ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)
10 avril 2025 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Directive (UE) 2019/1023 – Procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes – Article 20 – Possibilité de remise de dettes – Article 23, paragraphes 1 et 2 – Dérogations – Personne physique devenue insolvable – Conditions d’accès à la remise de dettes – Notion d’agissement “malhonnête ou de mauvaise foi” – Agissements envers les créanciers d’un tiers »
Dans l’affaire C‑723/23 [Amilla] ( i ),
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Oviedo, con sede en Gijón (tribunal de commerce no 3 d’Oviedo, siégeant à Gijón, Espagne), par décision du 13 octobre 2023, parvenue à la Cour le 28 novembre 2023, dans la procédure
Agencia Estatal de la Administración Tributaria
contre
VT,
UP,
LA COUR (sixième chambre),
composée de M. A. Kumin, président de chambre, M. F. Biltgen (rapporteur), président de la première chambre, et M. S. Gervasoni, juge,
avocat général : M. J. Richard de la Tour,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour VT et UP, par Me I. Blanco Urizar, abogado,
– pour le gouvernement espagnol, par M. A. Ballesteros Panizo, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par MM. J. L. Buendía Sierra, G. Meeßen et G. von Rintelen, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 20 et de l’article 23, paragraphe 1, de la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil, du 20 juin 2019, relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 (directive sur la
restructuration et l’insolvabilité) (JO 2019, L 172, p. 18).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant VT, une personne physique devenue insolvable, à l’Agencia Estatal de Administración Tributaria (administration fiscale, Espagne) (ci-après l’« AEAT ») au sujet d’une demande de remise de dettes déposée par cette personne au cours de la procédure d’insolvabilité la concernant.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Les considérants 78 à 81 de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité énoncent :
« (78) Une remise de dettes totale ou la fin de la déchéance après une période ne dépassant pas trois ans n’est pas appropriée dans toutes les circonstances, dès lors des dérogations à cette règle, dûment justifiées par des motifs précisés dans le droit national, pourraient devoir être introduites. Par exemple, de telles dérogations devraient être introduites lorsque le débiteur est malhonnête ou a agi de mauvaise foi. Lorsque les entrepreneurs ne bénéficient pas d’une présomption d’honnêteté et
de bonne foi en vertu du droit national, la charge de la preuve concernant leur honnêteté et leur bonne foi ne devrait pas rendre leur accès à la procédure inutilement difficile ou onéreux.
(79) Pour établir si un entrepreneur a été malhonnête, les autorités judiciaires ou administratives peuvent prendre en compte des éléments tels que : la nature et l’ampleur des dettes ; le moment où la dette a été contractée ; les efforts de l’entrepreneur pour les rembourser et respecter les obligations juridiques, y compris les exigences publiques en matière de licences et de bonne comptabilité ; les actions qu’il entreprend pour faire obstacle aux recours des créanciers ; le respect des
obligations qui incombent aux entrepreneurs qui sont dirigeants d’une entreprise lorsqu’il existe une probabilité d’insolvabilité ; et le respect du droit de l’Union et du droit national en matière de concurrence et de droit du travail. Des dérogations devraient également pouvoir être introduites lorsque l’entrepreneur n’a pas satisfait à certaines obligations légales, dont les obligations d’optimiser les rendements pour les créanciers, ce qui pourrait prendre la forme d’une obligation
générale de générer des revenus ou des actifs. En outre, il devrait être possible d’introduire des dérogations spécifiques lorsqu’il est nécessaire de garantir l’équilibre entre les droits du débiteur et ceux d’un ou de plusieurs créanciers, par exemple lorsque le créancier est une personne physique qui a besoin d’une plus grande protection que le débiteur.
(80) Une dérogation pourrait également être justifiée lorsque le coût de la procédure ouvrant la voie à une remise de dettes, y compris les honoraires des autorités judiciaires et administratives et des praticiens, ne sont pas couverts. Les États membres devraient pouvoir prévoir que les avantages d’une telle remise de dettes peuvent être révoqués lorsque, par exemple, la situation financière du débiteur s’améliore notablement en raison de circonstances inattendues, comme des gains à une loterie,
un héritage ou le bénéfice d’une donation. Les États membres ne devraient pas être empêchés de prévoir des dérogations supplémentaires dans des circonstances bien définies et lorsqu’elles sont dûment justifiées.
(81) Lorsqu’il existe une raison dûment justifiée en vertu du droit national, il pourrait être approprié de limiter la possibilité d’une remise pour certaines classes de dettes. [...] Les États membres devraient pouvoir exclure d’autres catégories de dettes dans des cas dûment justifiés. »
4 L’article 20 de cette directive, intitulé « Possibilité de remise de dettes », dispose :
« 1. Les États membres veillent à ce que les entrepreneurs insolvables aient accès à au moins une procédure pouvant conduire à une remise de dettes totale conformément à la présente directive.
[...]
2. Les États membres dans lesquels une remise de dettes totale est subordonnée à un remboursement partiel des dettes par l’entrepreneur veillent à ce que cette obligation de remboursement associée soit fixée en fonction de la situation individuelle de l’entrepreneur et, en particulier, soit proportionnée à ses revenus et actifs disponibles ou saisissables pendant le délai de remise et tienne compte de l’intérêt en équité des créanciers.
[...] »
5 L’article 23 de ladite directive, intitulé « Dérogations », prévoit :
« 1. Par dérogation aux articles 20 à 22, les États membres maintiennent ou adoptent des dispositions refusant ou restreignant l’accès à la remise de dettes, révoquant le bénéfice de la remise ou prévoyant un délai de remise de dettes totale ou de déchéance plus long lorsque l’entrepreneur insolvable a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi, au titre du droit national, à l’égard des créanciers ou d’autres parties prenantes lorsqu’il s’est endetté, durant la procédure d’insolvabilité ou
lors du remboursement des dettes, sans préjudice des règles nationales relatives à la charge de la preuve.
