ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)
10 avril 2025 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale – Directive 79/7/CEE – Article 4, paragraphe 1 – Discrimination indirecte fondée sur le sexe – Méthode de calcul de la pension pour incapacité permanente résultant d’un accident du travail – Prise en compte de la rémunération effective à la date de l’accident du travail – Réduction du temps de travail pour garde d’enfants de moins de douze ans »
Dans l’affaire C‑584/23,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Juzgado de lo Social no 3 de Barcelona (tribunal du travail no 3 de Barcelone, Espagne), par décision du 18 septembre 2023, parvenue à la Cour le 21 septembre 2023, dans la procédure
Asepeyo Mutua Colaboradora de la Seguridad Social no 151,
KT
contre
Instituto Nacional de la Seguridad Social (INSS),
Tesorería General de la Seguridad Social (TGSS),
KT,
Alcampo SA, venant aux droits de Supermercados Sabeco SA,
Asepeyo Mutua Colaboradora de la Seguridad Social no 151,
LA COUR (sixième chambre),
composée de M. A. Kumin, président de chambre, M. F. Biltgen (rapporteur), président de la première chambre, et M. S. Gervasoni, juge,
avocat général : M. R. Norkus,
greffier : Mme L. Carrasco Marco, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 12 décembre 2024,
considérant les observations présentées :
– pour KT, par Mes A. Abrain Cariñena, C. Llena Mollón et S. Torné Martí, abogadas,
– pour la Tesorería General de la Seguridad Social (TGSS) et l’Instituto Nacional de la Seguridad Social (INSS), par Mme M. P. García Perea et M. A. R. Trillo García, en qualité de letrados,
– pour le gouvernement espagnol, par M. S. Núñez Silva et Mme A. Pérez-Zurita Gutiérrez, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mmes I. Galindo Martín et E. Schmidt, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 8 TFUE, des articles 21 et 23 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), de l’article 4 de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (JO 1979, L 6, p. 24), et de l’article 5 de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil,
du 5 juillet 2006, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (JO 2006, L 204, p. 23).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre de deux litiges opposant, pour le premier, l’Asepeyo Mutua Colaboradora de la Seguridad Social no 151 (ci-après la « mutuelle Asepeyo ») à l’Instituto Nacional de la Seguridad Social (INSS) (Institut national de la sécurité sociale, Espagne), à la Tesorería General de la Seguridad Social (TGSS) (trésorerie générale de la sécurité sociale), à KT ainsi qu’à Alcampo SA, venant aux droits de Supermercados Sabeco SA, et, pour le second, KT à l’INSS, à la
TGSS, à la mutuelle Asepeyo et à Alcampo au sujet de la détermination de la base de calcul de la pension pour incapacité permanente totale qui a été versée à KT à la suite d’un accident du travail, survenu au cours d’une période pendant laquelle elle bénéficiait d’une mesure de réduction du temps de travail.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
La directive 79/7
3 L’article 1er de la directive 79/7 prévoit :
« La présente directive vise la mise en œuvre progressive, dans le domaine de la sécurité sociale et autres éléments de protection sociale prévu à l’article 3, du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, ci-après dénommé “principe de l’égalité de traitement”. »
4 L’article 3, paragraphes 1 et 2, de cette directive dispose :
« 1. La présente directive s’applique :
a) aux régimes légaux qui assurent une protection contre les risques suivants :
– maladie,
– invalidité,
– vieillesse,
– accident du travail et maladie professionnelle,
– chômage ;
[...]
2. La présente directive ne s’applique pas aux dispositions concernant les prestations de survivants ni à celles concernant les prestations familiales, sauf s’il s’agit de prestations familiales accordées au titre de majorations des prestations dues en raison des risques visés au paragraphe 1 sous a). »
5 L’article 4, paragraphe 1, de ladite directive est ainsi libellé :
« Le principe de l’égalité de traitement implique l’absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l’état matrimonial ou familial, en particulier en ce qui concerne :
– le champ d’application des régimes et les conditions d’accès aux régimes,
– l’obligation de cotiser et le calcul des cotisations,
– le calcul des prestations, y compris les majorations dues au titre du conjoint et pour personne à charge et les conditions de durée et de maintien du droit aux prestations. »
La directive 2006/54
6 L’article 1er de la directive 2006/54, intitulé « Objet », dispose :
« La présente directive vise à garantir la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail.
