ARRÊT DU TRIBUNAL (grande chambre)
2 octobre 2024 ( *1 )
« Politique étrangère et de sécurité commune – Mesures restrictives prises eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine – Interdiction de fournir des services de conseil juridique au gouvernement russe et aux entités établies en Russie – Mission fondamentale des avocats dans une société démocratique – Droit des avocats de fournir des services de conseil juridique – Droit de se faire conseiller par un avocat – Articles 7, 47 et article 52, paragraphe 2, de la charte des
droits fondamentaux – Indépendance de l’avocat – État de droit – Proportionnalité – Sécurité juridique »
Dans l’affaire T‑797/22,
Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles, établi à Bruxelles (Belgique), et les autres parties requérantes dont les noms figurent en annexe ( 1 ), représentés par Mes P. de Bandt, T. Ghysels, T. Bontinck et A. Guillerme, avocats,
parties requérantes,
soutenu par
Bundesrechtsanwaltskammer, établie à Berlin (Allemagne), représentée par Mes J.-P. Buyle, D. Van Gerven et N. Azizollahoff, avocats,
et par
Ordre des avocats de Genève, établi à Genève (Suisse), représenté par Me F. Zimeray, avocat,
parties intervenantes,
contre
Conseil de l’Union européenne, représenté par M. V. Piessevaux et Mme S. Lejeune, en qualité d’agents,
partie défenderesse,
soutenu par
République d’Estonie, représentée par Mme M. Kriisa, en qualité d’agent,
par
Commission européenne, représentée par MM. J.-F. Brakeland, C. Giolito, Mmes M. Carpus Carcea et C. Georgieva, en qualité d’agents,
et par
Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, représenté par MM. F. Hoffmeister, L. Havas et Mme M. Almeida Veiga, en qualité d’agents,
parties intervenantes,
LE TRIBUNAL (grande chambre),
composé de MM. M. van der Woude, président, S. Papasavvas, R. da Silva Passos, A. Kornezov, L. Truchot, S. Gervasoni (rapporteur), Mme N. Półtorak, MM. P. Nihoul, U. Öberg, C. Mac Eochaidh, Mme T. Pynnä, M. J. Martín y Pérez de Nanclares, Mme M. Brkan, MM. P. Zilgalvis et I. Gâlea, juges,
greffier : M. V. Di Bucci,
vu la phase écrite de la procédure, notamment :
– la requête déposée au greffe du Tribunal le 26 décembre 2022,
– les mémoires en intervention déposés au greffe du Tribunal par la Commission, par le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, par la République d’Estonie, par la Bundesrechtsanwaltskammer et par l’Ordre des avocats de Genève, respectivement, le 4 mai, le 12 mai, le 22 juin, le 25 juillet et le 21 août 2023,
– le mémoire en adaptation de la requête déposé au greffe du Tribunal le 5 mai 2023,
– la question écrite du Tribunal aux requérants et leur réponse à cette question déposée au greffe du Tribunal le 27 février 2024,
à la suite de l’audience commune du 12 mars 2024,
rend le présent
Arrêt
1 Par leur recours, fondé sur l’article 263 TFUE, les requérants, l’Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles et les autres personnes physiques et morales dont les noms figurent en annexe, demandent l’annulation, premièrement, de l’article 1er, point 12, du règlement (UE) 2022/1904 du Conseil, du 6 octobre 2022, modifiant le règlement (UE) no 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2022, L 259 I, p. 3), en
tant qu’il remplace et modifie l’article 5 quindecies, paragraphes 2 et 4 à 12, du règlement (UE) no 833/2014 du Conseil, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 1), en ce qui concerne les services de conseil juridique, deuxièmement, de l’article 1er, point 13, du règlement (UE) 2022/2474 du Conseil, du 16 décembre 2022, modifiant le règlement no 833/2014 (JO 2022, L 322 I, p. 1), en tant
qu’il remplace et modifie l’article 5 quindecies, paragraphes 2 et 4 à 11, du règlement no 833/2014 en ce qui concerne les services de conseil juridique, et, troisièmement, de l’article 1er, point 13, du règlement (UE) 2023/427 du Conseil, du 25 février 2023, modifiant le règlement no 833/2014 (JO 2023, L 59 I, p. 6), en tant qu’il insère un article 12 ter, paragraphe 2 bis, dans le règlement no 833/2014 en ce qui concerne les services de conseil juridique.
I. Antécédents du litige
2 Les requérants sont des ordres d’avocats et des avocats belges.
3 En mars 2014, la Fédération de Russie a illégalement annexé la République autonome de Crimée, ainsi que la ville de Sébastopol (Ukraine), et elle mène depuis lors des actions de déstabilisation continues dans l’est de l’Ukraine. En réponse à ces agissements, l’Union européenne a instauré des mesures restrictives eu égard aux actions de la Fédération de Russie compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, ainsi que des mesures restrictives en
réaction à l’annexion illégale de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol par la Fédération de Russie.
4 Le 17 mars 2014, ont ainsi été adoptés la décision 2014/145/PESC du Conseil concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 16), et le règlement (UE) no 269/2014 du Conseil concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine (JO 2014, L 78, p. 6).
5 Par la suite, la décision 2014/512/PESC du Conseil, du 31 juillet 2014, concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine (JO 2014, L 229, p. 13), a été adoptée pour introduire des mesures restrictives ciblées dans les domaines de l’accès aux marchés des capitaux, de la défense, des biens à double usage et des technologies sensibles, notamment dans le secteur énergétique. Estimant que ces dernières mesures relevaient du champ d’application
du traité FUE et que leur mise en œuvre nécessitait une action réglementaire à l’échelle de l’Union, le Conseil de l’Union européenne a adopté le règlement no 833/2014, qui contient des dispositions plus détaillées pour donner effet, tant au niveau de l’Union que dans les États membres, aux prescriptions de la décision 2014/512.
6 Le 15 février 2022, la Gosudarstvennaya Duma Federal’nogo Sobrania Rossiskoï Federatsii (Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie) a voté en faveur de l’envoi d’une résolution demandant au président de la Fédération de Russie de reconnaître les parties de l’est de l’Ukraine revendiquées par des séparatistes comme étant des États indépendants. Le 21 février 2022, le président de la Fédération de Russie a signé un décret reconnaissant l’indépendance et la souveraineté de la
« République populaire de Donetsk » et de la « République populaire de Lougansk », autoproclamées, et a ordonné le déploiement des forces armées russes dans ces zones. Le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie a annoncé une opération militaire en Ukraine et, le même jour, les forces armées russes ont attaqué l’Ukraine à plusieurs endroits du pays.
7 À la même date, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité a publié une déclaration au nom de l’Union condamnant l’« invasion non provoquée » de l’Ukraine par les forces armées de la Fédération de Russie et a indiqué que la riposte de l’Union comprendrait des mesures restrictives à la fois sectorielles et individuelles. Dans ses conclusions adoptées lors de sa réunion extraordinaire du même jour, le Conseil européen a condamné avec la plus grande
fermeté cette « agression non provoquée et injustifiée », en estimant que, par ses actions militaires illégales, dont elle devrait répondre, la Fédération de Russie violait de façon flagrante le droit international et les principes de la charte des Nations unies et portait atteinte à la sécurité et à la stabilité européennes et mondiales.
8 Dans ses conclusions des 23 et 24 juin 2022, le Conseil européen a déclaré que les travaux sur les « sanctions » se poursuivraient, notamment pour renforcer leur mise en œuvre et empêcher qu’elles ne soient contournées.
9 Le 21 septembre 2022, la Fédération de Russie a décidé d’intensifier encore son agression contre l’Ukraine en soutenant l’organisation de « référendums » illégaux dans les parties des régions de Donetsk, de Kherson, de Louhansk et de Zaporijjia occupées par la Russie, en annonçant une mobilisation en Russie et par de nouvelles menaces de recourir à des armes de destruction massive. À la suite de ces « référendums », le président de la Fédération de Russie a officialisé l’annexion, par la Russie,
des régions ukrainiennes de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijjia et de Kherson.
10 Le 30 septembre 2022, les membres du Conseil européen ont adopté une déclaration condamnant l’annexion illégale par la Russie des régions ukrainiennes de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijjia et de Kherson et affirmant que la Russie mettait en péril la sécurité mondiale. Les membres du Conseil européen ont déclaré qu’ils renforceraient leurs mesures restrictives en réponse aux actions illégales de la Russie et intensifieraient encore la pression exercée sur la Russie pour qu’elle mette un terme à
sa guerre d’agression.
11 Le 6 octobre 2022, le Conseil a adopté la décision (PESC) 2022/1909 modifiant la décision 2014/512 (JO 2022, L 259 I, p. 122). À cette même date, le Conseil a, sur le fondement de l’article 215 TFUE, adopté le règlement 2022/1904.
12 Le considérant 19 du règlement 2022/1904 délimite les services de conseil juridique prohibés par ce même règlement comme suit :
« [L]a décision (PESC) 2022/1909 étend l’interdiction actuelle de fournir certains services à la Fédération de Russie en interdisant la fourniture de services d’architecture et d’ingénierie ainsi que de services de conseil informatique et de conseil juridique […] Les “services de conseil juridique” couvrent la fourniture de conseils juridiques aux clients en matière gracieuse, y compris les transactions commerciales, impliquant une application ou une interprétation du droit ; la participation à
des opérations commerciales, à des négociations et à d’autres transactions avec des tiers, avec des clients ou pour le compte de ceux-ci ; et la préparation, l’exécution et la vérification des documents juridiques. Les “services de conseil juridique” ne comprennent pas la représentation, les conseils, la préparation de documents ou la vérification des documents dans le cadre des services de représentation juridique, à savoir dans des affaires ou des procédures devant des organes administratifs,
des cours ou d’autres tribunaux officiels dûment constitués, ou dans des procédures d’arbitrage et de médiation. »
13 L’article 1er, point 12, du règlement 2022/1904 a inséré un nouvel article 5 quindecies dans le règlement no 833/2014, remplaçant l’ancien, et prévoyant, notamment, une interdiction de fournir des services de conseil juridique (ci-après l’« interdiction litigieuse ») dans les termes suivants :
« 2. Il est interdit de fournir, directement ou indirectement, des services d’architecture et d’ingénierie, des services de conseil juridique et des services de conseil informatique :
a) au gouvernement russe ; ou
b) à des personnes morales, des entités ou des organismes établis en Russie.
[…]
4. Le paragraphe 2 ne s’applique pas à la prestation de services strictement nécessaires à la résiliation avant le 8 janvier 2023 de contrats non conformes au présent article conclus avant le 7 octobre 2022 ou de contrats accessoires nécessaires à l’exécution de ces contrats.
5. Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas à la prestation de services qui sont strictement nécessaires à l’exercice des droits de la défense dans le cadre d’une procédure judiciaire et du droit à un recours effectif.
6. Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas à la prestation de services qui sont strictement nécessaires pour garantir l’accès aux procédures judiciaires, administratives ou d’arbitrage dans un État membre, ou pour la reconnaissance ou l’exécution d’un jugement ou d’une sentence arbitrale rendu dans un État membre, à condition qu’une telle prestation de services soit compatible avec les objectifs du présent règlement et du règlement [...] no 269/2014 du Conseil.
7. Les paragraphes 1 et 2 ne s’appliquent pas à la fourniture de services destinés à l’usage exclusif de personnes morales, d’entités ou d’organismes établis en Russie qui sont détenus, ou contrôlés exclusivement ou conjointement, par une personne morale, une entité ou un organisme établi ou constitué selon le droit d’un État membre, d’un pays membre de l’Espace économique européen, de la Suisse ou d’un pays partenaire énuméré à l’annexe VIII.
8. Le paragraphe 2 ne s’applique pas à la prestation de services qui sont nécessaires à des urgences de santé publique, à la prévention ou à l’atténuation à titre urgent d’un événement susceptible d’avoir des effets graves et importants sur la santé et la sécurité humaines ou sur l’environnement, ou en réaction à des catastrophes naturelles.
9. Le paragraphe 2 ne s’applique pas à la fourniture de services nécessaires aux mises à jour de logiciels à des fins non militaires ou pour un utilisateur final non militaire, autorisée par l’article 2, paragraphe 3, point d), et l’article 2 bis, paragraphe 3, point d)[,] en liaison avec les biens énumérés à l’annexe VII.