2. Par dérogation aux articles 20 à 22, les États membres peuvent maintenir ou adopter des dispositions refusant ou restreignant l’accès à la remise de dettes, révoquant le bénéfice de la remise ou prévoyant un délai de remise de dettes totale ou de déchéance plus long dans certaines circonstances bien définies et lorsque de telles dérogations sont dûment justifiées, notamment lorsque :
a) l’entrepreneur insolvable a commis une violation substantielle des obligations prévues par un plan de remboursement ou de toute autre obligation légale visant à préserver les intérêts des créanciers, y compris l’obligation d’optimiser les rendements pour les créanciers ;
b) l’entrepreneur insolvable ne satisfait pas aux obligations d’information ou de coopération prévues par le droit de l’Union et le droit national ;
c) il y a des demandes de remise de dettes abusives ;
d) il y a une nouvelle demande de remise de dettes au cours d’une certaine période après que l’entrepreneur insolvable s’est vu accorder une remise de dettes totale, ou qu’il s’est vu refuser une remise de dettes totale du fait d’une violation grave d’obligations d’information ou de coopération ;
e) le coût de la procédure ouvrant la voie à la remise de dettes n’est pas couvert ; ou
f) une dérogation est nécessaire pour garantir l’équilibre entre les droits du débiteur et les droits d’un ou de plusieurs créanciers.
3. Par dérogation à l’article 21, les États membres peuvent prévoir des délais de remise de dettes plus longs lorsque :
[...]
4. Les États membres peuvent exclure de la remise de dettes des classes spécifiques de créances, ou limiter la possibilité de remise de dettes ou encore prévoir un délai de remise plus long lorsque ces exclusions, limitations ou délais plus longs sont dûment justifiés, en ce qui concerne notamment :
a) les dettes garanties ;
b) les dettes issues de sanctions pénales ou liées à de telles sanctions ;
c) les dettes issues d’une responsabilité délictuelle ;
[...] »
Le droit espagnol
6 La loi applicable rationae temporis au litige au principal est le Real Decreto Legislativo 1/2020 por el que se aprueba el texto refundido de la Ley Concursal (décret législatif royal 1/2020 portant approbation du texte de refonte de la loi sur l’insolvabilité), du 5 mai 2020 (BOE no 127, du 7 mai 2020, p. 31518), tel que modifié par la Ley 16/2022 de reforma del texto refundido de la Ley Concursal, aprobado por el Real Decreto Legislativo 1/2020, para la transposición de la Directiva (UE)
2019/1023 [loi 16/2022 portant réforme du texte de refonte de la loi sur l’insolvabilité, approuvé par le décret législatif royal 1/2020, en vue de la transposition de la directive (UE) 2019/1023], du 5 septembre 2022 (BOE no 214, du 6 septembre 2022, p. 123682) (ci-après le « TRLC »).
7 Le préambule de la loi 16/2022 énonce :
« [...]
[...] Lorsque le débiteur insolvable est une personne physique, la procédure d’insolvabilité vise à identifier les débiteurs de bonne foi et à leur offrir une remise partielle de leurs dettes, leur permettant ainsi de bénéficier d’une seconde chance et les empêchant de basculer dans l’économie souterraine ou dans la marginalité.
[...]
La [directive sur la restructuration et l’insolvabilité] oblige tous les États membres à mettre en place un mécanisme de seconde chance pour éviter que les débiteurs ne soient tentés de se délocaliser dans d’autres pays qui prévoient déjà ces mécanismes, avec le coût que cela impliquerait tant pour le débiteur que pour ses créanciers. Parallèlement, l’homogénéisation sur ce point est considérée comme essentielle pour le fonctionnement du marché unique européen.
L’un des changements les plus radicaux de la nouvelle réglementation est que, au lieu de subordonner la remise à l’acquittement d’un certain type de dettes (comme le prévoyait l’article 487, paragraphe 2, du texte de refonte de la loi sur l’insolvabilité), un système de remise par mérite est adopté dans lequel tout débiteur, qu’il soit entrepreneur ou non, à condition qu’il satisfasse à l’exigence de bonne foi sur laquelle se fonde cette institution, peut avoir accès à une remise de toutes ses
dettes, à l’exception de celles qui, exceptionnellement et en raison de leur nature spéciale, sont considérées comme ne pouvant pas légalement faire l’objet d’une remise. L’option, déjà acceptée par le législateur espagnol en 2015, d’accorder la remise à tout débiteur personne physique de bonne foi, qu’il soit entrepreneur ou non, est maintenue.
[...]
La bonne foi du débiteur reste la pierre angulaire de la remise. Conformément aux recommandations des organismes internationaux, une délimitation normative de la bonne foi est établie, par référence à certains comportements objectifs énumérés de manière exhaustive (liste fermée), sans faire appel à des modèles de comportement vagues ou insuffisamment spécifiques, ou dont la preuve impose au débiteur une charge impossible. [...]
[...]
La remise de dettes est étendue à l’ensemble des créances dans le cadre de la procédure collective et des créances sur la masse. Les exceptions sont fondées, dans certains cas, sur l’importance particulière de leur satisfaction pour une société juste et solidaire fondée sur l’État de droit (comme les dettes alimentaires, les dettes résultant de créances de droit public, les dettes issues d’infractions pénales ou encore les dettes issues d’une responsabilité délictuelle). Ainsi, la remise de dettes
pour les créances de droit public est soumise à certaines limites et ne peut intervenir que lors de la première remise de dettes, et non lors des suivantes. Dans d’autres cas, l’exception se justifie par les synergies ou les externalités négatives qui pourraient résulter de la remise de certains types de dettes : la remise de dettes issues de l’obligation de payer les coûts de la procédure ouvrant la voie à une remise de dettes pourrait dissuader certains tiers de collaborer avec le débiteur à
cette fin (par exemple, les avocats), ce qui empêcherait le failli d’accéder à son dossier. De même, la remise de dettes pour les créances assorties de garanties réelles porterait atteinte, sans aucun fondement, à l’un des éléments essentiels de l’accès au crédit et, partant, du bon fonctionnement des économies modernes, qu’est l’immunité du créancier bénéficiant d’une garantie réelle solide face aux vicissitudes de l’insolvabilité ou à la défaillance du débiteur. Enfin, à titre exceptionnel, le
juge est autorisé à prononcer la non‑remise totale ou partielle de certaines dettes lorsque cela est nécessaire pour éviter l’insolvabilité du créancier.