À cette fin, elle contient des dispositions destinées à mettre en œuvre le principe de l’égalité de traitement en ce qui concerne :
[...]
c) les régimes professionnels de sécurité sociale.
Elle comprend également des dispositions visant à faire en sorte que la mise en œuvre de ce principe soit rendue plus effective par l’établissement de procédures appropriées. »
7 L’article 2 de cette directive, intitulé « Définitions », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
[...]
b) “discrimination indirecte” : la situation dans laquelle une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre désavantagerait particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour parvenir à ce but soient appropriés et nécessaires ;
[...]
f) “régimes professionnels de sécurité sociale”: les régimes non régis par la directive [79/7] qui ont pour objet de fournir aux travailleurs, salariés ou indépendants, groupés dans le cadre d’une entreprise ou d’un groupement d’entreprises, d’une branche économique ou d’un secteur professionnel ou interprofessionnel, des prestations destinées à compléter les prestations des régimes légaux de sécurité sociale ou à s’y substituer, que l’affiliation à ces régimes soit obligatoire ou facultative. »
Le droit espagnol
Le statut des travailleurs
8 L’article 37 de la Ley del Estatuto de los Trabajadores (loi relative au statut des travailleurs), dans sa version résultant du Real Decreto Legislativo 2/2015, por el que se aprueba el texto refundido de la Ley del Estatuto de los Trabajadores (décret royal législatif no 2/2015, portant approbation du texte refondu de la loi relative au statut des travailleurs), du 23 octobre 2015 (BOE no 255, du 24 octobre 2015, p. 100224, ci‑après le « statut des travailleurs »), intitulé « Repos hebdomadaire,
jours fériés et congés », dispose, à son paragraphe 6 :
« Quiconque s’occupe directement, pour des raisons de garde légale, d’un enfant de moins de douze ans ou d’une personne handicapée n’exerçant pas une activité rémunérée a droit à une réduction de son temps de travail journalier à concurrence d’un huitième au moins et de la moitié au maximum de la durée de celui-ci, avec une diminution proportionnelle du salaire.
[...]
Les réductions du temps de travail visées au présent paragraphe constituent un droit individuel des travailleurs, hommes ou femmes. [...] »
Décret en matière d’accidents de travail
9 L’article 60 du Reglamento de aplicación del texto refundido de la legislación de accidentes del trabajo (règlement d’application du texte consolidé de loi relative aux accidents de travail), dans sa version résultant du Decreto por el que se aprueba el texto refundido de la legislación de accidentes del trabajo y Reglamento para su aplicación (décret portant adoption du texte consolidé de la loi relative aux accidents de travail et son règlement d’application), du 22 juin 1956 (BOE no 197, du
15 juillet 1956, ci‑après le « décret en matière d’accidents de travail »), est ainsi libellé :
« Le salaire de base de l’indemnité ou de la pension dans le cas où le travailleur perçoit sa rémunération par unité de temps est déterminé conformément aux règles suivantes :
[...]
2. Le salaire de base annuel de la pension, ou revenu, en cas d’incapacité permanente ou de décès est calculé comme suit :
a) Salaire journalier. Le montant perçu pour une journée normale de travail par le travailleur à la date de l’accident est multiplié par les 365 jours de l’année.
[...] »
La loi générale sur la sécurité sociale
10 L’article 237 de la Ley General de la Seguridad Social (loi générale sur la sécurité sociale), dans sa version résultant du Real Decreto Legislativo 8/2015, por el que se aprueba el texto refundido de la Ley General de la Seguridad Social (décret royal législatif no 8/2015, portant adoption du texte consolidé de la loi générale sur la sécurité sociale), du 30 octobre 2015 (BOE no 261, du 31 octobre 2015, p. 103291) (ci-après la « loi générale sur la sécurité sociale »), disposait, au moment des
faits au principal :
« 1. Les périodes de congé d’une durée maximale de trois ans dont bénéficient les travailleurs, conformément à l’article 46, paragraphe 3, du [statut des travailleurs], en raison de la garde de chaque enfant ou mineur placé en famille d’accueil permanente ou sous tutelle à des fins d’adoption, seront considérées comme une période de cotisation effective aux fins des prestations de sécurité sociale correspondantes de retraite, d’incapacité permanente, de décès et de survie, de maternité et de
paternité.