10. Par dérogation aux paragraphes 1 et 2, les autorités compétentes peuvent autoriser les services qui y sont visés, dans les conditions qu’elles jugent appropriées, après avoir établi que cela est nécessaire :
a) à des fins humanitaires, telles que l’acheminement d’une assistance ou la facilitation de cet acheminement, y compris en ce qui concerne les fournitures médicales et les denrées alimentaires ou le transfert de travailleurs humanitaires et de l’aide connexe, ou à des fins d’évacuation ;
b) à des activités de la société civile qui promeuvent directement la démocratie, les droits de l’homme ou l’État de droit en Russie ; ou
c) au fonctionnement des représentations diplomatiques et consulaires de l’Union et des États membres ou des pays partenaires en Russie, y compris les délégations, les ambassades et les missions, ou les organisations internationales en Russie jouissant d’immunités conformément au droit international.
11. Par dérogation aux paragraphes 1 et 2, les autorités compétentes peuvent autoriser les services qui y sont visés, dans les conditions qu’elles jugent appropriées, après avoir établi que cela est nécessaire :
a) pour assurer un approvisionnement énergétique critique dans l’Union et à l’achat, à l’importation ou au transport dans l’Union de titane, d’aluminium, de cuivre, de nickel, de palladium et de minerai de fer ;
b) pour assurer le fonctionnement continu d’infrastructures, de matériels et de logiciels qui sont critiques pour la santé et la sécurité humaines ou pour la sécurité de l’environnement ;
c) à l’établissement, à l’exploitation, à l’entretien, à l’approvisionnement en combustible et au retraitement du combustible et à la sûreté des capacités nucléaires civiles, et à la poursuite de la conception, de la construction et de la mise en service exigées pour la réalisation d’installations nucléaires civiles, à la fourniture de matériaux précurseurs pour la production de radio-isotopes médicaux et d’applications médicales similaires, ou de technologies critiques pour la surveillance des
rayonnements dans l’environnement, ainsi que pour une coopération nucléaire civile, en particulier dans le domaine de la recherche et du développement ; ou
d) à la fourniture, par les opérateurs de télécommunications de l’Union, de services de communications électroniques nécessaires au fonctionnement, à l’entretien et à la sécurité, y compris la cybersécurité, des services de communications électroniques, en Russie, en Ukraine, dans l’Union, entre la Russie et l’Union, et entre l’Ukraine et l’Union, ainsi qu’aux services de centres de données dans l’Union.
12. L’État membre concerné informe les autres États membres et la Commission de toute autorisation accordée en vertu des paragraphes 10 et 11 dans un délai de deux semaines suivant l’autorisation. »
14 Le 16 décembre 2022, le Conseil a adopté la décision (PESC) 2022/2478 modifiant la décision 2014/512 (JO 2022, L 322 I, p. 614), et, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement 2022/2474.
15 L’article 1er, point 13, du règlement 2022/2474 a, pour ce qui concerne l’interdiction de fournir des services de conseil juridique, modifié l’article 5 quindecies du règlement no 833/2014 sur un plan uniquement formel. L’article 5 quindecies, paragraphe 10, du règlement no 833/2014 a ainsi opéré une fusion des anciens paragraphes 10 et 11 de ce même règlement, sans que le contenu normatif de ces paragraphes ait été modifié.
16 Le 25 février 2023, le Conseil a adopté la décision (PESC) 2023/434 modifiant la décision 2014/512 (JO 2023, L 59 I, p. 593), et, sur le fondement de l’article 215 TFUE, le règlement 2023/427.
17 Le règlement 2023/427 n’a pas modifié le libellé de l’article 5 quindecies du règlement no 833/2014. Toutefois, l’article 1er, point 13, du règlement 2023/427 a introduit une nouvelle dérogation à l’interdiction litigieuse, par l’intermédiaire d’un nouveau paragraphe 2 bis, inséré au sein de l’article 12 ter du règlement no 833/2014 et libellé comme suit :
« 2 bis. Par dérogation à l’article 5 quindecies [du règlement no 833/2014], les autorités compétentes peuvent autoriser la poursuite de la fourniture des services qui y sont énumérés jusqu’au 31 décembre 2023, lorsque la fourniture de ces services est strictement nécessaire à la cession d’actifs en Russie ou à la liquidation d’activités en Russie, pour autant que les conditions suivantes soient remplies :
a) ces services sont fournis aux personnes morales, entités ou organismes résultant de la cession, et à leur bénéfice exclusif ; et
b) les autorités compétentes statuant sur les demandes d’autorisation n’ont pas de motifs raisonnables de croire que les services pourraient être fournis, directement ou indirectement, au gouvernement russe ou à un utilisateur final militaire ou faire l’objet d’une utilisation finale militaire en Russie. »
II. Conclusions des parties
18 Les requérants, soutenus par la Bundesrechtsanwaltskammer et l’Ordre des avocats de Genève, concluent à ce qu’il plaise au Tribunal :
– annuler l’article 1er, point 12, du règlement 2022/1904 en ce qu’il remplace et modifie l’article 5 quindecies, paragraphes 2 et 4 à 12, du règlement no 833/2014 pour ce qui concerne les services de conseil juridique, l’article 1er, point 13, du règlement 2022/2474 en ce qu’il remplace et modifie l’article 5 quindecies, paragraphes 2 et 4 à 11, du règlement no 833/2014 pour ce qui concerne les services de conseil juridique et l’article 1er, point 13, du règlement 2023/427 en ce qu’il insère un
article 12 ter, paragraphe 2 bis, dans le règlement no 833/2014 pour ce qui concerne les services de conseil juridique ;
– condamner le Conseil aux dépens.
19 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, par la Commission européenne et par le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, conclut, en substance, à ce qu’il plaise au Tribunal :
– rejeter le recours comme étant irrecevable en ce qu’il tend à l’annulation de l’article 5 quindecies, paragraphe 10, et de l’article 12 ter, paragraphe 2 bis, du règlement no 833/2014 (ci-après les « dispositions d’exemption ») ;
– rejeter le recours comme étant non fondé ;
– condamner les requérants aux dépens.
20 La République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité concluent, en outre, à ce qu’il plaise au Tribunal de rejeter le recours comme étant intégralement irrecevable.
III. En droit
A. Sur la recevabilité
21 Le Conseil considère que le recours est recevable en ce qu’il vise l’article 5 quindecies, paragraphes 2, 4 à 9 et 11, du règlement no 833/2014. En revanche, il conteste la recevabilité du recours en ce que celui-ci tend à l’annulation des dispositions d’exemption. Seuls la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité considèrent que le recours est irrecevable dans son intégralité.
22 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, par la Commission et par le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, estime, en outre, que le mémoire en adaptation déposé par les requérants pour contester la légalité de l’article 12 ter, paragraphe 2 bis, du règlement no 833/2014, introduit par le règlement 2023/427, est irrecevable.
23 Il y a lieu de rappeler que le juge de l’Union est en droit d’apprécier, selon les circonstances de chaque espèce, si une bonne administration de la justice justifie de rejeter au fond le recours, sans statuer préalablement sur sa recevabilité (voir, en ce sens, arrêt du 26 février 2002, Conseil/Boehringer, C‑23/00 P, EU:C:2002:118, point 52).
24 Dans les circonstances du cas d’espèce, et dans un souci d’économie de la procédure, il y a lieu d’examiner au fond le recours, sans statuer préalablement sur la recevabilité de celui-ci, le recours étant, en tout état de cause et pour les motifs exposés ci-après, dépourvu de fondement.
B. Sur le fond
25 À l’appui de leur recours, les requérants soulèvent trois moyens, tirés, en substance, le premier, d’une violation des articles 7, 47 et de l’article 52, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), le deuxième, d’une ingérence dans l’indépendance de l’avocat et dans les valeurs de l’État de droit ainsi que d’une violation du principe de proportionnalité et, le troisième, d’une violation du principe de sécurité juridique.
1. Sur le premier moyen, tiré de la violation des articles 7, 47 et de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte
26 Le premier moyen est subdivisé en trois branches concernant la violation de la Charte, lesquelles sont examinées ci-après.
27 Par les première et deuxième branches, les requérants, soutenus par la Bundesrechtsanwaltskammer et par l’Ordre des avocats de Genève, estiment que l’interdiction litigieuse entraîne, d’une part, une violation du droit fondamental d’accès aux conseils juridiques d’un avocat et, d’autre part, une ingérence dans le secret professionnel de l’avocat. L’interdiction litigieuse méconnaîtrait ainsi les articles 7 et 47 de la Charte.
28 Par la troisième branche, les requérants, soutenus par la Bundesrechtsanwaltskammer et par l’Ordre des avocats de Genève, font valoir que les ingérences induites par l’interdiction litigieuse dans les droits garantis par la Charte ne sont pas susceptibles d’être justifiées au sens de l’article 52, paragraphe 1, de cette même Charte.
29 Cette troisième branche est examinée dans le cadre de la réponse apportée par le Tribunal aux première et deuxième branches.
a) Sur la première branche, tirée de la violation du droit de s’adresser à un avocat pour obtenir des conseils juridiques
30 La première branche du premier moyen est subdivisée en deux griefs. Le premier grief est tiré d’une violation de l’article 47 de la Charte. Le second grief est tiré d’une violation de l’article 7 de la Charte. Selon les requérants, en effet, ces deux articles fondent un droit fondamental d’accès aux conseils juridiques d’un avocat, qui serait garanti à toute personne tant en matière contentieuse qu’en matière non contentieuse.
31 Les requérants, soutenus par la Bundesrechtsanwaltskammer et l’Ordre des avocats de Genève, font valoir que le droit de demander des conseils juridiques est indissociable du droit d’accès à un avocat dans le cadre d’une procédure judiciaire ou administrative. En outre, le droit de s’adresser à un avocat, y compris pour obtenir un avis juridique et voir sa situation juridique évaluée, serait reconnu dans l’ensemble des États membres et serait une activité essentielle dans un État de droit. Les
requérants se prévalent de la jurisprudence de la Cour et de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») pour faire valoir l’existence d’un droit de s’adresser à un avocat pour obtenir des avis juridiques, même en dehors de la mission de représentation en justice d’un client.
32 La protection octroyée par l’article 7 de la Charte s’appliquerait aussi en dehors de toute procédure contentieuse. De même, la distinction opérée par le Conseil, selon laquelle les services de conseil juridique nécessaires pour l’exercice du droit à un recours effectif protégé par l’article 47 de la Charte seraient couverts par les exceptions au champ d’application de l’interdiction litigieuse, serait artificielle et inappropriée. Il ne serait pas possible, a priori, de déterminer si un conseil
juridique, avant qu’il ne soit donné au client, est lié à un contentieux futur. Le droit de demander des conseils juridiques pourrait s’avérer indissociable du droit d’accès à un avocat.
33 L’Ordre des avocats de Genève ajoute que, dans les faits, la qualification des conseils juridiques comme relevant d’un contentieux ou comme étant « gracieux » ne pourrait s’effectuer qu’a posteriori. L’enjeu serait plus généralement celui de l’accès au droit, qui serait en l’espèce restreint en raison de l’ambiguïté du libellé de l’interdiction litigieuse, laquelle conduirait en pratique les avocats à se censurer.
34 Les requérants précisent, en outre, que la circonstance selon laquelle les avocats disposent d’un monopole de représentation de leur client en justice ne serait pas de nature à remettre en question l’existence d’un droit fondamental à obtenir des conseils juridiques de la part d’un avocat, y compris en matière non contentieuse. Le droit d’accès à un avocat devrait être considéré comme un ensemble indivisible, englobant tant la mission de défense et de représentation de l’avocat que sa mission de
conseil.
35 Les requérants ajoutent, par ailleurs, que l’interdiction litigieuse ne crée pas une obligation de réserve, mais consiste en une interdiction pure et simple. En tout état de cause, le fait que les avocats soient obligés d’introduire une demande d’autorisation les empêcherait de décider et d’évaluer eux-mêmes les situations relevant du champ d’application des dispositions d’exemption.
36 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, conteste les arguments des requérants.
37 À cet égard, le Tribunal relève que la question soulevée par les requérants par la première branche du présent moyen consiste à déterminer, en substance, si l’application combinée des articles 7 et 47 de la Charte est de nature à fonder l’existence d’un droit fondamental d’accès à un avocat, y compris dans des situations ne présentant aucun lien avec une procédure juridictionnelle. L’interdiction litigieuse s’appliquant aux services de conseil juridique fournis, notamment, par les avocats, en
matière non contentieuse, elle constituerait une ingérence dans le droit fondamental d’accès à un avocat.
38 La réponse à la question ainsi soulevée par les requérants requiert d’examiner la jurisprudence de la Cour relative à l’article 47 de la Charte, d’une part, et à l’article 7 de la Charte, d’autre part, ainsi que celle de la Cour EDH.