[...] »
8 L’article 486 du TRLC dispose :
« Le débiteur personne physique, qu’il soit entrepreneur ou non, peut demander la remise des dettes non payées dans les termes et dans les conditions établis par la présente loi, à condition qu’il soit un débiteur de bonne foi :
1° [e]n se soumettant à un plan de paiement sans liquidation préalable de la masse des actifs, conformément au régime de remise de dettes visé à la sous-section 1 de la section 3 ci-dessous ; ou
2° [p]ar la liquidation de la masse des actifs, auquel cas la remise de dette sera soumise au régime prévu à la sous-section 2 de la section 3 ci-dessous, si la cause de la clôture de la procédure d’insolvabilité est la fin de la phase de liquidation de la masse des actifs ou l’insuffisance de celle-ci pour satisfaire les créances sur la masse. »
9 L’article 487 du TRLC est libellé comme suit :
« 1. Le débiteur qui se trouve dans l’une des situations suivantes ne pourra pas obtenir la remise des dettes non payées :
1° Lorsque, au cours des dix années précédant la demande de remise, il a été condamné par un jugement définitif à une peine d’emprisonnement, même suspendue ou substituée, pour des délits contre le patrimoine et contre l’ordre socio-économique, pour falsification de documents, contre le Trésor public et la sécurité sociale ou contre les droits des travailleurs, à condition que la peine maximale pour le délit soit égale ou supérieure à trois ans, à moins que, à la date de présentation de la demande
de remise, la responsabilité pénale n’ait été éteinte et que les obligations pécuniaires découlant du délit aient été acquittées.
2° Lorsque, au cours des dix années précédant la demande de remise, il a été sanctionné par une décision administrative définitive pour une infraction très grave en matière fiscale, ou une infraction à la sécurité sociale ou à l’ordre social, ou lorsque, au cours de la même période, une décision définitive d’extension de responsabilité a été prise, à moins que, à la date d’introduction de la demande de remise, il ne se soit acquitté de l’intégralité des dettes relevant de sa responsabilité.
En cas d’infractions graves, les débiteurs qui ont été sanctionnés pour un montant supérieur à cinquante pour cent du montant éligible à la remise par l’[AEAT] visé à l’article 489, paragraphe 1, point 5, ne peuvent obtenir la remise que si, à la date d’introduction de la demande de remise, ils se sont acquittés de l’intégralité des dettes relevant de leur responsabilité.
3° Lorsque l’insolvabilité a été déclarée frauduleuse. Toutefois, si l’insolvabilité a été déclarée frauduleuse uniquement en raison du non-respect par le débiteur de l’obligation de demander la déclaration d’insolvabilité en temps utile, le juge peut prendre en compte les circonstances dans lesquelles le retard s’est produit.
4° Lorsque, au cours des dix années précédant la demande de remise, il a été déclaré personne concernée dans le jugement de qualification de l’insolvabilité d’un tiers qualifiée de frauduleuse, à moins que, à la date de présentation de la demande de remise, il ne se soit acquitté de l’intégralité des dettes relevant de sa responsabilité.
[...]
2. Dans les cas visés aux points 3 et 4 du paragraphe précédent, si la qualification n’est pas encore définitive, le juge suspend la décision de remise de dettes jusqu’à ce que la qualification soit définitive. [...] »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
10 VT et son épouse, UP, étaient les administrateurs de BLANCO Y NARANJA SL et de MALVA Y NARANJA SL. Ces deux sociétés ont chacune fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité à l’issue de laquelle elles ont été déclarées insolvables et il a été jugé que ces insolvabilités devaient être qualifiées de « frauduleuses ». Dans les deux procédures, VT et UP ont, en leur qualité d’administrateurs solidaires desdites sociétés, été identifiés comme étant des « personnes concernées » par cette qualification
et ont été déchus du droit d’administrer les biens d’autrui ainsi que de représenter toute personne durant une certaine période (cinq ans dans l’une des procédures et sept ans dans l’autre). Par ailleurs, ils ont perdu tous les droits qu’ils détenaient en tant que créanciers de l’insolvabilité ou de la masse des mêmes sociétés. En outre, ils ont été condamnés, conjointement et solidairement, au paiement du déficit patrimonial des deux sociétés concernées, à savoir des sommes de 169085,24 euros et
de 62035,91 euros, ainsi qu’aux dépens de la procédure.
11 Ayant connu des difficultés à rembourser ces sommes, VT a engagé une procédure d’accord de paiement extrajudiciaire devant la Cámara Oficial de Comercio, Industria y Navegación de Gijón (chambre officielle de commerce, d’industrie et de navigation de Gijón, Espagne). Cette procédure n’ayant pas abouti à la conclusion d’un tel accord, VT a déposé une demande de déclaration d’insolvabilité devant le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Oviedo, con sede en Gijón (tribunal de commerce no 3 d’Oviedo,
siégeant à Gijón, Espagne), qui est la juridiction de renvoi.
12 Par une ordonnance du 8 février 2021, cette juridiction a déclaré l’insolvabilité personnelle de VT et a qualifié cette insolvabilité de « fortuite ».
13 Le 2 février 2023, dans le cadre de la procédure d’insolvabilité ouverte à son égard, VT a présenté une demande de remise des dettes non payées. L’AEAT s’est opposée à cette demande en invoquant que l’insolvabilité concernée relevait de l’exception prévue à l’article 487, paragraphe 1, point 4, du TRLC et en rappelant que VT a été déclaré « personne concernée » dans le cadre des procédures d’insolvabilité visées au point 10 du présent arrêt, que les insolvabilités des sociétés concernées ont été
qualifiées de « frauduleuses » et que VT ne s’était pas entièrement acquitté de sa responsabilité.