[...]
3. Les cotisations versées au cours des deux premières années de la période de réduction du temps de travail pour la garde d’enfants prévue à l’article 37, paragraphe 6, premier alinéa, du [statut des travailleurs], seront majorées jusqu’à 100 % du montant qui aurait correspondu à un temps de travail non réduit, aux fins des prestations visées au paragraphe 1. [...]
Les cotisations versées pendant les périodes de réduction du temps de travail prévues à l’article 37, paragraphe 4, dernier alinéa, et paragraphe 6, troisième alinéa, du [statut des travailleurs] sont augmentées jusqu’à 100 % du montant qui aurait correspondu à un temps de travail non réduit, aux fins des prestations de retraite, d’incapacité permanente, de décès et de survie, de naissance et de garde d’enfants, de risque lié à la grossesse, à l’allaitement et d’incapacité temporaire. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
11 KT était employée par Alcampo en tant que caissière et bénéficiait, depuis le 2 janvier 2008, d’une mesure de réduction de temps de travail ordinaire dont les travailleurs ayant la garde légale d’un enfant de moins de douze ans peuvent bénéficier. Par conséquent, son temps de travail ordinaire, qui était de 39,5 heures par semaine, a été réduit, d’abord, entre le 2 janvier 2008 et le 30 novembre 2017, à 50 %, ensuite, entre le 1er et le 31 décembre 2017, à 30 heures par semaine, et, enfin, à
partir du 1er janvier 2018, à 20 heures par semaine. Cette mesure de réduction du temps de travail, qui s’accompagnait d’une diminution proportionnelle du salaire, devait prendre fin le 6 octobre 2019.
12 Le 13 avril 2019, KT a été victime d’un accident du travail, qui lui a occasionné une contusion à la hanche et au genou gauche, à la suite duquel elle s’est trouvée, à compter du 29 octobre 2019, en situation d’incapacité temporaire. Le 14 juin 2019, son employeur l’a licenciée, mettant ainsi fin à la relation de travail. À la suite de complications, KT a dû subir une opération chirurgicale le 1er février 2021, consistant en la pose d’une prothèse totale du genou gauche.
13 Par décision de l’INSS du 2 août 2021, il a été reconnu que KT souffrait d’une incapacité permanente totale résultant d’un accident du travail, en raison de laquelle elle s’est vu attribuer une pension d’incapacité permanente totale calculée sur la base de son salaire effectif à la date de l’accident, soit 50 % du montant correspondant à une occupation à temps plein, dont le montant a été fixé à 8341,44 euros par an.
14 Après le rejet par l’INSS de sa réclamation contre la décision de l’INSS du 2 août 2021, KT a, le 30 mars 2022, formé un recours contre cette décision devant le Juzgado de lo Social no 3 de Barcelona (tribunal du travail no 3 de Barcelone, Espagne), qui est la juridiction de renvoi, tendant à ce que la base de calcul de sa pension d’incapacité permanente totale soit fixée à 16236 euros par an, sur la base d’un salaire correspondant à une occupation à temps plein, sans tenir compte de la mesure de
réduction du temps de travail dont elle bénéficiait à la date de l’accident.
15 Devant cette juridiction, KT fait valoir que l’article 60 du décret en matière d’accidents du travail, en vertu duquel la pension pour incapacité permanente résultant d’un accident du travail est déterminée sur la base de la rémunération effective du travailleur à la date de l’accident, crée, pour les travailleurs qui, à cette date, bénéficient d’une mesure de réduction du temps de travail pour s’occuper d’un enfant mineur et d’une diminution proportionnelle de leur salaire, une discrimination
indirecte fondée sur le sexe. En effet, une telle mesure de réduction du temps de travail bénéficierait majoritairement à des travailleuses, de sorte que celles‑ci seraient particulièrement désavantagées, par rapport aux travailleurs, dans le calcul de leurs droits à une pension d’incapacité permanente.