39 Conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, qui vise à assurer la cohérence nécessaire entre les droits figurant dans celle-ci et les droits correspondants garantis par la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), sans porter atteinte à l’autonomie du droit de l’Union, le Tribunal doit tenir compte, dans l’interprétation des droits garantis par les articles 7 et 47 de la Charte, des droits
correspondants garantis par l’article 8, paragraphe 1, et par l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, tels qu’interprétés par la Cour EDH, en tant que seuil de protection minimale (voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, point 26 et jurisprudence citée).
40 Pour la Cour, le droit fondamental prévu à l’article 47 de la Charte revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit (arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 51). Le principe de l’État de droit énoncé à l’article 2 TUE exige un accès libre au droit de
l’Union pour toutes les personnes physiques ou morales de l’Union, ainsi que la possibilité, pour les justiciables, de connaître sans ambiguïté leurs droits et leurs obligations (arrêt du 5 mars 2024, Public.Resource.Org et Right to Know/Commission e.a., C‑588/21 P, EU:C:2024:201, point 81).
41 Le droit à un procès équitable comprend, selon l’article 47, deuxième alinéa, deuxième phrase, de la Charte, la possibilité pour toute personne de se faire conseiller, défendre et représenter par un avocat. Ce droit est constitué de divers éléments. Il comprend, notamment, les droits de la défense, le principe de l’égalité des armes, le droit d’accès aux tribunaux et le droit d’accès à un avocat, tant en matière civile qu’en matière pénale (arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a.,
C‑694/20, EU:C:2022:963, point 60).
42 Il convient de relever que l’article 47 de la Charte est intitulé « Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial ». Le troisième alinéa de cet article prévoit une aide juridictionnelle visant à « assurer l’effectivité de l’accès à la justice ». Dans ce contexte, la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter, prévue par le deuxième alinéa de cet article, ne doit être reconnue que s’il existe un lien avec une procédure juridictionnelle (voir, en ce sens, arrêt
du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, point 61).
43 La Cour n’a, en ce sens, reconnu la mission fondamentale des avocats dans un État de droit qu’en tant que ceux-ci concourent au bon fonctionnement de la justice et assurent la protection et la défense des intérêts du client. La Cour a, en effet, souligné que « tout justiciable », c’est-à-dire toute personne désireuse de faire reconnaître et exercer ses droits en justice, devait avoir la possibilité de s’adresser en toute liberté à son avocat, dont la profession même comportait la tâche de donner,
de façon indépendance, des avis juridiques à tous ceux qui en avaient besoin (voir, en ce sens, arrêt du 18 mai 1982, AM & S Europe/Commission, 155/79, EU:C:1982:157, point 18). La Cour a plus largement reconnu la mission des avocats, appelés à fournir, en toute indépendance, et dans l’intérêt supérieur de la justice, l’assistance légale dont le client avait besoin (arrêt du 18 mai 1982, AM & S Europe/Commission, 155/79, EU:C:1982:157, point 24). La Cour a également jugé que, si la mission de
représentation par un avocat devait s’exercer dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, cette mission consistait surtout à protéger et à défendre au mieux les intérêts de son mandant, pour permettre à celui-ci d’exercer son droit à un recours effectif (voir, en ce sens, arrêt du 4 février 2020, Uniwersytet Wrocławski et Pologne/REA, C‑515/17 P et C‑561/17 P, EU:C:2020:73, point 62). L’avocat accomplit ainsi une mission fondamentale dans une société démocratique, à savoir la défense
des justiciables (arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, point 28).
44 L’article 7 de la Charte ne vise pas, à la différence de l’article 47 de celle-ci, à protéger le droit à un recours effectif, mais à protéger la vie privée de toute personne, notamment de ses communications, indépendamment d’un quelconque lien avec une procédure juridictionnelle. C’est de cette disposition que découle la protection du secret professionnel de l’avocat, lequel est, en principe, garanti lorsque l’avocat exerce sa mission de défense ou de représentation en justice des intérêts de son
client ou lorsqu’il donne à toute personne les conseils juridiques que celle-ci sollicite.
45 À cet égard, la Cour EDH a ainsi considéré que la protection du secret professionnel, découlant de l’article 8 de la CEDH, auquel correspond l’article 7 de la Charte, s’étendait aux activités de conseil juridique en général, indépendamment de l’existence d’un contentieux [voir, en ce sens, Cour EDH, 9 avril 2019, Altay c. Turquie (no 2), CE:ECHR:2019:0409JUD001123609, point 49].
46 De même, la Cour a expressément jugé que les personnes qui consultaient un avocat devaient « légitimement avoir confiance dans le fait que leur avocat ne divulguera[it] à personne, sans leur accord, qu’elles le consult[ai]ent », sauf dans des situations exceptionnelles (arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, point 27).
47 La protection du secret professionnel, consacrée à l’article 7 de la Charte, permet, certes, à un avocat d’assurer sa mission de conseil, de défense et de représentation de son client de manière adéquate, aux fins de garantir le droit de celui-ci à un procès équitable consacré par l’article 47 de la Charte (voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, point 60).
48 Il n’en demeure pas moins que la protection garantie à l’article 47 de la Charte et celle garantie à l’article 7 de la Charte n’ont pas la même portée. D’une part, la protection du secret professionnel consacrée par l’article 7 de la Charte est reconnue en l’absence d’un quelconque lien avec une procédure juridictionnelle (voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, points 61 à 65). D’autre part, la Cour n’a pas jugé que cette protection
visait à garantir un droit fondamental d’accéder à un avocat et de bénéficier des conseils juridiques de celui-ci indépendamment de tout lien avec une procédure juridictionnelle, mais qu’elle avait uniquement pour finalité, au regard du droit au respect de la vie privée, de préserver la confidentialité de la correspondance entre l’avocat et son client.
49 Par conséquent, il ne peut pas être déduit de la jurisprudence de la Cour EDH ou de la Cour que les protections garanties aux articles 7 et 47 de la Charte, pris isolément ou ensemble, sont de nature à fonder l’existence d’un droit fondamental pour toute personne d’accéder à un avocat et de bénéficier de ses conseils en dehors d’un contexte contentieux, actuel ou probable.
50 Par ailleurs, au cours de la procédure devant le Tribunal, il n’a pas été établi qu’un tel droit résulterait des traditions constitutionnelles communes aux États membres, au sens de l’article 6, paragraphe 3, TUE.
51 Le droit fondamental d’accéder à un avocat et de bénéficier de ses conseils, consacré par l’article 47 de la Charte, doit par conséquent être reconnu uniquement s’il existe un lien avec une procédure juridictionnelle, qu’une telle procédure soit déjà ouverte ou qu’elle puisse être prévenue ou anticipée, sur la base d’éléments tangibles, à l’occasion de la phase d’évaluation par l’avocat de la situation juridique de son client.
52 En l’espèce, l’interdiction litigieuse énoncée à l’article 5 quindecies, paragraphe 2, du règlement no 833/2014 prohibe la fourniture directe ou indirecte de services de conseil juridique au gouvernement russe et aux personnes morales, aux entités et aux organismes établis en Russie.
53 Selon le considérant 19 du règlement 2022/1904, les services de conseil juridique interdits ne comprennent pas « la représentation, les conseils, la préparation de documents ou la vérification des documents dans le cadre des services de représentation juridique, à savoir dans des affaires ou des procédures devant des organes administratifs, des cours ou d’autres tribunaux officiels dûment constitués, ou dans des procédures d’arbitrage et de médiation ». En revanche, les services de conseil
juridique interdits couvrent « la fourniture de conseils juridiques aux clients en matière gracieuse, y compris les transactions commerciales, impliquant une application ou une interprétation du droit », « la participation à des opérations commerciales, à des négociations et à d’autres transactions avec des tiers, avec des clients ou pour le compte de ceux-ci » et « la préparation, l’exécution et la vérification des documents juridiques ».
54 Bien que le préambule d’un acte de l’Union n’ait pas de valeur juridique contraignante et ne puisse être invoqué pour déroger aux dispositions mêmes de l’acte concerné (arrêt du 19 novembre 1998, Nilsson e.a., C‑162/97, EU:C:1998:554, point 54), le considérant 19 du règlement 2022/1904 permet de clarifier une première délimitation de l’interdiction litigieuse. Il ressort de son libellé que les services de conseil juridique, fournis à l’occasion d’une procédure judiciaire, administrative ou
arbitrale, ne sont pas visés par ladite interdiction.
55 L’article 5 quindecies, paragraphes 5 et 6, du règlement no 833/2014 circonscrit plus précisément la portée de l’interdiction litigieuse, à la lumière du considérant 19 du règlement 2022/1904. Les paragraphes 5 et 6 susmentionnés disposent que l’interdiction litigieuse ne s’applique pas, respectivement, à la prestation de services qui « sont strictement nécessaires à l’exercice des droits de la défense dans le cadre d’une procédure judiciaire et du droit à un recours effectif » et à la prestation
de services qui « sont strictement nécessaires pour garantir l’accès aux procédures judiciaires, administratives ou d’arbitrage dans un État membre, ou pour la reconnaissance ou l’exécution d’un jugement ou d’une sentence arbitrale rendu dans un État membre, à condition qu’une telle prestation de services soit compatible avec les objectifs du présent règlement et du règlement […] no 269/2014 du Conseil ».
56 Il ressort ainsi du libellé de l’article 5 quindecies, paragraphe 6, du règlement no 833/2014, notamment en ce qu’il se réfère aux services de conseil juridique « strictement nécessaires pour garantir l’accès aux procédures judiciaires, administratives ou d’arbitrage », que l’interdiction litigieuse ne s’applique pas aux services de conseil juridique intervenant dès le moment où l’assistance de l’avocat est sollicitée pour l’exercice d’une mission de défense ou de représentation en justice ou
pour l’obtention de conseils sur la manière d’engager ou d’éviter une procédure juridictionnelle (voir, en ce sens et par analogie, arrêt du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a., C‑305/05, EU:C:2007:383, point 34). Il ne s’oppose donc pas à la fourniture des services de conseil juridique qui, à ce stade préliminaire, visent uniquement à évaluer la situation juridique de la personne concernée, dans le seul but de déterminer si une procédure, notamment
juridictionnelle, doit, compte tenu de la situation de cette personne, être écartée ou si, au contraire, elle s’avère probable, voire inévitable. Sans une telle évaluation préliminaire, il ne serait d’ailleurs pas possible, comme l’ont relevé les requérants, de savoir quel pourrait être l’objet de la consultation et de déterminer si le conseil juridique sollicité peut ou non avoir un lien avec une procédure juridictionnelle et relever, par conséquent, du droit fondamental d’accéder à un avocat,
ainsi que cela a été rappelé au point 51 ci-dessus.
57 En revanche, l’interdiction litigieuse s’applique, notamment, lorsque, en matière gracieuse, un avocat assiste un client ou agit au nom et pour le compte de celui-ci dans la préparation ou la réalisation de certaines transactions essentiellement d’ordre financier et commercial. En règle générale, ces activités, en raison de leur nature même, se situent dans un contexte dépourvu de lien avec une procédure juridictionnelle et, partant, se situent en dehors du champ d’application du droit à un
recours effectif et du droit à un procès équitable garantis par l’article 47 de la Charte. À cet égard, lorsqu’un avocat fournit un service juridique à un stade aussi précoce et n’agit pas en tant que défenseur de son client dans un litige, la seule circonstance selon laquelle les conseils de l’avocat ou l’objet de sa consultation peuvent donner lieu à un contentieux à un stade ultérieur ne signifie pas que l’intervention de l’avocat s’est opérée dans le cadre ou aux fins du droit de la défense
de son client (voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, points 63 et 64).
58 Il convient, en outre, de rappeler qu’un acte de l’Union doit être interprété, dans la mesure du possible, d’une manière qui ne remette pas en cause sa validité et en conformité avec l’ensemble du droit primaire et, notamment, avec les dispositions de la Charte. En effet, lorsqu’un texte du droit dérivé de l’Union est susceptible de plus d’une interprétation, il convient de donner la préférence à celle qui rend la disposition conforme au droit primaire plutôt qu’à celle conduisant à constater son
incompatibilité avec celui-ci (voir arrêts du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a., C‑305/05, EU:C:2007:383, point 28 et jurisprudence citée, et du 21 juin 2022, Ligue des droits humains, C‑817/19, EU:C:2022:491, point 86 et jurisprudence citée).
59 Il convient dès lors d’examiner si l’interdiction litigieuse peut être interprétée dans un sens respectueux du droit de se faire conseiller, défendre et représenter par un avocat garanti à l’article 47 de la Charte.
