, Secrétaire de la Chambre ; Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 31 août 1992 par Jan DE NUL contre la Belgique et enregistrée le 5 novembre 1992 sous le No de dossier 20907/92 ; Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la Commission ; Après avoir délibéré, Rend la décision suivante :
EN FAIT
I. Circonstances particulières de l'affaire Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suite : La requérante est une société anonyme, ayant son siège à Hofstade - Aalst. Devant la Commission elle est représentée par Me M. Denys, avocat au barreau de Bruxelles.
1. Le 22 décembre 1966, l'Etat belge conclut un accord avec la Société intercommunale de transport d'Anvers (MIVA) afin de construire un réseau d'infrastructure permettant d'améliorer le transport communal dans la région d'Anvers. La décision fut prise de construire un prémétro. La MIVA se vit confier la tâche de contrôle général des études de construction et de l'exécution des travaux. L'Etat belge demeura uniquement compétent pour décider quelle suite donner à toute procédure d'attribution du marché. Le 9 septembre 1976, la MIVA organisa un appel d'offres pour la construction d'une partie du trajet du prémétro d'Anvers, qui fut adjugé à l'association momentanée M., composée de deux sociétés belges et d'une société allemande. Dans le cadre de la construction d'une deuxième partie du trajet du prémétro, qui consistait dans la construction d'un tunnel sous des maisons ou à proximité de maisons et demandait l'utilisation d'une technique particulière, la MIVA conseilla au ministre des transports, en application de l'article 17 par. 2, 4° de la loi du 14 juillet 1976, d'attribuer de gré à gré l'exécution de ces travaux à l'association momentanée M. Le ministre des transports suivit cet avis, estimant en outre que ceci était justifié, vu que les travaux demandaient, pour des raisons de sécurité, d'être effectués par des techniciens expérimentés utilisant des techniques et outils éprouvés, et que l'entreprise M. était la seule entreprise connaissant suffisamment le sous-sol anversois et disposant de l'outillage et du savoir-faire appropriés. Pour ces raisons particulières, le ministre était d'avis que la procédure suivie, notamment l'attribution de gré à gré, n'enfreignait aucune disposition légale applicable en la matière. Suite à l'approbation du ministre des transports, le 31 octobre 1980, la MIVA attribua de gré à gré les travaux à l'entreprise M. Le 18 décembre 1980, la requérante introduisit un recours en annulation au Conseil d'Etat contre trois décisions administratives relatives à l'attribution de gré à gré de ce marché. Il s'agit de la décision du ministre des transports de choisir la procédure de gré à gré pour attribuer les travaux de la deuxième partie du prémétro, de la décision du ministre des transports d'attribuer ce marché à l'association momentanée M. et de la décision du comité du budget d'approuver les décisions précitées. La requérante s'estimait lésée puisqu'en l'absence de procédure d'adjudication ou d'appel d'offres, il lui était impossible de faire une offre ou d'obtenir éventuellement le contrat. Le 28 mai 1982, l'entreprise M. introduisit une demande en intervention, qui fut déclarée recevable le 11 juin 1982. Le rapport de l'auditorat fut notifié aux parties le 14 juillet 1988. Après l'échange des derniers mémoires, la cause fut fixée le 22 octobre 1991. L'arrêt rejetant la demande fut rendu le 5 novembre 1991 et notifié aux parties le 4 mars 1992. La requérante contesta, entre autres, l'applicabilité de l'article 17 par. 2, 4° de la loi du 14 juillet 1976. Elle estima qu'il ressortait de l'appel d'offres ainsi de l'exécution de la première partie des travaux, que les travaux en question ne devraient pas nécessairement être confiés à une entreprise déterminée, particulièrement spécialisée et expérimentée. Elle demanda subsidiairement la désignation d'un expert afin de vérifier si, en se procurant et en utilisant l'outillage requis pour exécuter les travaux litigieux, elle aurait pu les effectuer et ainsi obtenir le contrat. Le Conseil d'Etat fonda le rejet des moyens en se référant, entre autres, aux raisons invoquées par le ministre des transports pour justifier l'attribution des travaux. Il estima également que dans ses critiques techniques la requérante ne mit pratiquement pas en doute, voir même pas du tout, l'expérience unique qu'avait acquise l'entreprise M., ni la spécificité de son outillage.