14 Pour sa part, VT a fait valoir, d’une part, qu’il était un débiteur de bonne foi à l’égard de « ses propres créanciers » et que le fait d’avoir été déclaré « personne concernée » dans la procédure d’insolvabilité des personnes morales dont il était administrateur solidaire, en sa qualité de caution, ne limitait pas son accès à une remise de dettes à l’égard de ses créanciers. D’autre part, l’exception prévue à l’article 487, paragraphe 1, point 4, du TRLC, en ce qu’elle instaure une
responsabilité objective non susceptible de pondération, serait contraire au système établi par la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, lequel exigerait la prise en compte des circonstances subjectives dans lesquelles se trouve le débiteur afin de déterminer si celui-ci a été malhonnête.
15 La juridiction de renvoi relève, en premier lieu, que l’article 23, paragraphe 1, de cette directive vise la situation dans laquelle un entrepreneur insolvable agit de manière malhonnête ou de mauvaise foi à l’égard des créanciers. Toutefois, il ne serait pas possible d’établir clairement si cette disposition vise une situation telle que celle en cause au principal dans laquelle un débiteur a, en tant qu’administrateur solidaire, été tenu conjointement responsable à l’égard des créanciers d’un
tiers. Se poserait ainsi la question de savoir si la dérogation concernant l’accès à la remise des dettes non payées d’un débiteur à l’égard de ses propres créanciers est applicable aux créanciers d’un tiers et si une telle application est compatible avec la notion de « créanciers », au sens de ladite disposition.
16 En deuxième lieu, cette juridiction considère que l’exception prévue à l’article 487, paragraphe 1, point 4, du TRLC empêche VT d’avoir accès à une procédure pouvant conduire à une remise totale de ses dettes à l’égard de ses propres créanciers. Elle se demande si l’article 20 de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, qui impose aux États membres de prévoir une procédure pouvant conduire à une remise de dettes totale, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une telle
disposition.
17 En troisième lieu, ladite juridiction éprouve des doutes quant au point de savoir si la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, en particulier l’article 20, paragraphe 2, de celle-ci, exige que le régime d’accès à la remise de dettes totale mis en place tienne compte des circonstances subjectives entourant la situation du débiteur, c’est-à-dire de sa situation individuelle, ou si les États membres ont la possibilité de maintenir ou d’adopter une disposition, telle que l’article 487,
paragraphe 1, point 4, du TRLC, qui prévoit des critères purement objectifs et qui ne tient pas compte de cette situation.
18 Dans ces conditions, le Juzgado de lo Mercantil no 3 de Oviedo, con sede en Gijón (tribunal de commerce no 3 d’Oviedo, siégeant à Gijón) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 23, paragraphe 1, de la directive [sur la restructuration et l’insolvabilité] doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une règle nationale telle que l’article 487, paragraphe 1, point 4, du [TRLC], en ce que cette règle inclut, dans la notion de “comportement malhonnête ou de mauvaise foi” du débiteur, des comportements de ce dernier à l’égard de créanciers de tiers, autres que ceux figurant sur la liste des créanciers de sa propre procédure d’insolvabilité en tant que
personne physique ?
2) L’article 487, paragraphe 1, point 4, du [TRLC] est-il conforme à l’article 20 de la directive [sur la restructuration et l’insolvabilité], dans la mesure où il prévoit une dérogation à la procédure de la seconde chance qui empêche de conduire à une remise de dettes totale ?
3) L’article 487, paragraphe 1, point 4, du [TRLC] est-il conforme à l’article 20, paragraphe 2, et au considérant 79 de la directive [sur la restructuration et l’insolvabilité], dans la mesure où la règle nationale n’envisage pas la situation individuelle du débiteur, établissant ainsi une dérogation de nature objective, sans que les juridictions espagnoles puissent apprécier les circonstances subjectives entourant la situation du débiteur qui accède à la procédure de seconde chance ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
19 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui exclut l’accès à la remise de dettes lorsque le débiteur a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi à l’égard des créanciers d’un tiers et a été déclaré « personne concernée » dans le cadre de la déclaration judiciaire d’insolvabilité frauduleuse de ce
tiers.
20 Cette question découle du fait que l’article 487, paragraphe 1, point 4, du TRLC prévoit, en substance, qu’un débiteur qui, au cours des dix années précédant sa demande de remise de dettes, a été déclaré « personne concernée » dans un jugement qualifiant l’insolvabilité d’un tiers de « frauduleuse » ne peut obtenir une telle remise de dettes qu’à la condition de s’être acquitté, à la date de présentation de cette demande, de l’intégralité des dettes relevant de sa responsabilité.
21 Cela étant précisé, il convient de rappeler que, conformément à la jurisprudence de la Cour, afin d’interpréter une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle‑ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (arrêt du 14 mars 2024, VR Bank Ravensburg-Weingarten, C‑536/22, EU:C:2024:234, point 35 et jurisprudence citée).
22 S’agissant, en premier lieu, du libellé de l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, celui-ci prévoit que les États membres maintiennent ou adoptent des dispositions refusant ou restreignant l’accès à la remise de dettes, révoquant le bénéfice de la remise ou prévoyant un délai de remise de dettes totale ou de déchéance plus long lorsque l’entrepreneur insolvable a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi, notamment, « à l’égard des créanciers
[...] lorsqu’il s’est endetté, durant la procédure d’insolvabilité ou lors du remboursement des dettes ».
23 Cette disposition contient une indication temporelle indirecte quant au moment auquel le débiteur doit avoir agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi, à savoir « lorsqu’il s’est endetté », « durant la procédure d’insolvabilité » ou « lors du remboursement des dettes », ce qui permettrait de considérer que les « créanciers » visés à ladite disposition sont ceux qui peuvent être déterminés soit au moment où le débiteur concerné s’est endetté, soit au cours de la procédure d’insolvabilité, soit
lors du remboursement des dettes. Ainsi que la Commission européenne l’a fait valoir dans ses observations écrites, cette indication temporelle est susceptible d’être comprise comme plaidant en faveur d’une interprétation de l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité selon laquelle le terme « créanciers » vise uniquement les créanciers vis-à-vis desquels le débiteur concerné s’est directement et personnellement endetté, à savoir « ses propres »
créanciers, et non ceux qui, initialement, étaient des créanciers d’un tiers et qui ne sont devenus les créanciers du débiteur qu’à la suite d’un jugement ayant déclaré ce débiteur « personne concernée » par l’insolvabilité frauduleuse de ce tiers.