60 Selon les précisions apportées par le Conseil dans ses écritures et lors de l’audience, le critère de stricte nécessité inscrit à l’article 5 quindecies, paragraphes 5 et 6, du règlement no 833/2014 a pour unique objet d’éviter le recours abusif aux exceptions prévues par ces mêmes paragraphes et ne saurait être retenu pour soutenir que ladite interdiction porte atteinte au droit d’accéder à un avocat pour les besoins d’une procédure juridictionnelle.
61 Ainsi que le relève à bon droit le Conseil, le libellé de l’article 5 quindecies, paragraphe 5, du règlement no 833/2014 permet de considérer que les services de conseil juridique relatifs à une procédure précontentieuse, à savoir une procédure administrative, ou à l’étape initiale d’une procédure judiciaire par laquelle les parties devraient nécessairement passer en vertu du droit national applicable échappent à l’interdiction litigieuse.
62 De même, le libellé de l’article 5 quindecies, paragraphe 6, du règlement no 833/2014 ne fait pas obstacle à la conduite d’une évaluation juridique préliminaire concluant à la nécessité, ou à l’absence de nécessité, d’entamer une procédure judiciaire, administrative ou arbitrale, de même qu’à la prestation des services de conseil permettant d’éviter une telle procédure, notamment par l’intermédiaire d’un règlement amiable. Le Conseil souligne, à juste titre, que cette interprétation s’inscrit
logiquement dans la continuité de l’arrêt du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a. (C‑305/05, EU:C:2007:383).
63 Ainsi, l’article 5 quindecies, paragraphes 5 et 6, du règlement no 833/2014 permet à un avocat de procéder à une évaluation préalable de la situation juridique des personnes morales, des entités ou des organismes établis en Russie qui le consultent, dans le but de déterminer si les conseils qui sont sollicités de sa part sont strictement nécessaires pour garantir l’accès, notamment, à une procédure juridictionnelle, afin de prévenir ou d’anticiper une telle procédure ou afin d’en assurer la bonne
conduite si elle est déjà ouverte.
64 D’une part, il résulte de ce qui précède que l’interdiction litigieuse ne méconnaît pas le droit de se faire conseiller, défendre et représenter par un avocat, tel que protégé par l’article 47 de la Charte. D’autre part, l’article 7 de la Charte ne garantissant pas un droit d’accéder à un avocat, que ce soit dans le cadre d’une procédure juridictionnelle ou dans un contexte non contentieux, l’interdiction litigieuse ne saurait être constitutive d’une ingérence dans un droit découlant de cet
article.
65 Par conséquent, la première branche du premier moyen, tirée de la violation des articles 7 et 47 de la Charte, pris isolément ou ensemble, doit être écartée.
66 Aucune ingérence n’ayant été constatée, du fait de l’interdiction litigieuse, dans le droit de se faire conseiller, défendre et représenter par un avocat pour bénéficier de conseils juridiques, garanti par l’article 47 de la Charte, la troisième branche du premier moyen, en ce qu’elle est tirée de ce que ladite interdiction constituerait une telle ingérence, insusceptible d’être justifiée au sens de l’article 52, paragraphe 1, de cette même Charte, doit être écartée.
b) Sur la deuxième branche, tirée d’une ingérence dans le secret professionnel de l’avocat
67 Les requérants, soutenus par la Bundesrechtsanwaltskammer et par l’Ordre des avocats de Genève, estiment que les procédures d’autorisation prévues par les dispositions d’exemption donnent lieu à une ingérence dans le secret professionnel de l’avocat, consacré par l’article 7 de la Charte, par l’article 8 de la CEDH ainsi que par la jurisprudence.
68 En effet, l’avocat qui souhaite demander une autorisation devrait révéler à l’autorité compétente des détails relatifs à son client potentiel et à la nature du conseil demandé. L’existence même d’une consultation serait révélée. Il s’agirait d’une ingérence directe dans le droit au respect des communications entre les avocats et leurs clients. Les requérants précisent, en outre, que seuls les avocats, en tant que fournisseurs de services de conseil juridique visés par l’interdiction litigieuse,
pourraient formuler une demande d’exemption.
69 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, conteste les arguments des requérants.
70 À cet égard, il convient de rappeler que l’article 7 de la Charte reconnaît à toute personne le droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. Conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, le Tribunal doit tenir compte, dans l’examen de ce droit, de l’interprétation de l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH opérée par la Cour EDH.
71 À l’instar de cette disposition de la CEDH, l’article 7 de la Charte garantit nécessairement le secret de la consultation juridique, et ce à l’égard tant de son contenu que de son existence. Partant, hormis des situations exceptionnelles, toute personne doit pouvoir légitimement avoir confiance dans le fait que son avocat ne divulguera à personne, sans son accord, qu’elle le consulte (arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, point 27).
72 Pour autant, ni l’article 7 de la Charte ni l’article 8 de la CEDH n’interdisent d’imposer aux avocats un certain nombre d’obligations susceptibles de concerner les relations avec leurs clients, notamment s’il existe des indices plausibles de participation d’un avocat à une infraction, ou encore dans le cadre de la lutte contre certaines pratiques. De telles mesures doivent cependant être strictement encadrées et offrir des garanties procédurales suffisantes contre l’arbitraire (voir, en ce sens,
Cour EDH, 16 novembre 2021, Särgava c. Estonie, CE:ECHR:2021:1116JUD000069819, point 89 et jurisprudence citée).
73 La Cour a déjà jugé qu’une obligation de déclaration, imposant à un avocat de révéler à une personne intermédiaire tierce qui n’était pas son client, son identité, son appréciation quant à l’obligation de déclaration en cause ainsi que le fait même qu’il ait été consulté, entraînait une ingérence dans le droit au respect des communications entre les avocats et leurs clients, garanti à l’article 7 de la Charte (arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963,
points 29 et 30). Par ailleurs, cette même obligation de déclaration, en ce qu’elle contraint la personne intermédiaire tierce à notifier à l’administration l’identité et l’existence de la consultation de l’avocat concerné, induit une ingérence supplémentaire dans le droit garanti à l’article 7 de la Charte (arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, point 31). Il s’ensuit que la divulgation par un avocat, notamment, de son identité ou de l’existence d’une
consultation dont il a la charge, dès lors qu’elle est contrainte et intervient sans le consentement de son client, caractérise une ingérence dans le droit garanti à l’article 7 de la Charte.
74 L’article 5 quindecies, paragraphe 10, du règlement no 833/2014 dispose que les autorités compétentes « peuvent » autoriser les services de conseil juridique « dans les conditions qu’elles jugent appropriées, après avoir établi que cela est nécessaire » à des fins limitativement énumérées à ce même paragraphe.
75 L’article 12 ter, paragraphe 2 bis, du règlement no 833/2014 prévoit, quant à lui, que les autorités compétentes « peuvent » autoriser la fourniture de services soumis à l’interdiction litigieuse, lorsque ceux-ci sont strictement nécessaires à la cession d’actifs en Russie ou à la liquidation d’activités en Russie, sous réserve que deux conditions cumulatives soient remplies. Ces conditions consistent, en substance, à ce que la fourniture des conseils en cause soit restreinte aux seules entités
résultant de la cession et à ce qu’il n’existe pas « de motifs raisonnables de croire que les services pourraient être fournis, directement ou indirectement, au gouvernement russe ou à un utilisateur final militaire ou faire l’objet d’une utilisation finale militaire en Russie ».
76 Les dispositions d’exemption permettent ainsi aux autorités compétentes de lever l’interdiction litigieuse dans certaines situations précisément identifiées.
77 Ces dispositions d’exemption laissent une marge d’appréciation aux autorités compétentes quant aux modalités selon lesquelles une demande d’exemption doit être formulée, déposée et traitée. Ainsi, à titre d’exemple, les dispositions d’exemption ne régissent pas l’identité de l’auteur de la demande présentée aux autorités nationales compétentes. Les États membres sont donc libres de prévoir que ladite demande peut être présentée par l’avocat, par une personne tierce, ou par le gouvernement russe
ou l’entité établie en Russie concernée eux-mêmes, lesquels, dans ce dernier cas, conservent la faculté de bénéficier de l’assistance, même informelle, d’un avocat, conformément à l’article 5 quindecies, paragraphe 6, du règlement no 833/2014.
78 De même, les dispositions litigieuses ne suggèrent pas, ni de manière explicite ni même de manière implicite, que l’avocat soit tenu de partager avec les autorités compétentes, sans le consentement de son client, des informations relevant du secret professionnel garanti par l’article 7 de la Charte.
79 De la même manière, s’agissant des informations nécessaires au traitement de la demande d’exemption, les dispositions d’exemption ne font pas mention des éléments dont doit disposer l’autorité compétente pour mener son examen. Certes, les conditions générales dans lesquelles les exemptions peuvent être accordées requièrent de cette autorité, dans le cadre de l’application de l’article 5 quindecies, paragraphe 10, du règlement no 833/2014, un examen attentif de la situation qui lui est soumise,
puisque, pour accorder une autorisation, l’autorité compétente doit « établir » que celle-ci est nécessaire à l’une des finalités énumérées par les dispositions d’exemption. Il en va de même en ce qui concerne l’article 12 ter, paragraphe 2 bis, dudit règlement, dans la mesure où il prévoit que l’autorité compétente doit s’assurer que la fourniture des services est strictement nécessaire aux activités définies et remplit les conditions prévues à cette fin.
80 Pour autant, il convient de rappeler que, conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, les États membres sont tenus de respecter les droits consacrés par la Charte lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. Il leur appartient, dès lors, lorsqu’ils définissent les modalités de la mise en œuvre des procédures d’exemption, de veiller au respect de l’article 7 de la Charte, dans le respect des conditions de l’article 52, paragraphe 1, de celle-ci (voir, en ce sens, arrêt du
6 octobre 2020, Privacy International, C‑623/17, EU:C:2020:790, points 62 et 63).
81 Par conséquent, les dispositions d’exemption n’entraînent pas, par elles‑mêmes, d’ingérence dans le droit garanti à l’article 7 de la Charte.
82 Au surplus, les requérants soutiennent que l’article 5 quindecies, paragraphe 4, du règlement no 883/2014, en ce qu’il oblige les avocats à résilier tous les contrats qui les lient à des personnes morales, des entités et des organisations établies en Russie, même conclus avant le 7 octobre 2022, vide de tout contenu le devoir de loyauté de l’avocat, qui est protégé par l’article 7 de la Charte.
83 Force est toutefois de constater qu’à défaut d’étayer davantage leurs allégations, les requérants n’ont pas démontré en quoi l’article 5 quindecies, paragraphe 4, du règlement no 883/2014 conduirait à une ingérence dans le devoir de loyauté de l’avocat et dans le droit garanti à l’article 7 de la Charte.
84 En conclusion, la deuxième branche du premier moyen doit être écartée.
85 En tout état de cause, à supposer qu’une ingérence dans le secret professionnel de l’avocat garanti à l’article 7 de la Charte découle des dispositions d’exemption, il importe de rappeler que l’article 52, paragraphe 1, de la Charte admet des limitations à l’exercice des droits consacrés par celle‑ci, pour autant que les limitations concernées soient prévues par la loi. Ces limitations doivent également respecter le contenu essentiel du droit fondamental en cause et, dans le respect du principe
de proportionnalité, elles doivent être nécessaires et répondre effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 148 ; du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, point 34, et du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, points 77 et 144).
86 En premier lieu, en ce qui concerne l’exigence selon laquelle toute limitation de l’exercice des droits fondamentaux doit être prévue par la loi, celle-ci implique que l’acte qui permet l’ingérence dans ces droits doit définir lui‑même la portée de la limitation de l’exercice du droit concerné, étant précisé, d’une part, que cette exigence n’exclut pas que la limitation en cause soit formulée dans des termes suffisamment ouverts pour pouvoir s’adapter à des cas de figure différents ainsi qu’aux
changements de situations et, d’autre part, que la Cour peut, le cas échéant, préciser, par voie d’interprétation, la portée concrète de la limitation au regard tant des termes mêmes de la réglementation de l’Union en cause que de son économie générale et des objectifs qu’elle poursuit, tels qu’interprétés à la lumière des droits fondamentaux garantis par la Charte (voir arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20, EU:C:2022:963, point 35 et jurisprudence citée).
87 À cet égard, l’article 5 quindecies, paragraphes 4 à 9, du règlement no 833/2014 (ci-après les « dispositions d’exception ») et les dispositions d’exemption délimitent le périmètre de l’interdiction pour les avocats de fournir des services de conseil juridique au gouvernement russe et aux entités établies en Russie, telle qu’édictée à l’article 5 quindecies, paragraphe 2, du règlement no 833/2014. Contrairement à ce que soutient l’Ordre des avocats de Genève, il ressort des points 52 à 63
ci-dessus que les services de conseil juridique soumis à l’interdiction litigieuse sont expressément identifiés.