2. Le 25 octobre 1982, la MIVA proposa d'attribuer de gré à gré le marché pour la construction d'une troisième partie du trajet du prémétro à l'entreprise M. Le 19 décembre 1983, le ministre des transports se déclara d'accord pour attribuer de gré à gré le contrat à l'entreprise M. Cette décision fut basée sur les mêmes arguments que ceux ayant motivé l'attribution de la deuxième tranche des travaux du prémétro, mais aussi sur le fait que l'entreprise M. disposait déjà d'un chantier installé à l'endroit où les travaux envisagés pour la nouvelle partie du trajet devraient commencer. Le 20 avril 1984, la requérante forma un recours en annulation contre trois décisions administratives relatives à l'attribution de gré à gré de ces travaux. Il s'agit de la décision du ministre des transports de choisir la procédure de gré à gré pour attribuer les travaux de la troisième partie du trajet du prémétro, de la décision du ministre des transports d'attribuer ce marché à l'association momentanée M. et de la décision du comité ministériel pour la coordination économique et sociale d'approuver les décisions précitées. Le rapport de l'auditeur fut notifié aux parties le 20 juin 1988. Après échange des derniers mémoires, l'affaire fut fixée au 22 octobre 1991. L'arrêt rejetant le recours fut rendu le 5 novembre 1991 et notifié aux parties le 4 mars 1992. Le Conseil d'Etat, constatant que, sur le fond, cette affaire était identique à l'affaire précédente jugée le 5 novembre 1991 et que le requérant invoquait les mêmes arguments, basa le rejet sur les mêmes motivations que celles de l'arrêt antérieur.
II. Législation et jurisprudence concernées
A) La loi du 14 juillet 1976 relative aux marchés publics de travaux, de fourniture et de services stipule à son article 9 alinéa premier que : "Les marchés sont passés par adjudication ou sur appel d'offres, au choix de l'autorité compétente. Ils ne peuvent être passés de gré à gré que dans les cas énumérés par l'article 17 de la présente loi." En vertu des articles 11 et 13 par. 2 de la loi, l'adjudication et l'appel d'offres peuvent être soit généraux soit restreints. Dans ce dernier cas, l'autorité choisit librement les entrepreneurs qu'elle consulte. L'article 17 par. 2, 4° de cette loi se lit comme suit : "Il peut être traité de gré à gré : (...) 4° pour les ouvrages et objets d'art ou de précision dont l'exécution ne peut être confiée qu'à des artistes ou techniciens éprouvés ; " L'article 12 par. 1 de la loi prévoit qu'en cas d'adjudication, "lorsque l'autorité compétente décide d'attribuer le marché, celui-ci doit être confié au soumissionnaire qui a remis la soumission régulière la plus basse, sous peine de dommages-intérêts fixés à 10 % du montant de cette soumission."
B) Jurisprudence du Conseil d'Etat sur sa compétence pour connaître de litiges relatifs à des marchés publics. En ce qui concerne sa compétence pour connaître de litiges relatifs aux contrats conclus par des autorités administratives, le Conseil d'Etat fait une distinction entre les litiges concernant les droits et obligations résultant du contrat conclu et ceux concernant les actes unilatéraux administratifs pris par l'autorité administrative. Bien que ces derniers actes précèdent le contrat et en soient un préalable obligatoire, ils en sont détachables (théorie de l'acte détachable). Le Conseil d'Etat, juridiction administrative, se limite à prendre connaissance des recours en annulation dirigés contre les actes détachables. Toute contestation relative aux droits et obligations résultant du contrat conclu par une autorité administrative (par exemple validité, interprétation, exécution du contrat) échappe à sa juridiction et est du ressort de la compétence exclusive du juge civil. En matière de marchés publics, le Conseil d'Etat juge que, conformément à la théorie des actes détachables, les actes suivants peuvent être attaqués devant lui : l'acte par lequel l'autorité compétente clôture la procédure d'adjudication en attribuant le marché à un entrepreneur déterminé, la décision préalable de choisir le mode d'attribution du marché, l'acte portant la décision d'avoir recours à une nouvelle procédure d'adjudication et l'acte de l'autorité de tutelle approuvant, refusant l'approbation ou annulant la décision d'attribution. L'annulation de l'acte détachable est dépourvue de conséquences sur la validité du contrat conclu par l'autorité administrative. Le contrat devra être exécuté intégralement par les parties. Le Conseil d'Etat ne peut en aucun cas allouer des dommages et intérêts. Néamoins, en cas d'annulation d'une décision administrative, la réparation des dommages causés peut être obtenue par le biais d'une action en responsabilité intentée devant le juge civil. Il appartient dès lors au requérant de prouver l'existence d'une faute, d'un dommage ainsi que d'un lien de causalité entre la faute et le dommage.