24 Toutefois, dans la mesure où, dans une situation telle que celle en cause au principal, une personne agissant en qualité d’administrateur d’une société dont l’insolvabilité a été qualifiée de « frauduleuse » sait que, conformément à la réglementation nationale applicable, elle peut être déclarée « personne concernée », au sens de cette réglementation nationale, et donc devenir le débiteur des créanciers de cette société, cette personne ne saurait raisonnablement ignorer que les créanciers
vis-à-vis desquels elle décide d’engager ladite société sont potentiellement ses propres créanciers. Partant, dans un tel cas, un comportement malhonnête ou de mauvaise foi de ladite personne à l’égard des créanciers de la même société et donc de ses potentiels créanciers personnels doit être assimilé à un comportement malhonnête ou de mauvaise foi à l’égard de ses propres créanciers.
25 Cette interprétation du libellé de l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité est corroborée par le fait que la version en langue française de cette disposition emploie les termes « des créanciers » et non pas « ses créanciers ». En effet, si le législateur de l’Union avait entendu limiter le cercle des créanciers visés à ladite disposition aux propres créanciers du débiteur, il aurait aisément pu le faire en utilisant l’adjectif possessif « ses ».
26 À cet égard, force est de constater que des versions linguistiques de l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité autres que la version en langue française, notamment les versions en langues allemande (« gegenüber den Gläubigern »), anglaise (« towards creditors »), danoise (« for kreditorer »), espagnole (« respecto a los acreedores »), hongroise (« a hitelezőkkel [...] szemben »), italienne (« nei confronti dei creditori »), portugaise (« para com os
credores »), roumaine (« față de creditori ») et suédoise (« gentemot borgenärerna »), confirment que le législateur n’a pas utilisé cet adjectif possessif.
27 S’agissant, en deuxième lieu, du contexte dans lequel s’inscrit l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, il importe de relever que cette disposition constitue la première d’une série de dispositions dérogatoires au principe de l’accès à une procédure pouvant conduire à une remise de dettes totale instauré à l’article 20 de cette directive et qu’elle est, partant, d’interprétation stricte.
28 Toutefois, ainsi qu’il ressort notamment des versions en langues tchèque, danoise, allemande, anglaise, irlandaise, française, croate, italienne, lettone, néerlandaise, portugaise, roumaine, slovaque, slovène, finnoise et suédoise de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, à la différence des paragraphes 2, 3 et 4 de cet article 23, qui utilisent des termes équivalant, en substance, au terme français « peuvent », à savoir respectivement «mohou », «kan » , « können », «may »,
«féadfaidh » , « mogu », «possono » ,« var », « kunnen », « podem », « pot », « môžu », « lahko », « voivat » et «får », et accordent ainsi une certaine marge d’appréciation aux États membres pour respectivement « maintenir ou adopter » certaines dérogations à ce principe, « prévoir » des délais de remise de dettes plus longs et « exclure de la remise de dette des classes spécifiques de créances, ou limiter la possibilité de remise de dettes ou encore prévoir un délai de remise plus long », le
paragraphe 1 dudit article ne prévoit, dans ces versions linguistiques, pas de terme similaire et impose aux États membres l’adoption d’une telle dérogation en prévoyant qu’ils « maintiennent ou adoptent » notamment des dispositions refusant ou restreignant l’accès à la remise de dettes ou prévoyant un délai de remise de dettes totale ou de déchéance plus long lorsque le débiteur insolvable a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi. Cette constatation n’est pas remise en cause par le fait
que la version en langue espagnole de l’article 23, paragraphe 1, de cette directive utilise le terme « podrán » (« pourront ») dès lors que la formulation utilisée dans une des versions linguistiques d’un acte ne saurait servir de base unique à l’interprétation de cet acte ou se voir attribuer, à cet égard, un caractère prioritaire par rapport aux autres versions linguistiques (voir, en ce sens, arrêt du 20 février 2018, Belgique/Commission, C‑16/16 P, EU:C:2018:79, points 50 et 51 ainsi que
jurisprudence citée).
29 Or, dès lors que le législateur de l’Union a décidé d’imposer aux États membres de maintenir ou d’adopter cette dérogation audit principe et ne s’est pas limité à leur accorder une marge d’appréciation à cet égard, il convient de retenir une interprétation de l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité qui permet, autant que faire se peut, d’empêcher que des débiteurs ayant agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi à l’égard des créanciers ou d’autres
parties prenantes puissent bénéficier d’une remise de dettes.
30 Partant, l’interprétation contextuelle de cet article 23, paragraphe 1, corrobore l’interprétation littérale figurant aux points 24 et 25 du présent arrêt.
31 Pour ce qui est, en troisième lieu, de l’objectif de l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, il ressort du considérant 78 de cette directive que le législateur de l’Union a entendu imposer une dérogation à l’accès à la remise de dettes « lorsque le débiteur est malhonnête ou a agi de mauvaise foi », sans limiter davantage, à ce considérant, le cercle des créanciers à l’égard desquels le débiteur aurait eu un comportement malhonnête ou de mauvaise
foi.
32 S’agissant précisément des éléments dont il convient de tenir compte pour établir si un débiteur a été malhonnête, le législateur de l’Union, au considérant 79 de ladite directive, a fait référence à « la nature et [à] l’ampleur des dettes ; [au] moment où la dette a été contractée ; [aux] efforts de l’entrepreneur pour les rembourser et respecter les obligations juridiques, y compris les exigences publiques en matière de licences et de bonne comptabilité ; [aux] actions qu’il entreprend pour
faire obstacle aux recours des créanciers ; [au] respect des obligations qui incombent aux entrepreneurs qui sont dirigeants d’une entreprise lorsqu’il existe une probabilité d’insolvabilité ; et [au] respect du droit de l’Union et du droit national en matière de concurrence et de droit du travail ».