88 Dans ces conditions, il convient de considérer que l’interdiction litigieuse est prévue par la loi, au sens de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte.
89 En deuxième lieu, en ce qui concerne le respect du contenu essentiel du droit au respect des communications entre les avocats et leurs clients, garanti à l’article 7 de la Charte, il convient de relever que les dispositions d’exemption ne prévoient ni l’obligation ni même l’autorisation pour l’avocat de partager avec l’autorité compétente, sans le consentement de son client, des informations relatives à la teneur de leurs communications ou au contenu précis de la consultation sollicitée. Au
demeurant, les dispositions d’exemption ne sont invocables que dans des situations ne présentant aucun lien avec une procédure judiciaire, administrative ou arbitrale, de sorte qu’elles ne seraient en aucune mesure susceptibles d’entraîner la divulgation d’informations liées à de telles procédures, actuelles ou probables.
90 Dans ces conditions, il ne saurait être considéré que les dispositions d’exemption portent atteinte au contenu essentiel du droit au respect des communications entre les avocats et leurs clients, consacré à l’article 7 de la Charte.
91 En troisième lieu, s’agissant du caractère approprié des dispositions d’exemption, il convient d’examiner si les restrictions au secret professionnel qu’elles sont susceptibles d’entraîner sont justifiées par des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union et si elles répondent effectivement auxdits objectifs d’intérêt général.
92 L’examen de la proportionnalité des dispositions d’exemption est intrinsèquement lié à l’examen de la proportionnalité de l’interdiction litigieuse elle-même. En effet, les dispositions d’exemption ne font que circonscrire l’interdiction litigieuse.
93 À cet égard, le Tribunal a jugé que l’importance des objectifs poursuivis par les règlements 2022/1904, 2022/2474 et 2023/427, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la souveraineté et de l’indépendance de l’Ukraine ainsi que la promotion d’un règlement pacifique de la crise dans ce pays, qui s’inscrivaient dans l’objectif plus large du maintien de la paix et de la sécurité internationale, conformément aux objectifs de l’action extérieure de l’Union énoncés à l’article 21 TUE,
était de nature à justifier des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs qui n’avaient aucune responsabilité quant à la situation ayant conduit à l’adoption des sanctions (arrêt du 13 septembre 2018, Gazprom Neft/Conseil, T‑735/14 et T‑799/14, EU:T:2018:548, point 171 ; voir également, en ce sens, arrêt du 27 juillet 2022, RT France/Conseil, T‑125/22, EU:T:2022:483, point 202).
94 Il ressort du considérant 2 de la décision 2022/1909 que « [l]’Union continue d’apporter un soutien sans réserve à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine ». Les considérants 3 à 8 de cette même décision exposent la gravité de la situation en Ukraine et concluent que les « membres du Conseil européen ont affirmé qu’ils allaient renforcer les mesures restrictives de l’Union en réponse aux actions illégales de la Russie et intensifier encore la pression exercée sur la Russie pour
qu’elle mette un terme à sa guerre d’agression ». Il est également précisé, au considérant 9 de la décision 2022/1909, que, « [c]ompte tenu de la gravité de la situation [en Ukraine], il convient d’instaurer de nouvelles mesures restrictives », parmi lesquelles figure l’interdiction litigieuse, conformément aux considérants 12 et 13 de cette même décision.
95 Il ressort par ailleurs du considérant 3 du règlement 2022/1904 que l’adoption de ces nouvelles mesures restrictives constituait une « réponse à l’intensification de l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine ». Le considérant 19 de ce même règlement, reprenant le considérant 13 de la décision 2022/1909, expose ensuite les types de services de conseil juridique faisant l’objet d’une interdiction.
96 Le Conseil soutient qu’il ressort des considérants pertinents de la décision 2022/1909 et du règlement 2022/1904 que l’interdiction litigieuse a pour objectif d’intensifier encore la pression exercée sur la Fédération de Russie pour qu’elle mette un terme à sa guerre d’agression contre l’Ukraine. Pour ce faire, l’interdiction litigieuse viserait à accroître la difficulté pour le gouvernement russe et les entités établies en Russie à se procurer des biens et des services ou des capitaux dans
l’Union, en les privant de l’assistance technico-juridique nécessaire à de telles opérations.
97 Il ressort, en effet, des considérants susmentionnés que, au regard de l’aggravation de la situation en Ukraine, les membres du Conseil européen et, par la suite, le Conseil ont entendu augmenter la pression exercée sur la Fédération de Russie par le biais de mesures restrictives additionnelles, dont l’objectif était de contribuer à mettre un terme à la guerre d’agression menée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine. Les services de conseil juridique fournis par des juristes de l’Union
étant un élément essentiel à la conduite des activités économiques opérées dans l’Union par le gouvernement russe ainsi que par toute entité établie en Russie, une interdiction concernant ces services est apte à restreindre l’exercice de telles activités. Cette restriction peut donc permettre de limiter les ressources économiques et financières du régime russe et, par suite, d’accroître le coût des actions de la Fédération de Russie visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté
et l’indépendance de l’Ukraine.
98 À cet égard, il convient de souligner que l’interdiction litigieuse est assortie des dispositions d’exception et des dispositions d’exemption, qui permettent d’en atténuer la portée en ce qui concerne son champ d’application tant matériel que personnel.
99 En effet, tout d’abord, les dispositions d’exception limitent la portée de l’interdiction générale de fournir des services de conseil juridique, en excluant du champ d’application matériel de celle-ci, notamment, les services de conseil juridique fournis en lien avec une procédure judiciaire, administrative ou arbitrale. Ne restent ainsi soumis à cette interdiction que les conseils juridiques en matière gracieuse.
100 Ensuite, d’une part, l’article 5 quindecies, paragraphe 10, du règlement no 833/2014 prévoit la possibilité de déroger à l’interdiction litigieuse pour certains services de conseil juridique qui, au regard des domaines qui y sont énumérés, peuvent, notamment, s’avérer nécessaires ou utiles pour l’Union et sont en cohérence avec les finalités de l’action extérieure de l’Union en ce que des secteurs non visés par des mesures restrictives sectorielles y sont mentionnés.
101 D’autre part, l’article 12 ter, paragraphe 2 bis, du règlement no 833/2014 prévoit également la possibilité de déroger à l’interdiction litigieuse pour certains services de conseil juridique, lorsqu’ils sont strictement nécessaires à la cession d’actifs en Russie ou à la liquidation d’activités en Russie, pour autant que deux conditions soient remplies. D’ailleurs, il y a lieu de relever que, si cette exemption était limitée dans le temps (initialement jusqu’au 31 décembre 2023), elle a fait
l’objet d’une prorogation jusqu’au 31 mars 2024, par le règlement (UE) 2023/1214 du Conseil, du23 juin 2023, modifiant le règlement no 833/2014 (JO 2023, L 159 I, p. 1), puis jusqu’au 31 juillet 2024, par le règlement (UE) 2023/2878 du Conseil, du 18 décembre 2023, modifiant le règlement no 833/2014 (JO L, 2023/2878).
102 Enfin, le champ d’application personnel de l’interdiction litigieuse est, lui aussi, limité. En effet, celle-ci ne concerne que les services juridiques fournis au gouvernement russe et à des personnes morales, des entités et des organismes établis en Russie. Ainsi, les conseils juridiques fournis à des personnes physiques, notamment, ne tombent pas dans le champ de ladite interdiction.
103 Partant, l’interdiction litigieuse répond de manière appropriée et cohérente à l’objectif d’intensifier encore la pression exercée sur la Fédération de Russie pour qu’elle mette un terme à sa guerre d’agression contre l’Ukraine. Les dispositions d’exemption, en ce qu’elles permettent de lever l’interdiction litigieuse dans des situations précisément identifiées, poursuivent elles-mêmes cet objectif d’intérêt général.
104 En quatrième lieu, il convient d’examiner si l’ingérence dans le droit fondamental au respect des communications entre les avocats et leurs clients qui est susceptible de résulter des dispositions d’exemption est limitée à ce qui est nécessaire pour atteindre les buts poursuivis par les règlements 2022/1904, 2022/2474 et 2023/427.
105 À cet égard, il convient de souligner que les dispositions d’exemption visent à lever l’interdiction litigieuse pour des raisons politiques, humanitaires, stratégiques et économiques, notamment dans des situations pouvant s’avérer bénéfiques pour l’Union, ainsi qu’il a été exposé, notamment, au point 100 ci-dessus. En cela, ces dispositions d’exemption restreignent la portée de l’interdiction litigieuse, ainsi que cela ressort des points 100 et 101 ci-dessus, et permettent donc d’en assurer la
proportionnalité. Il est par ailleurs vrai que ces dispositions, en ce qu’elles atténuent la rigueur de l’interdiction litigieuse, sont susceptibles d’affecter la poursuite de l’objectif légitime global poursuivi par ladite interdiction, consistant à limiter les ressources économiques et financières du régime russe, pour que ce dernier cesse sa guerre d’agression contre l’Ukraine. C’est pourquoi il est justifié que les autorités compétentes puissent lever l’interdiction litigieuse uniquement
après avoir établi que cela est nécessaire et sous réserve que les conditions énumérées dans les dispositions d’exemption soient respectées.
106 Les dispositions d’exemption peuvent ainsi être considérées comme n’allant pas au-delà de ce qui est nécessaire afin d’atteindre efficacement les objectifs de l’interdiction litigieuse tout en garantissant la proportionnalité de celle-ci.
107 La troisième branche du premier moyen, tirée de ce que l’interdiction litigieuse constituerait une ingérence dans l’article 7 de la Charte, n’est ainsi, en tout état de cause, pas fondée. Partant, le premier moyen doit être écarté dans son ensemble.
2. Sur le deuxième moyen, tiré d’une ingérence dans l’indépendance de l’avocat et dans les valeurs de l’État de droit ainsi que d’une violation du principe de proportionnalité
108 Le deuxième moyen est subdivisé en deux branches.
a) Sur la première branche, tirée d’une ingérence dans l’indépendance de l’avocat et dans les valeurs de l’État de droit
109 La première branche du deuxième moyen comprend deux griefs. Par ces deux griefs, les requérants demandent au Tribunal d’examiner la légalité de l’interdiction litigieuse à la lumière de l’article 2 TUE.
110 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, estime que l’argumentation des requérants fondée sur les valeurs de l’Union consacrées à l’article 2 TUE est irrecevable, car elle n’est pas suffisamment étayée.
111 Il convient dès lors, d’abord, d’examiner la fin de non-recevoir présentée par le Conseil, puis d’analyser le grief tiré d’une ingérence dans l’indépendance de l’avocat et, enfin, d’analyser le grief tiré d’une ingérence dans les valeurs de l’État de droit.
1) Sur la fin de non-recevoir tirée de l’article 76 du règlement de procédure
112 En vertu de l’article 76, sous d), du règlement de procédure du Tribunal, la requête doit, notamment, contenir un exposé sommaire des moyens invoqués. En outre, en vertu d’une jurisprudence constante, cet exposé doit être suffisamment clair et précis pour permettre à la partie défenderesse de préparer sa défense et au Tribunal de statuer sur le recours, le cas échéant sans avoir à solliciter d’autres informations. Il faut, en effet, pour qu’un recours soit recevable, que les éléments essentiels
de fait et de droit sur lesquels celui-ci se fonde ressortent, à tout le moins sommairement, mais d’une façon cohérente et compréhensible, du texte de la requête elle-même, et ce afin de garantir la sécurité juridique et une bonne administration de la justice. Toujours selon une jurisprudence constante, tout moyen qui n’est pas suffisamment articulé dans la requête introductive d’instance doit être considéré comme étant irrecevable. Des exigences analogues sont requises lorsqu’un grief est
invoqué au soutien d’un moyen (voir arrêt du 12 février 2020, Kampete/Conseil, T‑164/18, non publié, EU:T:2020:54, point 112 et jurisprudence citée).
113 En l’espèce, les requérants soutiennent, en prenant appui sur la jurisprudence de la Cour EDH et de la Cour, que la préservation de la mission fondamentale de l’avocat, à savoir la défense des justiciables, est nécessaire à la promotion, au sein de l’Union, des valeurs fondamentales énumérées à l’article 2 TUE, telles que la démocratie, l’État de droit ou encore les droits de l’homme, ainsi qu’à la garantie des droits fondamentaux consacrés aux articles 7 et 47 de la Charte.
114 L’ingérence dans l’indépendance de l’avocat résulterait plus particulièrement de ce que l’interdiction litigieuse, par l’intermédiaire de ses dispositions d’exemption, restreindrait la possibilité pour les avocats d’accepter puis de conduire leurs mandats. À ce titre, l’interdiction litigieuse nuirait à la mission fondamentale de l’avocat et, partant, aux valeurs fondamentales énumérées à l’article 2 TUE.