16 Pour sa part, l’INSS fait valoir devant la juridiction de renvoi que, si l’accident du travail de KT était intervenu au cours des deux premières années de la période durant laquelle elle avait bénéficié d’une mesure de réduction du temps de travail, la pension d’incapacité aurait été déterminée sur la base d’une rémunération correspondant à une occupation à temps plein. Ce n’est qu’à partir de la troisième année qu’il y aurait eu lieu de prendre en compte, aux fins du calcul de la pension
d’incapacité permanente résultant d’un accident du travail, la rémunération que le travailleur percevait effectivement au moment du fait générateur. En tout état de cause, il serait pleinement justifié de déterminer le montant d’une prestation de sécurité sociale en fonction de la rémunération effective du travailleur, même dans le cas où serait en cause une mesure de réduction du temps de travail destinée à s’occuper d’un enfant.
17 La juridiction de renvoi nourrit des doutes quant à la compatibilité avec le droit de l’Union de la réglementation nationale relative au calcul de la pension d’incapacité permanente des travailleurs résultant d’un accident du travail. Cette pension étant déterminée sur la base du salaire effectivement perçu par le travailleur à la date à laquelle intervient l’accident, s’agissant d’un travailleur auquel une mesure de réduction du temps de travail a été accordée en vue de lui permettre de
s’occuper d’un enfant, c’est un salaire réduit à due concurrence qui serait pris en compte aux fins de ce calcul. Ces doutes portent sur le point de savoir si cette règle en matière de sécurité sociale, bien qu’apparemment neutre, crée une discrimination indirecte fondée sur le sexe, dans la mesure où, statistiquement, un pourcentage considérablement plus élevé de femmes que d’hommes se verrait désavantagé par la méthode de calcul ainsi prévue.
18 La juridiction de renvoi relève que, dans l’arrêt du 16 juillet 2009, Gómez-Limón Sánchez-Camacho (C‑537/07, EU:C:2009:462, point 62), la Cour a jugé que la directive 79/7 n’impose pas aux États membres d’accorder des avantages en matière de sécurité sociale aux personnes qui ont élevé leurs enfants ou de prévoir des droits à des prestations de sécurité sociale à la suite de périodes d’interruption d’activité dues à l’éducation des enfants. Cependant, cet arrêt ne lèverait pas tout doute sur
l’interprétation du droit de l’Union.
19 Premièrement, la Cour n’aurait pas examiné le point de savoir si la réglementation nationale en cause dans l’affaire ayant donné lieu audit arrêt créait une discrimination indirecte fondée sur le sexe, au détriment des travailleuses.
20 Deuxièmement, la Cour n’aurait pas davantage examiné l’existence d’une discrimination établie sur la base de données statistiques. Or, les données statistiques de la TGSS montreraient que, sur les 224513 travailleurs ayant bénéficié, sans interruption, entre les années 2020 et 2022 du droit à la réduction du temps de travail prévu à l’article 37, paragraphe 6, du statut des travailleurs, 202403 (90,15 %) étaient des femmes et 22110 (9,85 %) étaient des hommes.
21 Troisièmement, il y aurait toutefois lieu de tenir compte du fait que, pendant les deux premières années durant lesquelles le travailleur concerné bénéficie d’une mesure de réduction du temps de travail, les cotisations versées sont prises en compte à 100 %, comme si ce travailleur avait été occupé à temps plein, cet avantage constituant une prestation contributive de la sécurité sociale.
22 Dans ces conditions, le Juzgado de lo Social no 3 de Barcelona (tribunal du travail no 3 de Barcelone) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« [1)] [L]a règle espagnole relative à la détermination de la base de calcul des prestations pour incapacité permanente résultant d’un accident du travail, prévue à l’article 60 [du décret en matière d’accidents de travail], est‑elle contraire à l’article 4 de la directive [79/7] et à l’article 5 de la directive [2006/54], en ce [qu’elle créerait une] discrimination indirecte fondée sur le sexe, puisque ce sont majoritairement les femmes qui réduisent leur temps de travail pour prendre soin d’un
enfant mineur et que la prestation qui [leur] est reconnue est donc clairement inférieure [à celle reconnue aux hommes] ?