33 Il importe de constater, d’une part, que cette énumération, qui n’a pas un caractère exhaustif, dès lors qu’elle est introduite par les termes « tels que », ne contient aucune indication selon laquelle le cercle des créanciers à l’égard desquels le débiteur a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi serait limité d’une quelconque manière et n’inclurait pas les personnes qui étaient initialement les créanciers d’un tiers et qui sont devenues les créanciers de ce débiteur à la suite de
l’insolvabilité frauduleuse de ce tiers. D’autre part, les éléments ainsi énumérés, en particulier ceux visant « la nature et l’ampleur des dettes », « le moment où la dette a été contractée » et « les actions [que le débiteur] entreprend pour faire obstacle aux recours des créanciers », couvrent un large éventail de situations et sont rédigés en des termes permettant de considérer que le législateur de l’Union entendait couvrir le comportement d’un débiteur à l’égard tant de ses propres
créanciers, que des créanciers d’un tiers, tel que la société dont ce débiteur était l’administrateur.
34 Partant, eu égard à l’objectif ainsi mis en évidence, l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité ne saurait être interprété en ce sens qu’une personne qui a été reconnue comme étant responsable de l’insolvabilité frauduleuse d’une société commerciale puisse échapper à la responsabilité solidaire qu’elle a, en vertu du droit national, envers les créanciers de cette société en demandant l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité personnelle et en
sollicitant, dans le cadre de cette procédure, une remise totale de ses dettes.
35 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui exclut l’accès à la remise de dettes lorsque le débiteur a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi à l’égard des créanciers d’un tiers et a été déclaré « personne concernée » dans le cadre de la déclaration judiciaire
d’insolvabilité frauduleuse de ce tiers.
Sur les deuxième et troisième questions
Sur la recevabilité de la troisième question
36 Le gouvernement espagnol soutient, en substance, que la troisième question repose sur la prémisse selon laquelle le TRLC ne permet pas aux autorités et aux juridictions espagnoles de procéder à une appréciation subjective du comportement d’une personne qui demande une remise des dettes non payées. Or, cette prémisse serait erronée. Cette question ne serait, dès lors, pas pertinente pour la solution du litige au principal et devrait, partant, être déclarée irrecevable.
37 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En
conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 22 février 2024, Consejería de Presidencia, Justicia e Interior de la Comunidad de Madrid e.a., C‑59/22, C‑110/22 et C‑159/22, EU:C:2024:149, point 43 ainsi que jurisprudence citée).
38 Il s’ensuit que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée d’une règle de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de
droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêt du 22 février 2024, Consejería de Presidencia, Justicia e Interior de la Comunidad de Madrid e.a., C‑59/22, C‑110/22 et C‑159/22, EU:C:2024:149, point 44 ainsi que jurisprudence citée).
39 En l’occurrence, force est de constater, d’une part, qu’il n’apparaît pas de manière manifeste que les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est demandée dans la troisième question n’aient aucun rapport avec l’objet du litige au principal ou que le problème soulevé par cette question ne soit pas pertinent pour la solution du litige au principal.
40 S’il est certes vrai, ainsi que le gouvernement espagnol l’a relevé, qu’il ressort de la demande de décision préjudicielle que la juridiction de renvoi estime que l’article 487, paragraphe 1, point 4, du TRLC prévoit une dérogation à la procédure de remise de dettes basée exclusivement sur des éléments objectifs et qui ne permet pas aux juridictions espagnoles d’apprécier les circonstances subjectives entourant la situation du débiteur qui accède à cette procédure, il n’en demeure pas moins que,
selon une jurisprudence constante, la juridiction de renvoi est seule compétente pour interpréter et appliquer le droit national. Partant, il incombe à la Cour de prendre en compte, dans le cadre de la répartition des compétences entre elle-même et les juridictions nationales, le contexte réglementaire dans lequel s’insèrent les questions préjudicielles, tel que défini par la décision de renvoi [arrêt du 14 novembre 2024, S. (Modification de la formation de jugement), C‑197/23, EU:C:2024:956,
point 51 et jurisprudence citée].
41 D’autre part, la juridiction de renvoi a fourni, dans sa demande de décision préjudicielle, toutes les informations nécessaires pour que la Cour puisse répondre de façon utile à la troisième question.
42 Partant, cette question est recevable.
Sur le fond
43 S’agissant des deuxième et troisième questions, qu’il convient de traiter ensemble, il importe de relever que, dans la mesure où ces questions découlent de l’examen d’une disposition nationale dérogatoire excluant, sous certaines conditions, le bénéfice du régime généralement applicable, elles doivent être comprises comme visant, en substance, l’interprétation de l’article 23, paragraphe 2, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité. Cette disposition prévoit en effet, sous
certaines conditions, la possibilité, pour les États membres, de maintenir ou d’adopter des dispositions dérogatoires refusant ou restreignant l’accès à la remise de dettes, révoquant le bénéfice de la remise ou prévoyant un délai de remise de dettes totale ou de déchéance plus long. Lesdites questions ne sauraient viser l’article 20 de cette directive, qui constitue une disposition de principe imposant aux États membres de veiller à ce que les entrepreneurs insolvables aient accès à une
procédure pouvant conduire à une remise de dettes totale conformément à ladite directive.
44 Partant, il convient de considérer que, par ses deuxième et troisième questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 23, paragraphe 2, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit une dérogation au principe de l’accès à une procédure pouvant conduire à une remise de dettes non prévue à cette disposition et qui exclut cet accès lorsque, au cours des dix années précédant
la demande de remise, le débiteur a été déclaré « personne concernée » dans un jugement qualifiant l’insolvabilité d’un tiers de « frauduleuse », à moins que, à la date de présentation de cette demande, il ne se soit acquitté de l’intégralité des dettes relevant de sa responsabilité, sans que les juridictions nationales soient appelées à apprécier subjectivement si ce débiteur a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi.