115 Les requérants soutiennent ainsi que l’interdiction litigieuse, en ce qu’elle restreint par principe la fourniture par les avocats de services de conseil juridique, est susceptible de contrevenir aux valeurs fondamentales énumérées à l’article 2 TUE.
116 Il s’ensuit que les requérants ont, bien que sommairement, présenté de façon cohérente et compréhensible, dans la requête, les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels ils se fondent.
117 Par conséquent, la fin de non-recevoir tirée de l’article 76, sous d), du règlement de procédure doit être rejetée.
2) Sur le premier grief, tiré d’une ingérence dans l’indépendance de l’avocat
118 Les requérants, soutenus par la Bundesrechtsanwaltskammer et par l’Ordre des avocats de Genève, arguent que l’obligation de demander une autorisation afin de fournir des services de conseil juridique constitue une ingérence dans l’indépendance de l’avocat, nécessaire pour garantir le respect des valeurs de l’Union, consacrées à l’article 2 TUE, telles que la démocratie, l’État de droit ou les droits de l’homme. L’indépendance de l’avocat serait ainsi nécessaire afin de garantir l’État de droit.
119 Les dispositions litigieuses porteraient atteinte à l’indépendance des avocats, tant au regard de l’autorité publique qu’au regard de leurs clients et les empêcheraient de s’acquitter de leur devoir de loyauté à l’égard de ceux-ci. Les exceptions prévues par ces dispositions seraient limitées et ne couvriraient qu’une partie des services de conseil juridique. Les requérants rappellent que le code de déontologie des avocats européens rédigé par le Conseil des barreaux européens s’oppose à ce
qu’un tiers, a fortiori une autorité publique, influence le processus d’acceptation et la conduite des mandats de l’avocat.
120 Les requérants soulignent également qu’il incombe aux autorités de ne pas adopter des mesures qui mettraient en péril l’indépendance des avocats. Le fait, pour les autorités nationales ou européennes, de limiter les matières sur lesquelles les avocats peuvent intervenir et les personnes qu’ils peuvent conseiller constituerait une ingérence dans l’indépendance des avocats, et non uniquement dans leur liberté de fournir certains services.
121 L’Ordre des avocats de Genève ajoute que l’indépendance de l’avocat envers l’autorité publique, les tiers et ses clients est protégée par l’article 47 de la Charte et l’article 2 TUE. L’interdiction litigieuse y porterait une atteinte injustifiée, alors même que l’avocat doit pouvoir choisir librement de conduire ou non un dossier, de manière à ne pas restreindre la capacité de toute personne à faire valoir ses droits.
122 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, rejette toute ingérence dans l’indépendance de l’avocat.
123 À cet égard, le Tribunal rappelle qu’il découle de l’article 2 TUE que l’Union est fondée sur des valeurs, telles que l’État de droit, qui sont communes aux États membres dans une société caractérisée, notamment, par la justice (arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 62). Toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal, un contrôle juridictionnel effectif destiné à assurer
le respect des dispositions du droit de l’Union étant inhérent à l’existence d’un État de droit (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 73 et jurisprudence citée).
124 Il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’avocat est un auxiliaire de la justice qui apporte l’assistance légale dont ses clients ont besoin en toute indépendance. La Cour a, en effet, reconnu la mission des avocats, appelés à fournir, en toute indépendance et dans l’intérêt supérieur de la justice, l’assistance légale dont le client a besoin (arrêt du 18 mai 1982, AM & S Europe/Commission, 155/79, EU:C:1982:157, point 24). La Cour souligne également que la mission fondamentale de l’avocat
comporte, d’une part, l’exigence, dont l’importance est reconnue dans tous les États membres, selon laquelle tout justiciable doit avoir la possibilité de s’adresser en toute liberté à son avocat, dont la profession même englobe, par essence, la tâche de donner, de façon indépendante, des avis juridiques à tous ceux qui en ont besoin et, d’autre part, l’exigence, corrélative, de loyauté de l’avocat envers son client (arrêt du 8 décembre 2022, Orde van Vlaamse Balies e.a., C‑694/20,
EU:C:2022:963, point 28).
125 En outre, la Cour considère que l’indépendance de l’avocat revêt une importance particulière, aux fins de la protection du droit de son client à un recours effectif, en subordonnant la recevabilité des recours formés par des particuliers au respect de l’exigence selon laquelle le requérant doit être représenté par un tiers indépendant. L’objectif de la mission de représentation par un avocat, visée par l’article 19 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, consiste, en effet,
surtout à assurer la protection et la défense des intérêts du client, dans le respect de la loi et des règles professionnelles et déontologiques applicables. L’exigence d’indépendance se définit non seulement de manière négative, c’est-à-dire par l’absence d’un rapport d’emploi, mais également de manière positive, à savoir par une référence à la discipline professionnelle. À ce dernier égard, l’indépendance doit être comprise comme l’absence non de tout lien quelconque de l’avocat avec son
client, mais uniquement de ceux qui portent manifestement atteinte à sa capacité à assurer sa mission de défense en servant au mieux les intérêts de son client, dans le respect de la loi et des règles professionnelles et déontologiques (voir, en ce sens, arrêt du 24 mars 2022, PJ et PC/EUIPO, C‑529/18 P et C‑531/18 P, EU:C:2022:218, points 65, 66 et 69 et jurisprudence citée). Le droit du justiciable de bénéficier de conseils juridiques donnés en toute indépendance par un avocat est donc
inhérent au droit à un recours effectif.
126 Enfin, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 19 février 2002, Wouters e.a. (C‑309/99, EU:C:2002:98), la Cour, constatant l’absence de règles de l’Union en matière d’indépendance des avocats, s’est référée au cadre juridique national applicable, à savoir la Samenwerkingsverordening 1993 (règlement sur la collaboration de 1993), adoptée par le Nederlandse Orde van Advocaten (Ordre néerlandais des avocats), pour déterminer les contours de l’indépendance de l’avocat (voir, en ce sens, arrêt
du 19 février 2002, Wouters e.a., C‑309/99, EU:C:2002:98, points 99 à 102).
127 Il ressort des considérations qui précèdent que, nonobstant l’inexistence d’une norme de droit primaire consacrant et définissant l’indépendance de l’avocat, la Cour a reconnu l’importance d’une telle indépendance aux fins de garantir le droit des justiciables à un recours effectif, dans des contextes incluant un lien avec une procédure juridictionnelle.
128 Certes, il ressort des dispositions du code de déontologie des avocats européens invoquées par les requérants, selon lesquelles l’indépendance de l’avocat « est nécessaire pour l’activité juridique comme judiciaire », que l’indépendance peut s’étendre également aux activités de conseil juridique n’ayant aucun lien avec une procédure juridictionnelle.
129 Toutefois, les dispositions du code de déontologie des avocats européens ne constituent pas des règles de droit de l’Union et ne sauraient constituer une base juridique fondant la reconnaissance de l’indépendance de l’avocat à l’échelle de l’Union. Au surplus, ces dispositions n’altèrent pas la liberté de chaque État membre de réglementer l’exercice de la profession d’avocat sur son territoire. Les règles applicables à cette profession peuvent, de ce fait, différer substantiellement d’un État
membre à l’autre (arrêt du 19 février 2002, Wouters e.a., C‑309/99, EU:C:2002:98, point 99). Il est au demeurant constant que les requérants n’ont pas fait état de la conception spécifique que revêtirait l’indépendance de l’avocat en Belgique. En tout état de cause, il résulte des dispositions du code de déontologie des avocats européens que l’indépendance qui y est défendue en matière juridique vise à assurer que l’avocat conseille son client sans complaisance, en dehors de tout intérêt
personnel et en l’absence de toute pression extérieure. Ces dispositions visent donc la manière dont l’avocat doit exercer son activité de conseil. Les dispositions du code de déontologie des avocats européens ne sont, dès lors, pas de nature à justifier que l’indépendance de l’avocat, reconnue par la Cour comme étant nécessaire à la protection du droit à un recours effectif, puisse garantir aux avocats une totale liberté dans le choix de leur mandat dans tous les champs du conseil juridique.
130 En l’espèce, il découle de l’analyse de la première branche du premier moyen que l’interdiction litigieuse ne s’applique pas aux services de conseil juridique fournis par un avocat et présentant un lien avec une procédure juridictionnelle et qu’elle n’emporte donc aucune ingérence dans le droit à un recours effectif garanti par l’article 47 de la Charte.
131 Ainsi, il n’est pas établi que l’interdiction litigieuse est susceptible de conduire à une ingérence dans l’indépendance de l’avocat, telle qu’elle est reconnue par la jurisprudence de la Cour aux fins de la protection de ce droit.
132 Au surplus, à supposer que l’indépendance de l’avocat doive, au même titre que la protection du secret professionnel découlant de l’article 7 de la Charte, également être reconnue en dehors d’un contexte contentieux et qu’il soit constaté une ingérence dans cette indépendance, il convient de rappeler qu’une telle indépendance n’implique pas que la profession d’avocat ne peut pas être soumise à des limitations. Cette indépendance peut, en effet, faire l’objet de restrictions justifiées par des
objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union, à condition que de telles restrictions ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même de l’indépendance des avocats (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 148).
133 Or, d’une part, il ressort des points 94 à 103 ci-dessus que l’interdiction litigieuse, telle que délimitée, notamment, par les dispositions d’exemption, poursuit des objectifs d’intérêt général.
134 D’autre part, si les dispositions d’exemption accordent aux autorités compétentes la faculté de lever l’interdiction litigieuse à l’égard de certains services de conseil juridique, ces dispositions ne permettent pas aux autorités compétentes d’avoir une influence sur le contenu même du conseil pouvant, le cas échéant, être fourni par l’avocat au gouvernement russe ou à une entité établie en Russie concernée. Il en va de même s’agissant de l’interdiction litigieuse elle-même. Dans le cas où
l’avocat bénéficie d’une exemption, voire d’une exception, il demeure libre dans l’exercice de son activité de conseil auprès de son client. L’interdiction litigieuse et, en particulier, les dispositions d’exemption ne constituent donc pas une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même de l’indépendance des avocats.
135 Partant, à supposer même qu’il y ait une ingérence dans l’indépendance des avocats, celle-ci serait justifiée et proportionnée.
136 Par conséquent, le premier grief de la première branche du deuxième moyen doit être rejeté.
3) Sur le second grief, tiré de l’ingérence dans les valeurs de l’État de droit
137 Les requérants, soutenus par la Bundesrechtsanwaltskammer et par l’Ordre des avocats de Genève, arguent que la préservation de la mission des avocats est nécessaire à la promotion des valeurs fondamentales consacrées à l’article 2 TUE. L’interdiction litigieuse porterait ainsi atteinte à l’État de droit, qui engloberait plusieurs principes, y compris les principes de sécurité juridique, d’accès à la justice et de justice, ainsi que le respect des droits de l’homme. L’accès aux conseils
juridiques dispensés par un avocat, également en matière gracieuse, permettrait de garantir le respect de l’État de droit, ainsi que de nombreux documents de nature politique et juridique le confirmeraient. Cette atteinte à l’État de droit serait manifestement disproportionnée et une interprétation conforme de l’interdiction litigieuse avec les règles supérieures ne serait pas possible.
138 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, conteste la position des requérants. En particulier, le Conseil estime que les éléments ajoutés par les requérants au stade de la réplique dépasseraient le cadre de la simple ampliation et seraient donc irrecevables en vertu de l’article 84 du règlement de procédure.
139 Il convient d’examiner successivement la fin de non-recevoir du Conseil et le bien-fondé du second grief de la première branche du deuxième moyen des requérants.
i) Sur la fin de non-recevoir tirée de l’article 84 du règlement de procédure
140 En vertu de l’article 84, paragraphe 1, du règlement de procédure, la production de moyens nouveaux en cours d’instance est interdite, à moins qu’ils ne se fondent sur des éléments de droit et de fait qui se sont révélés au cours de la procédure.
141 En l’espèce, dès le stade de la requête, les requérants ont soutenu que l’évaluation de la situation juridique d’une personne, que permettait la fourniture de conseils juridiques, était une activité essentielle dans un État de droit. La fourniture de ces conseils par l’avocat serait donc garantie par les articles 7 et 47 de la Charte et constituerait également une valeur commune à l’ensemble des États membres.
142 Les requérants ont par la suite relevé, dans la réplique, que la notion d’« État de droit » englobait, notamment, les principes de sécurité juridique, d’accès à la justice et de justice, ainsi que l’avait souligné le Conseil lui-même dans son mémoire en défense. Ils ont également rappelé, dans la continuité de leur requête, que l’article 2 TUE consacrait les droits de l’homme.