[2)] [E]u égard au fait que la règle espagnole qui établit le mode de calcul des prestations pour incapacité permanente résultant d’un accident du travail (article 60, paragraphe 2, [du décret en matière d’accidents de travail]) prend en compte le salaire effectivement perçu au moment de l’accident, au fait que le régime public espagnol de sécurité sociale prévoit, en tant que prestation familiale contributive (article 237, paragraphe 3, de la [loi générale sur la sécurité sociale]), que, pendant
les deux premières années de la période de réduction du temps de travail pour prendre soin d’un enfant mineur, prévue à l’article 37, paragraphe 6, [du statut des travailleurs], [les cotisations] sont [fictivement] augmentées jusqu’à atteindre 100 % [de la base de cotisation] et au fait que, selon les données statistiques, 90 % des personnes demandant une réduction [de leur temps de travail] sont des femmes, la réglementation espagnole ainsi décrite est-elle contraire à l’article 8 [TFUE],
aux articles 21 et 23 de la [Charte] ainsi qu’à l’article 4 de la directive 79/7 et à l’article 5 de la directive 2006/54 et constitue-t-elle une discrimination indirecte fondée sur le sexe ? »
Sur les questions préjudicielles
23 Par ses deux questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour d’interpréter l’article 8 TFUE, les articles 21 et 23 de la Charte, l’article 4 de la directive 79/7 ainsi que l’article 5 de la directive 2006/54.
24 S’agissant, d’une part, de l’applicabilité des directives 79/7 et 2006/54 au litige au principal, il ressort du dossier dont dispose la Cour que la pension pour incapacité permanente résultant d’un accident du travail est prévue par une disposition de droit national, à savoir l’article 195, paragraphe 1, de la loi générale sur la sécurité sociale, est octroyée à toute personne déclarée en incapacité permanente qui remplit les conditions d’affiliation au régime légal de sécurité sociale espagnol,
indépendamment de toute période de cotisation préalable, et assure une protection contre le risque d’accident du travail ainsi que d’invalidité.
25 Une telle prestation relève de la directive 79/7, dès lors qu’elle fait partie d’un régime légal de protection contre deux des risques énumérés à l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci, à savoir le risque d’accident du travail et le risque d’invalidité, et qu’elle est directement et effectivement liée à la protection contre ces risques. En revanche, la directive 2006/54 qui, conformément à son article 1er, deuxième alinéa, sous c), lu en combinaison avec son article 2, paragraphe 1, sous f), ne
s’applique pas aux régimes légaux régis par la directive 79/7, n’est pas applicable au litige au principal.
26 Ainsi, seule la directive 79/7 est pertinente aux fins de la réponse à apporter aux questions posées.
27 S’agissant, d’autre part, des dispositions du droit primaire de l’Union visées dans le libellé des questions posées, il y a lieu de relever que l’article 8 TFUE prévoit que, pour toutes ses actions, l’Union européenne cherche à éliminer les inégalités et à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, tandis que les articles 21 et 23 de la Charte consacrent, respectivement, le principe de non‑discrimination et le principe d’égalité entre les femmes et les hommes.
28 Les principes d’égalité de traitement entre les hommes et les femmes et de non‑discrimination fondée sur le sexe étant concrétisés, en matière de sécurité sociale, à l’article 4 de la directive 79/7, il convient, en l’absence de précision quant aux raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger également sur l’interprétation de l’article 8 TFUE ainsi que des articles 21 et 23 de la Charte, d’examiner les questions posées uniquement au regard de cette directive.
29 Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que, par ses deux questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre qui prévoit que la pension d’incapacité permanente résultant d’un accident du travail est calculée sur la base du salaire effectivement perçu par le travailleur à la date de l’accident, y compris
s’agissant d’un travailleur qui bénéficiait, à cette date, d’une mesure de réduction du temps de travail pour s’occuper d’un enfant, dans une situation où le groupe de travailleurs qui bénéficient d’une telle mesure serait très majoritairement constitué de femmes.