45 Pour ce qui est, en premier lieu, du point de savoir si cet article 23, paragraphe 2, s’oppose à une réglementation nationale qui exclut l’accès à une procédure de remise de dettes dans des circonstances autres que celles énumérées à cette disposition, la Cour a déjà jugé que celle-ci doit être interprétée en ce sens que la liste des circonstances y figurant n’a pas un caractère exhaustif et que les États membres disposent d’une marge d’appréciation leur permettant d’adopter des dispositions
refusant ou restreignant l’accès à la remise de dettes, révoquant le bénéfice de la remise ou prévoyant un délai de remise de dettes totale ou de déchéance plus long dans des circonstances autres que celles énumérées à ladite disposition, pour autant que, ainsi qu’il ressort du libellé de la même disposition, ces circonstances soient bien définies et que de telles dérogations soient dûment justifiées (arrêt du 7 novembre 2024, Corván et Bacigán, C‑289/23 et C‑305/23, EU:C:2024:934, point 28).
46 Concernant les conditions auxquelles l’exercice de la faculté ainsi reconnue aux États membres est soumis, à savoir que les dérogations adoptées par les États membres doivent concerner « certaines circonstances bien définies » et être « dûment justifiées », la Cour a jugé que, lorsque le législateur national adopte des dispositions prévoyant de telles dérogations, les motifs de ces dérogations doivent résulter du droit national ou de la procédure ayant mené à celles-ci et ces motifs doivent
poursuivre un intérêt public légitime (arrêt du 7 novembre 2024, Corván et Bacigán, C‑289/23 et C‑305/23, EU:C:2024:934, point 31 ainsi que jurisprudence citée).
47 À cet égard, il importe de rappeler que, d’une part, tant le considérant 78 de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, qui fait référence aux dérogations « dûment justifiées par des motifs précisés dans le droit national », que le considérant 81 de cette directive, qui évoque une raison « dûment justifiée en vertu du droit national », permettent de considérer que le législateur de l’Union a estimé qu’il était suffisant que les modalités prévues à cet effet dans les différents
droits nationaux soient respectées (arrêt du 7 novembre 2024, Corván et Bacigán, C‑289/23 et C‑305/23, EU:C:2024:934, point 32).
48 D’autre part, dans le cadre d’une affaire concernant une disposition similaire à celle en cause au principal, à savoir l’article 487, paragraphe 1, point 2, du TRLC, la Cour a jugé que l’article 23, paragraphe 2, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui exclut l’accès à la remise de dettes dans certaines circonstances bien définies, telles que la situation dans laquelle, au cours des dix années précédant la demande de remise, un
débiteur a été sanctionné par une décision administrative définitive pour une infraction très grave en matière fiscale, une infraction à la sécurité sociale, une infraction d’ordre social, ou lorsqu’il a fait l’objet d’une décision définitive d’extension de responsabilité, à moins que ce débiteur n’ait, à la date d’introduction de cette demande, entièrement acquitté ses dettes fiscales et sociales, pour autant qu’il résulte du droit national qu’une telle exclusion se justifie par la poursuite
d’un intérêt public légitime, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier (voir, en ce sens, arrêt du 7 novembre 2024, Corván et Bacigán, C‑289/23 et C‑305/23, EU:C:2024:934, point 47).
49 La même conclusion s’impose au regard d’une disposition nationale telle que l’article 487, paragraphe 1, point 4, du TRLC, qui prévoit qu’un débiteur qui, au cours des dix années précédant la demande de remise, a été déclaré « personne concernée » dans un jugement qualifiant l’insolvabilité d’un tiers de « frauduleuse », ne pourra obtenir la remise de dettes qu’à la condition que, à la date de présentation de cette demande, il se soit acquitté de l’intégralité des dettes relevant de sa
responsabilité.
50 En l’occurrence, ainsi qu’il ressort du point 7 du présent arrêt, le législateur espagnol a, dans le préambule de la loi 16/2022, laquelle vise à assurer la transposition de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité dans le droit espagnol, exposé les motifs qui l’ont conduit à prévoir des dérogations à la remise de dettes. Ce législateur y indique notamment, d’une part, que « la bonne foi du débiteur reste la pierre angulaire de la remise [de dettes] » et que « [la] délimitation
normative de la bonne foi est établie, par référence à certains comportements objectifs énumérés de manière exhaustive (liste fermée), sans faire appel à des modèles de comportement vagues ou insuffisamment spécifiques, ou dont la preuve impose au débiteur une charge impossible ».
51 D’autre part, il ressort de ce préambule que le législateur espagnol a considéré nécessaire d’établir des exceptions au principe selon lequel un débiteur qui satisfait à l’exigence de bonne foi peut avoir accès à une remise totale de ses dettes, et ce pour les dettes qui, « exceptionnellement et en raison de leur nature spéciale, sont considérées comme ne pouvant pas légalement faire l’objet d’une remise ». Ces exceptions sont notamment justifiées par « l’importance particulière de [la]
satisfaction [de ces dettes] pour une société juste et solidaire fondée sur l’État de droit » ou par « les synergies ou les externalités négatives qui pourraient résulter de la remise de certains types de dettes.
52 En l’occurrence, il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier, d’une part, si ces motifs constituent des motifs d’intérêt public légitime et, d’autre part, s’il ressort de la législation nationale que lesdits motifs ont justifié l’exclusion d’une remise de dettes dans des circonstances bien définies, telles que celles énoncées à l’article 487, paragraphe 1, point 4, du TRLC.