143 Par suite, les requérants ont souligné que l’accès aux conseils juridiques de l’avocat, limité par l’interdiction litigieuse, était nécessaire pour assurer le respect de chacun des droits et des principes susmentionnés. L’accès aux conseils juridiques de l’avocat serait par conséquent requis pour garantir le respect de l’État de droit.
144 De ce fait, les arguments présentés par les requérants dans la réplique constituent une ampliation de moyens et de griefs figurant dans la requête et sont donc recevables.
145 La fin de non-recevoir doit donc être rejetée.
ii) Sur l’ingérence dans les valeurs de l’État de droit
146 Le Tribunal rappelle que le principe selon lequel l’Union est fondée, notamment, sur la valeur de l’État de droit résulte tant de l’article 2 TUE, figurant dans les dispositions communes du traité UE, que de l’article 21 TUE, concernant l’action extérieure de l’Union, auquel renvoie l’article 23 TUE, relatif à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) [arrêt du 22 juin 2021, Venezuela/Conseil (Affectation d’un État tiers), C‑872/19 P, EU:C:2021:507, point 49].
147 Ainsi qu’il a été rappelé aux points 40 et 41 ci-dessus, le droit fondamental à un recours effectif et à un procès équitable consacré à l’article 47 de la Charte revêt une importance cardinale en tant que garant de la valeur de l’État de droit, lequel exige un accès libre au droit de l’Union pour toutes les personnes physiques ou morales de l’Union ainsi que la possibilité, pour les justiciables, de connaître sans ambiguïté leurs droits et leurs obligations.
148 Le Tribunal a, par ailleurs, précisé qu’il existait une liste non exhaustive des principes et des normes qui pouvaient s’inscrire dans la notion d’« État de droit ». Parmi ceux-ci figurent, notamment, les principes de légalité et de sécurité juridique, le droit à un contrôle juridictionnel effectif, y compris le respect des droits fondamentaux, ainsi que le principe de l’égalité devant la loi (voir, en ce sens, arrêt du 15 septembre 2016, Klyuyev/Conseil, T‑340/14, EU:T:2016:496, point 88).
149 À titre liminaire, il convient de relever que, par leurs arguments, les requérants n’allèguent pas une violation de l’État de droit considéré comme tel, mais des valeurs qui le constituent et qui trouvent leur expression juridique dans des principes du droit de l’Union.
150 Par leur premier argument, les requérants soutiennent que la possibilité pour toute personne d’accéder librement aux conseils juridiques d’un avocat, en matière contentieuse comme gracieuse, est garantie au titre du principe de sécurité juridique.
151 Ce principe fondamental du droit de l’Union exige, notamment, qu’une réglementation soit claire et précise, afin que les justiciables puissent connaître sans ambiguïté leurs droits et leurs obligations et prendre leurs dispositions en conséquence (arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 161).
152 Le principe de sécurité juridique a donc trait aux caractéristiques que doivent intrinsèquement posséder les règles de droit. Comme l’indique à juste titre le Conseil, ce principe ne consiste pas, en revanche, à garantir aux avocats ou aux autres professionnels du droit la possibilité de donner des conseils quant à la manière dont ces règles doivent être comprises.
153 Le premier argument des requérants doit donc être écarté.
154 Par leur deuxième argument, les requérants soutiennent que la possibilité pour toute personne d’accéder librement aux conseils juridiques d’un avocat, en matière contentieuse comme gracieuse, permet d’assurer l’accès à la justice.
155 Ainsi que le relève le Conseil, le droit d’accès à la justice est garanti par l’article 47 de la Charte. Comme cela ressort de la réponse à la première branche du premier moyen, le droit d’accès à un avocat est uniquement reconnu lorsqu’il implique un lien avec une procédure juridictionnelle, aux fins de la préservation des garanties découlant de l’article 47 de la Charte. Or, en l’espèce, selon l’interprétation rappelée aux points 51 et 60 à 63 ci-dessus, l’interdiction litigieuse ne s’applique
précisément pas aux services de conseil juridique présentant un tel lien.
156 En outre, ainsi qu’il a été indiqué en réponse au premier moyen, aucune règle du droit de l’Union, y compris l’article 2 TUE, ne consacre un droit fondamental de consulter un avocat en matière non contentieuse.
157 Le deuxième argument des requérants doit, en conséquence, être écarté.
158 Par leur troisième argument, les requérants soutiennent que la possibilité pour toute personne d’accéder librement aux conseils juridiques d’un avocat, en matière contentieuse comme gracieuse, assure dans une société le respect des droits de l’homme, notamment du droit fondamental au respect de la vie privée consacré par l’article 7 de la Charte.
159 Force est de constater qu’outre le droit au respect des communications entre les avocats et leurs clients consacré par l’article 7 de la Charte, les requérants n’identifient pas d’autres droits qui seraient affectés par l’interdiction litigieuse et par les dispositions d’exemption. Or, ainsi qu’il a été précisé dans le cadre de l’analyse de la deuxième branche du premier moyen, cette interdiction, y compris les dispositions d’exemption, n’emporte pas d’ingérence dans le droit fondamental garanti
à l’article 7 de la Charte.
160 Le troisième argument des requérants n’est, dès lors, pas fondé.
161 Par leur quatrième argument, les requérants soutiennent que la fourniture de services de conseil juridique en matière non contentieuse fait partie de l’activité essentielle de l’avocat, protégée par les valeurs de l’État de droit.
162 Toutefois, il ne peut pas être déduit de la jurisprudence de la Cour EDH ou de la Cour que les articles 7 et 47 de la Charte confèrent, pris isolément ou ensemble, un droit, en matière gracieuse, de bénéficier des conseils d’un avocat, ainsi qu’il résulte des points 52 à 63 ci-dessus. Le droit de bénéficier des conseils d’un avocat, garanti à l’article 47 de la Charte, ne trouve à s’appliquer qu’à la condition qu’il existe un lien avec une procédure juridictionnelle.
163 En outre, la fourniture de services de conseil juridique par un avocat en matière non contentieuse n’est pas garantie par l’article 2 TUE ni, plus largement, par le droit de l’Union.
164 Le quatrième argument des requérants n’est donc pas fondé.
165 Par leur cinquième argument, les requérants font valoir que l’interdiction litigieuse ne pourrait être interprétée dans un sens qui soit compatible avec l’État de droit. Celle-ci consisterait, en effet, en une interdiction pure et simple de fournir des services de conseil juridique, incompatible avec les principes de sécurité juridique, d’accès à la justice, de justice et de respect des droits de l’homme.
166 Toutefois, conformément à ce que soutient le Conseil, le champ d’application de l’interdiction litigieuse est limité. Cette interdiction a été circonscrite par les dispositions d’exception ainsi que par les dispositions d’exemption. Compte tenu de ces dispositions, le Tribunal a constaté, en réponse au premier moyen, que l’interdiction litigieuse n’emportait pas d’ingérence dans les droits garantis par les articles 7 et 47 de la Charte et que, à supposer qu’elle le fasse s’agissant de
l’article 7 de la Charte, cette ingérence ne méconnaîtrait pas l’article 52, paragraphe 1, de la Charte. Partant, pour les mêmes motifs, l’interdiction litigieuse ne porte pas non plus atteinte aux principes d’accès à la justice, de justice et de respect des droits fondamentaux, tels qu’invoqués par les requérants. Il est, en outre, rappelé que l’argument tiré d’une violation du principe de sécurité juridique est, dans le cadre du présent moyen, inopérant.
167 Le cinquième argument des requérants doit, par suite, être écarté.
168 Par leur sixième et dernier argument, les requérants soutiennent que l’atteinte alléguée aux valeurs de l’État de droit constitue une mesure manifestement inappropriée à la poursuite des objectifs énoncés par le Conseil.
169 Il résulte toutefois des considérations qui précèdent qu’aucune atteinte aux valeurs de l’État de droit n’a été établie.
170 Il convient donc d’écarter le sixième argument des requérants.
171 Il résulte de ce qui précède que le second grief de la première branche du deuxième moyen doit être écarté.
b) Sur la seconde branche, tirée d’une violation du principe de proportionnalité
172 Les requérants, soutenus par la Bundesrechtsanwaltskammer et par l’Ordre des avocats de Genève, font valoir, à titre subsidiaire, que les règlements 2022/1904, 2022/2474 et 2023/427 méconnaissent le principe de proportionnalité, principe général du droit de l’Union, consacré par l’article 5 TUE. En effet, l’introduction d’un régime général d’interdiction de fourniture de services de conseil juridique ne serait pas apte à réaliser les objectifs légitimes poursuivis et irait au-delà de ce qui est
strictement nécessaire à la réalisation de ces objectifs.
173 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, conteste les arguments des requérants.
174 À cet égard, le Tribunal rappelle que le principe de proportionnalité, qui fait partie des principes généraux du droit de l’Union, exige que les moyens mis en œuvre par une disposition du droit de l’Union soient aptes à réaliser les objectifs légitimes poursuivis par la réglementation concernée et n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour les atteindre (arrêt du 13 mars 2012, Melli Bank/Conseil, C‑380/09 P, EU:C:2012:137, point 52).
175 Il y a également lieu de rappeler que, s’agissant du contrôle juridictionnel du respect du principe de proportionnalité, il convient de reconnaître un large pouvoir d’appréciation au législateur de l’Union dans des domaines qui impliquent de la part de ce dernier des choix de nature politique, économique et sociale, et dans lesquels celui-ci est appelé à effectuer des appréciations complexes. Seul le caractère manifestement inapproprié d’une mesure adoptée dans ces domaines, au regard de
l’objectif que l’institution compétente entend poursuivre, peut affecter la légalité d’une telle mesure (arrêts du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 146, et du 15 février 2023, Belaeronavigatsia/Conseil, T‑536/21, EU:T:2023:66, point 68).
176 Ainsi qu’il a été précisé aux points 93 à 103 ci-dessus, l’interdiction litigieuse répond de manière appropriée et cohérente à l’objectif d’intensifier encore la pression exercée sur la Fédération de Russie pour qu’elle mette un terme à sa guerre d’agression contre l’Ukraine et ne saurait, en tout état de cause, être considérée comme étant manifestement inappropriée au regard dudit objectif. À ce seul titre, il doit être conclu que l’interdiction litigieuse ne viole pas l’article 5 TUE.
177 Au surplus, et en tout état de cause, à supposer que les requérants invoquent, par la seconde branche du deuxième moyen, une atteinte disproportionnée à la mission fondamentale de l’avocat dans le respect et pour la défense de l’État de droit, il convient de relever que cette mission n’est pas exempte de limitations et peut faire l’objet de restrictions justifiées par des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union, à condition que de telles restrictions ne constituent pas, au regard du
but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même de la mission confiée aux avocats dans un État de droit (voir, en ce sens, arrêt du 28 mars 2017, Rosneft, C‑72/15, EU:C:2017:236, point 148).
178 Les requérants n’ayant démontré l’existence d’une ingérence ni dans l’indépendance de l’avocat telle qu’elle est reconnue aux fins du droit à un recours effectif ni dans les valeurs de l’État de droit, il n’est pas non plus établi que l’interdiction litigieuse porte atteinte à la substance même de la mission que les avocats accomplissent dans un État de droit.
179 Par conséquent, la seconde branche du deuxième moyen n’est pas fondée et doit être écartée.
3. Sur le troisième moyen, tiré de la violation du principe de sécurité juridique
180 Les requérants, soutenus par la Bundesrechtsanwaltskammer et par l’Ordre des avocats de Genève, font valoir que les dispositions introduisant l’interdiction litigieuse violent le principe de sécurité juridique. Elles ne seraient ni claires ni précises et ne permettraient aucune prévisibilité quant à leur application.
181 Premièrement, la lecture combinée du considérant 19 du règlement 2022/1904 et des dispositions des paragraphes 5 et 6 de l’article 5 quindecies du règlement no 833/2014, tel que modifié, ne permettrait pas de comprendre quels services sont exclus de l’interdiction litigieuse.
182 Deuxièmement, l’exception liée à la compatibilité avec les objectifs des règlements 2022/2474 et 2023/427 et du règlement no 269/2014, prévue par l’article 5 quindecies, paragraphe 6, du règlement no 833/2014, ne serait pas suffisamment délimitée, ces règlements ne définissant pas quels sont leurs objectifs.
183 Troisièmement, la notion de « contrôle conjoint ou exclusif » par une personne morale, une entité ou un organisme établi ou constitué selon le droit d’un État membre, d’un pays membre de l’Espace économique européen, de la Suisse ou d’un pays partenaire, utilisée au paragraphe 7 de l’article 5 quindecies du règlement no 833/2014, serait incompréhensible.