30 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, s’il est constant que le droit de l’Union respecte la compétence des États membres pour aménager leurs systèmes de sécurité sociale et que, en l’absence d’une harmonisation au niveau de l’Union, il appartient à la législation de chaque État membre de déterminer les conditions d’octroi des prestations en matière de sécurité sociale, il demeure toutefois que, dans l’exercice de cette compétence, les États membres doivent respecter le droit de l’Union [arrêt
du 30 juin 2022, INSS (Cumul de pensions d’invalidité professionnelle totale), C‑625/20, EU:C:2022:508, point 30 et jurisprudence citée].
31 Partant, le droit de l’Union ne fait pas obstacle, en principe, au choix d’un État membre de fixer la pension d’incapacité permanente résultant d’un accident du travail en tenant compte du salaire effectivement perçu par le travailleur à la date de l’accident. Toutefois, une telle législation doit respecter la directive 79/7, et notamment l’article 4, paragraphe 1, de celle-ci, en vertu duquel le principe de l’égalité de traitement implique l’absence de toute discrimination fondée sur le sexe
soit directement, soit indirectement, en ce qui concerne, notamment, le calcul des prestations [voir, en ce sens, arrêt du 30 juin 2022, INSS (Cumul de pensions d’invalidité professionnelle totale), C‑625/20, EU:C:2022:508, point 31].
32 Il est constant qu’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal n’établit aucune discrimination directement fondée sur le sexe, dès lors qu’elle s’applique indistinctement aux travailleurs masculins et aux travailleurs féminins. Il convient donc d’examiner si une telle réglementation est susceptible d’instaurer une discrimination indirectement fondée sur ce critère.
33 Conformément à la jurisprudence de la Cour, dans le contexte de la directive 79/7, une discrimination fondée indirectement sur le sexe doit être comprise comme l’application d’une disposition, d’un critère ou la mise en œuvre d’une pratique apparemment neutre qui désavantagerait particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soient objectivement justifiés par un but légitime et que les moyens
pour parvenir à ce but soient appropriés et nécessaires [arrêt du 30 juin 2022, INSS (Cumul de pensions d’invalidité professionnelle totale), C‑625/20, EU:C:2022:508, point 33 et jurisprudence citée].
34 L’existence d’un tel désavantage particulier peut être établie, notamment, s’il est prouvé qu’une réglementation nationale affecte négativement une proportion significativement plus importante de personnes d’un sexe par rapport aux personnes de l’autre sexe [arrêt du 30 juin 2022, INSS (Cumul de pensions d’invalidité professionnelle totale), C‑625/20, EU:C:2022:508, point 38 et jurisprudence citée].
35 Dans l’hypothèse où, comme en l’occurrence, le juge national dispose de données statistiques, la Cour a déjà jugé que la meilleure méthode de comparaison consiste à comparer, d’une part, la proportion de travailleurs qui sont affectés par la règle en cause au sein de la main‑d’œuvre masculine et, d’autre part, la même proportion au sein de la main‑d’œuvre féminine [voir, en ce sens, arrêt du 30 juin 2022, INSS (Cumul de pensions d’invalidité professionnelle totale), C‑625/20, EU:C:2022:508,
point 40 et jurisprudence citée].
36 Dans ce cadre, c’est au juge national qu’il appartient d’apprécier la fiabilité des données statistiques produites devant lui et de déterminer si celles-ci peuvent être prises en compte, c’est-à-dire si, notamment, elles ne sont pas l’expression de phénomènes purement fortuits ou conjoncturels et si elles sont suffisamment significatives [voir, en ce sens, arrêt du 30 juin 2022, INSS (Cumul de pensions d’invalidité professionnelle totale), C‑625/20, EU:C:2022:508, point 41 et jurisprudence
citée].
37 Plus généralement, si, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, le juge national est seul compétent pour constater et apprécier les faits du litige au principal, il appartient néanmoins à la Cour de fournir à ce juge tous les éléments d’interprétation relevant du droit de l’Union qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont il est saisi (voir, en ce sens, arrêts du 25 février 2025, Alphabet e.a., C‑233/23,
EU:C:2025:110, point 34, et du 27 février 2025, Apothekerkammer Nordrhein, C‑517/23, EU:C:2025:122, point 56).