53 S’agissant, en second lieu, du point de savoir si l’article 23, paragraphe 1, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité s’oppose à une réglementation nationale qui exclut l’accès à la remise de dettes dans des circonstances bien définies et sans que les juridictions nationales soient appelées à apprécier subjectivement si le débiteur concerné a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi, il importe de constater que, si cette disposition vise expressément les entrepreneurs
insolvables ayant agi « de manière malhonnête ou de mauvaise de foi », une telle mention fait défaut au paragraphe 2 de cet article. En effet, l’article 23, paragraphe 2, de cette directive se limite à prévoir que les États membres peuvent maintenir ou adopter des dispositions refusant ou restreignant l’accès à la remise de dettes, révoquant le bénéfice de la remise ou prévoyant un délai de remise de dettes totale ou de déchéance plus long « dans certaines circonstances bien définies et lorsque
de telles dérogations sont dûment justifiées », sans exiger pour autant l’existence d’un agissement « malhonnête » ou de « mauvaise foi » de la part des entrepreneurs concernés (arrêt du 7 novembre 2024, Corván et Bacigán, C‑289/23 et C‑305/23, EU:C:2024:934, point 41).
54 Ainsi que la Cour l’a déjà constaté, les circonstances, énumérées à titre illustratif audit article 23, paragraphe 2, dans lesquelles des dérogations à la remise de dettes peuvent être prévues ne sont pas caractérisées par l’existence d’un comportement « malhonnête » ou de « mauvaise foi » de la part des entrepreneurs concernés et ces circonstances correspondent, en substance, à celles évoquées aux considérants 79 et 80 de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité, dont il ne ressort
pas davantage que le législateur de l’Union ait voulu circonscrire les « circonstances bien définies » visées au même article 23, paragraphe 2, à des cas de figure dans lesquels les entrepreneurs concernés avaient agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi (arrêt du 7 novembre 2024, Corván et Bacigán, C‑289/23 et C‑305/23, EU:C:2024:934, points 42 et 43).
55 L’article 23, paragraphe 2, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité ne s’opposant pas, selon la jurisprudence la Cour, à une réglementation nationale qui exclut l’accès à la remise de dettes dans des circonstances bien définies dans lesquelles le débiteur n’a pas agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi (voir, en ce sens, arrêt du 7 novembre 2024, Corván et Bacigán, C‑289/23 et C‑305/23, EU:C:2024:934, point 44), il y a lieu de considérer que cette disposition ne s’oppose
pas davantage à une réglementation nationale qui exclut l’accès à la remise de dettes dans de telles circonstances sans que les juridictions nationales soient appelées à apprécier subjectivement si le débiteur concerné a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi.
56 Il s’ensuit que l’article 23, paragraphe 2, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité doit être interprété en ce sens que les États membres ont la faculté de prévoir des dispositions nationales qui excluent l’accès à la procédure de remise de dettes dans des situations qui ne sont pas caractérisées par un agissement malhonnête ou de mauvaise foi du débiteur concerné sans que les juridictions nationales soient appelées à apprécier subjectivement si ce débiteur a agi de manière
malhonnête ou de mauvaise foi.
57 Toutefois, le législateur de l’Union a expressément soumis l’exercice de cette faculté aux conditions que les dérogations visées à la même disposition aient trait à « certaines circonstances bien définies » et soient « dûment justifiées ». Il s’ensuit que, ainsi qu’il a été rappelé au point 46 du présent arrêt, lorsque le législateur national adopte des dispositions prévoyant de telles dérogations, les motifs de ces dérogations doivent résulter du droit national ou de la procédure ayant mené à
celles-ci et ces motifs doivent poursuivre un intérêt public légitime. Le droit national doit donc permettre d’identifier le motif d’intérêt public légitime qui justifie, dans ces circonstances bien définies, l’exclusion d’une remise de dettes.
58 L’article 23, paragraphe 2, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité ne s’oppose donc pas à une réglementation nationale qui exclut l’accès à la remise de dettes dans certaines circonstances bien définies, telles que la situation d’un débiteur qui, au cours des dix années précédant la demande de remise, a fait l’objet d’une décision définitive d’extension de responsabilité, à moins que ce débiteur n’ait, à la date d’introduction de cette demande, entièrement acquitté ses dettes
fiscales et sociales, pour autant qu’il résulte du droit national qu’une telle exclusion se justifie par la poursuite d’un intérêt public légitime, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier (arrêt du 7 novembre 2024, Corván et Bacigán, C‑289/23 et C‑305/23, EU:C:2024:934, point 47).
59 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre aux deuxième et troisième questions que l’article 23, paragraphe 2, de la directive sur la restructuration et l’insolvabilité doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui prévoit une dérogation au principe de l’accès à une procédure pouvant conduire à une remise de dettes non prévue à cette disposition et qui exclut cet accès lorsque, au cours des dix années précédant la demande de
remise, le débiteur a été déclaré « personne concernée » dans un jugement qualifiant l’insolvabilité d’un tiers de « frauduleuse », à moins que, à la date de présentation de cette demande, il ne se soit acquitté de l’intégralité des dettes relevant de sa responsabilité, sans que les juridictions nationales soient appelées à apprécier subjectivement si ce débiteur a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi, pour autant que cette exclusion soit dûment justifiée en vertu du droit national.
Sur les dépens
60 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :
1) L’article 23, paragraphe 1, de la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil, du 20 juin 2019, relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 (directive sur la restructuration et l’insolvabilité),
doit être interprété en ce sens que :
il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui exclut l’accès à la remise de dettes lorsque le débiteur a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi à l’égard des créanciers d’un tiers et a été déclaré « personne concernée » dans le cadre de la déclaration judiciaire d’insolvabilité frauduleuse de ce tiers.
2) L’article 23, paragraphe 2, de la directive 2019/1023
doit être interprété en ce sens que :
il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui prévoit une dérogation au principe de l’accès à une procédure pouvant conduire à une remise de dettes non prévue à cette disposition et qui exclut cet accès lorsque, au cours des dix années précédant la demande de remise, le débiteur a été déclaré « personne concernée » dans un jugement qualifiant l’insolvabilité d’un tiers de « frauduleuse », à moins que, à la date de présentation de cette demande, il ne se soit acquitté de l’intégralité
des dettes relevant de sa responsabilité, sans que les juridictions nationales soient appelées à apprécier subjectivement si ce débiteur a agi de manière malhonnête ou de mauvaise foi, pour autant que cette exclusion soit dûment justifiée en vertu du droit national.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’espagnol.
( i ) Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.