GRIEFS La requérante se plaint, vu la durée des deux recours qu'elle avait introduits devant le Conseil d'Etat, d'une violation de l'article 6 par. 1 de la Convention, garantissant le droit de toute personne à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable par un tribunal qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. Les deux procédures en question ont, en effet, duré respectivement 11 et 7 ans.
EN DROIT Invoquant l'article 6 par 1 (art. 6-1) de la Convention, la requérante se plaint de ce que le Conseil d'Etat n'a pas examiné dans un délai raisonnable ses deux recours en annulation relatifs à des décisions attribuant un marché public selon la procédures de gré à gré. Les deux procédures ont duré respectivement 11 et 7 ans. L'article 6 par 1 (art. 6-1) de la Convention se lit ainsi : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. .... " La Commission rappelle la jurisprudence constante de la Cour européenne des Droits de l'Homme confirmant l'autonomie des notions "contestations sur ses droits ... de caractère civil" (par exemple Cour eur. D.H., arrêt König du 28 juin 1978, série A n° 27, p. 29, par. 89). Elle note également que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention ne vise pas à créer de nouveaux droits substantiels dépourvus de fondement légal dans l'Etat considéré, mais à fournir une protection procédurale aux droits reconnus en droit interne. Dans son arrêt W. c/ Royaume-Uni (8 juillet 1987, série A n° 121, p. 32, par. 73) la Cour souligne que "l'article 6 par. 1 (art. 6-1) régit uniquement les 'contestations' relatives à des 'droits et obligations' - de caractère civil - que l'on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne ; il n'assure par lui-même aux droits et obligations (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l'ordre juridique des Etats contractants." La Commission constate qu'en matière de travaux publics, personne ne saurait faire valoir un "droit" à ce que les autorités publiques fassent réaliser une infrastructure déterminée. Il relève des pouvoirs discrétionnaires des autorités publiques de prendre une telle décision. L'article 9, alinéa premier, de la loi du 14 juillet 1976 relative aux marchés publics de travaux, de fourniture et de services dispose que : " Les marchés sont passés par adjudication ou sur appel d'offres, au choix de l'autorité compétente. Ils ne peuvent être passés de gré à gré que dans les cas énumérés par l'article 17 de la présente loi." La Commission constate qu'en vertu de cette disposition aucun entrepreneur ne saurait faire valoir un "droit " à ce que le marché soit attribué d'une manière déterminée. En vertu des articles 11 et 13 par. 2 de la loi précitée, l'adjudication et l'appel d'offres peuvent être soit généraux soit restreints. Dans ce dernier cas, l'autorité choisit librement les entrepreneurs qu'elle consulte. La Commission en conclut que la requérante ne saurait dès lors pas non plus prétendre avoir un "droit" à soumissionner. La Commission constate que le marché litigieux fut attribué selon la procédure de gré à gré, sur la base de l'article 17 par. 2, 4° de la loi susmentionnée. Cette disposition se lit comme suit : "Il peut être traité de gré à gré : (...) 4° pour les ouvrages et objets d'art ou de précision dont l'exécution ne peut être confiée qu'à des artistes ou techniciens éprouvés ; " La Commission estime que sur la base de cette disposition la requérante ne saurait prétendre avoir un droit à l'attribution de gré à gré du marché litigieux qu'à la condition d'être en mesure de démontrer qu'elle remplissait les conditions posées par cette disposition. Or, à la lecture des deux arrêts du Conseil d'Etat, il apparaît que la requérante n'a pas démontré qu'elle avait déjà réalisé des travaux similaires à ceux qu'impliquait le marché litigieux, ni qu'elle disposait de l'outillage nécessaire et du savoir-faire appropriés pour effectuer les travaux. La Commission en conclut qu'à aucun moment, la requérante n'a pu prétendre de manière plausible qu'elle était titulaire d'un droit. Il s'ensuit que la requête est incompatible ratione materiae avec la Convention et doit être rejetée conformément à l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ces motifs, la Commission, à la majorité, DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE. Le Secrétaire de la Le Président de la Deuxième Chambre Deuxième Chambre (K. ROGGE) (S. TRECHSEL)