184 Quatrièmement, le libellé de l’interdiction litigieuse ne permettrait pas de comprendre si des activités telles que les services de représentation juridique dans le cadre de procédures précontentieuses, les services concernant la cession ou la liquidation d’investissements d’entreprises existant en Russie, la rédaction d’une note de transfert d’actions concernant l’acquisition par une entité de l’Union de ses propres actions auprès d’actionnaires russes, le suivi de consultation sur la base d’un
accord conclu avant le 7 octobre 2022 ou encore la prise de parole lors d’une conférence portant sur des questions juridiques, ou l’organisation d’une telle conférence lorsque des participants sont des employés d’une entité établie en Russie, sont interdites ou non.
185 Les requérants ajoutent que le Conseil a procédé à des adaptations et à des précisions de la portée des dispositions introduisant l’interdiction litigieuse, qui n’ont pourtant pas remédié à la violation du principe de sécurité juridique. Il s’agirait de précisions postérieures à l’adoption de l’interdiction litigieuse qui ne seraient pour la plupart pas publiques, tandis que le concept de « services de conseil juridique en matière gracieuse », lesquels seraient interdits, ne serait toujours pas
clairement délimité.
186 Le Conseil, soutenu par la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, conteste les arguments des requérants.
187 À cet égard, le Tribunal rappelle que, selon une jurisprudence bien établie, le principe de sécurité juridique, qui constitue un principe général du droit de l’Union, exige, notamment, que les règles de droit soient claires, précises et prévisibles dans leurs effets, en particulier lorsqu’elles peuvent avoir sur les individus et les entreprises des conséquences défavorables. Une sanction, même de caractère non pénal, ne peut être infligée que si elle repose sur une base légale claire et non
ambiguë. Le principe de sécurité juridique implique, notamment, que toute réglementation de l’Union, en particulier lorsqu’elle impose ou permet d’imposer des sanctions, soit claire et précise, afin que les personnes concernées puissent connaître sans ambiguïté les droits et obligations qui en découlent et prendre leurs dispositions en conséquence (voir arrêt du 16 juillet 2014, National Iranian Oil Company/Conseil, T‑578/12, non publié, EU:T:2014:678, point 112 et jurisprudence citée).
188 Il ressort également de la jurisprudence que l’existence de termes vagues dans une disposition n’entraîne pas nécessairement une violation de l’article 7 de la CEDH et que le fait qu’une loi confère un pouvoir d’appréciation ne se heurte pas en soi à l’exigence de prévisibilité, à condition que l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir se trouvent définies avec une netteté suffisante, eu égard au but légitime en jeu, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre
l’arbitraire. À ce sujet, outre le texte de la loi elle-même, la jurisprudence tient compte de la question de savoir si les notions indéterminées utilisées ont été précisées par une jurisprudence constante et publiée (voir arrêt du 4 septembre 2015, NIOC e.a./Conseil, T‑577/12, non publié, EU:T:2015:596, point 135 et jurisprudence citée).
189 En outre, l’exigence de prévisibilité qui accompagne le principe de légalité des peines – lequel impose que la loi définisse clairement les infractions et les peines – ne s’oppose pas à ce que la loi attribue un pouvoir d’appréciation dont l’étendue et les modalités d’exercice se trouvent définies avec une netteté suffisante. Ces principes jurisprudentiels sont également applicables en ce qui concerne les mesures restrictives qui, bien qu’elles ne visent pas en principe à sanctionner des
infractions, mais constituent des mesures préventives, affectent lourdement les droits et libertés des personnes concernées (voir arrêt du 4 septembre 2015, NIOC e.a./Conseil, T‑577/12, non publié, EU:T:2015:596, point 136 et jurisprudence citée).
190 C’est à l’aune de ces principes qu’il convient d’examiner les arguments des requérants.
191 Par leur premier argument, les requérants soutiennent que le libellé du considérant 19 du règlement 2022/1904 et des dispositions relatives à l’interdiction litigieuse ne permet pas d’identifier les services de conseil juridique prohibés.
192 Si le considérant 19 du règlement 2022/1904 se contente d’identifier les grandes catégories de services de conseil juridique soumises à l’interdiction litigieuse ainsi que celles qui n’y sont pas soumises, l’article 5 quindecies, paragraphes 5 et 6, du règlement no 833/2014 circonscrit plus précisément l’interdiction litigieuse.
193 En tout état de cause, à supposer que des avocats aient pu retenir une interprétation stricte des dispositions en cause, en s’abstenant de fournir des conseils juridiques nécessaires à la prévention, à l’anticipation, voire à la préparation d’une procédure judiciaire ou administrative, il suffit de rappeler que, en tout état de cause, ainsi qu’il a été exposé en réponse au premier moyen, le libellé de l’article 5 quindecies du règlement no 833/2014, notamment de ses paragraphes 5 et 6, permet
aux requérants de distinguer les services de conseil juridique qui échappent à l’interdiction litigieuse et ceux qui y sont soumis.
194 Partant, le premier argument des requérants ne saurait être accueilli.
195 Par leur deuxième argument, les requérants soutiennent que l’exigence de compatibilité avec les objectifs poursuivis par le règlement no 833/2014 et le règlement no 269/2014, telle que prévue par l’article 5 quindecies, paragraphe 6, du règlement no 833/2014, est imprécise.
196 Le considérant 2 du règlement no 833/2014 énonce que l’adoption de mesures restrictives doit permettre « d’accroître le coût des actions de la Russie visant à compromettre l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et de promouvoir un règlement pacifique de la crise ».
197 Par ailleurs, le considérant 3 du règlement no 269/2014 précise que « la solution à la crise devrait être trouvée dans le cadre de négociations entre les gouvernements de l’Ukraine et de la Fédération de Russie […] et que, en l’absence de résultats dans un délai limité, l’Union décidera de mesures supplémentaires, telles que des interdictions de pénétrer sur son territoire, des gels des avoirs et l’annulation du sommet UE-Russie ». Le considérant 6 rappelle que ledit règlement « respecte les
droits fondamentaux et observe les principes reconnus notamment par la [Charte], et plus particulièrement les droits à un recours effectif et à l’accès à un tribunal impartial, ainsi que le droit à la protection des données à caractère personnel ».
198 L’exigence de compatibilité avec les objectifs poursuivis par le règlement no 833/2014 et le règlement no 269/2014, telle que prévue par l’article 5 quindecies, paragraphe 6, du règlement no 833/2014, vise ainsi à assurer que l’exception prévue par cette disposition ne remet pas en cause l’objectif consistant à exercer une pression sur la Fédération de Russie pour qu’elle mette un terme à sa guerre d’agression contre l’Ukraine, dans le respect des principes garantis par la Charte. Ainsi que le
souligne le Conseil, cette exigence vise à prévenir tout recours abusif à l’exception énoncée au paragraphe 6 susmentionné et est ainsi suffisamment explicite.
199 Dès lors, le deuxième argument des requérants doit être rejeté.
200 Par leur troisième argument, les requérants soutiennent que la notion de « contrôle » figurant à l’article 5 quindecies, paragraphe 7, du règlement no 833/2014, englobant les notions de « contrôle exclusif » et de « contrôle conjoint », à défaut d’être définie par ce même règlement, est incompréhensible.
201 Toutefois, en matière de mesures restrictives, le Conseil souligne à juste titre que la Cour a déjà jugé qu’une « société pouvait être qualifiée de ‟société détenue ou contrôlée par une autre entité”, dès lors que cette dernière se trouv[ait] dans une situation dans laquelle elle [étai]t en mesure d’influencer les choix de la société concernée, même en l’absence de tout lien juridique, de propriété ou de participation dans le capital, entre l’une et l’autre de ces deux entités économiques »
(arrêt du 10 septembre 2019, HTTS/Conseil, C‑123/18 P, EU:C:2019:694, point 75).
202 Par conséquent, le troisième argument des requérants doit être rejeté.
203 Par leur quatrième argument, les requérants estiment que l’interdiction litigieuse est entachée d’un certain nombre d’imprécisions quant à sa portée.
204 Aucune des imprécisions alléguées n’est toutefois susceptible d’entraîner une violation du principe de sécurité juridique.
205 D’abord, ainsi qu’il ressort du point 61 ci-dessus, le libellé de l’article 5 quindecies, paragraphe 5, du règlement no 833/2014 permet la fourniture de services de conseil juridique dans le cadre de procédures précontentieuses.
206 Ensuite, s’agissant de la cession d’investissements ou de liquidation d’investissements d’entreprises existant en Russie, il ressort de l’article 5 quindecies, paragraphe 2, du règlement no 833/2014 que la prestation de conseils juridiques relatifs à de telles opérations est interdite dès lors qu’elle est destinée au gouvernement russe et à des entités établies en Russie. Une telle interdiction ne peut être levée que dans les conditions prévues, d’une part, à l’article 5 quindecies,
paragraphe 7, du règlement no 833/2014 et, d’autre part, à l’article 12 ter, paragraphe 2 bis, de ce même règlement.
207 Par ailleurs, l’article 5 quindecies, paragraphe 2, du règlement no 833/2014 interdit la fourniture de conseils juridiques relatifs à une note de transfert d’actions pour et concernant l’acquisition par une entité de l’Union de ses propres actions auprès d’actionnaires russes actuels, dans la mesure où ces conseils sont destinés, directement ou indirectement, au gouvernement russe ou à des entités établies en Russie. Il est à cet égard indifférent que l’opération en cause, réalisée grâce auxdits
conseils juridiques, puisse in fine profiter, de manière indirecte, au gouvernement russe ou à des entités établies en Russie.
208 En outre, conformément à l’article 2 du règlement 2022/1904, l’interdiction litigieuse est entrée en vigueur dès le 7 octobre 2022. Il s’ensuit qu’il est par principe interdit aux avocats de fournir des conseils juridiques au gouvernement russe ou à des entités établies en Russie dans le cadre du suivi d’une consultation, sur la base d’une lettre d’engagement ou d’un contrat conclu avant le 7 octobre 2022. Cette interdiction ne peut être levée que dans les conditions fixées par
l’article 5 quindecies, paragraphe 4, du règlement no 833/2014, à savoir pour les conseils juridiques devant être fournis précisément pour mettre fin, avant la date butoir qui y est énoncée, aux contrats conclus avant le 7 octobre 2022.
209 Enfin, il convient de relever que l’article 5 quindecies, paragraphe 2, du règlement no 833/2014 interdit de fournir, même indirectement, des services de conseil juridique au gouvernement russe ou à des entités établies en Russie. Toutefois, cette interdiction ne s’oppose pas à une prise de parole lors d’une conférence à laquelle assiste un employé du gouvernement russe ou d’une entité établie en Russie, tant que cette prise de parole demeure générale et ne revient pas à fournir un conseil fondé
sur l’interprétation et l’application d’une règle de droit à une situation spécifique et de nature à faciliter la prise de décision du gouvernement russe, d’une entité russe ou d’une catégorie d’entités russes particulière.
210 Par conséquent le troisième moyen doit être rejeté.
211 Les trois moyens invoqués par les requérants à l’appui de leur recours ayant été écartés, ce dernier doit, en tout état de cause, être rejeté sans qu’il soit besoin de statuer sur sa recevabilité.
IV. Sur les dépens
212 Aux termes de l’article 134, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
213 Les requérants ayant succombé, il y a lieu de les condamner à supporter leurs propres dépens ainsi que ceux du Conseil, conformément aux conclusions de ce dernier.
214 Conformément à l’article 138, paragraphes 1 et 3, du règlement de procédure, la Bundesrechtsanwaltskammer, l’Ordre des avocats de Genève, la République d’Estonie, la Commission et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité supporteront leurs propres dépens.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (grande chambre)
déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) L’Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles et les autres parties requérantes dont les noms figurent en annexe supporteront leurs propres dépens ainsi que ceux du Conseil de l’Union européenne.
3) La Bundesrechtsanwaltskammer, l’Ordre des avocats de Genève, la République d’Estonie, la Commission européenne et le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité supporteront leurs propres dépens.
Van der Woude
Papasavvas
da Silva Passos
Kornezov
Truchot
Gervasoni
Półtorak
Nihoul
Öberg
Mac Eochaidh
Pynnä
Martín y Pérez de Nanclares
Brkan
Zilgalvis
Gâlea
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 2 octobre 2024.
Le greffier
V. Di Bucci
Le président
S. Papasavvas
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( *1 ) Langue de procédure : le français.
( 1 ) La liste des autres parties requérantes n’est annexée qu’à la version notifiée aux parties.