38 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que, conformément à l’article 60, paragraphe 2, du décret en matière d’accidents du travail, la pension d’incapacité permanente résultant d’un accident du travail est calculée en prenant en compte le salaire effectivement perçu par le travailleur à la date de l’accident. Il s’ensuit que, dans le cas où, à cette date, ce travailleur bénéficiait d’une mesure de réduction du temps de travail, conformément à l’article 37, paragraphe 6, du statut
des travailleurs, sa pension d’incapacité permanente doit être calculée par référence au salaire perçu en contrepartie de ce travail à temps réduit, et non par référence au salaire correspondant à une occupation à temps plein. Ainsi qu’il ressort des points 17 et 20 du présent arrêt, la juridiction de renvoi éprouve des doutes quant au point de savoir si une telle disposition de droit national entraîne une discrimination indirecte fondée sur le sexe.
39 Les doutes de la juridiction de renvoi reposent sur la double prémisse selon laquelle, d’une part, la règle de calcul prévue à l’article 60, paragraphe 2, du décret en matière d’accidents du travail désavantage particulièrement le groupe des travailleurs ayant bénéficié d’une mesure de réduction du temps de travail pour s’occuper d’un enfant et, d’autre part, ce groupe est très majoritairement constitué de travailleuses. La demande de décision préjudicielle indique, à cet égard, que plus de 90 %
des travailleurs qui ont bénéficié, sans interruption, entre les années 2020 et 2022 d’une telle mesure de réduction du temps de travail étaient des femmes.
40 Sous réserve des vérifications qu’il incombe à la juridiction de renvoi d’effectuer, il y a lieu de relever, à cet égard, premièrement, ainsi que la Commission l’a souligné dans ses observations écrites, que la disposition de droit national en cause au principal semble susceptible d’emporter les conséquences défavorables évoquées au point 39 du présent arrêt pour l’ensemble des travailleurs ayant bénéficié d’une mesure de réduction du temps de travail, quel qu’en soit le motif, et non pas
uniquement pour ceux ayant bénéficié d’une telle mesure pour s’occuper d’un enfant.
41 Deuxièmement, une règle de calcul telle que celle prévue à l’article 60, paragraphe 2, du décret en matière d’accidents du travail n’entraîne de conséquences défavorables que pour les travailleurs dont l’incapacité résulte d’un accident du travail survenu pendant la période de réduction du temps de travail.
42 Troisièmement, l’INSS et le gouvernement espagnol ont relevé lors de l’audience devant la Cour que, selon l’article 237, paragraphe 3, de la loi générale sur la sécurité sociale, les cotisations versées pour un travailleur bénéficiant d’une mesure de réduction du temps de travail pour s’occuper d’un enfant étaient, au moment des faits au principal, majorées, pendant les deux premières années, jusqu’à 100 % du montant de la cotisation correspondant au salaire à temps plein, de sorte que la
prestation d’incapacité permanente résultant d’un accident du travail intervenu pendant cette période est égale à celle à laquelle il aurait droit en cas de travail à temps plein, ce qu’il appartient néanmoins à la juridiction de renvoi de vérifier. Partant, l’application de la règle de calcul prévue à l’article 60, paragraphe 2, du décret en matière d’accidents du travail n’entraînait des conséquences défavorables pour les travailleurs visés au point précédent qu’à partir de la troisième année
de la période de réduction du temps de travail.
43 Il ressort, à cet égard, de la jurisprudence de la Cour que la réglementation concernant l’acquisition de droits aux prestations de sécurité sociale au cours des périodes d’interruption d’emploi dues à l’éducation des enfants relève de la compétence des États membres. La directive 79/7 n’oblige en aucun cas ces derniers à accorder des avantages en matière de sécurité sociale aux personnes qui ont élevé leurs enfants ou à prévoir des droits à prestations à la suite de périodes d’interruption
d’activité dues à l’éducation des enfants (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2009, Gómez-Limón Sánchez-Camacho, C‑537/07, EU:C:2009:462, points 61 et 62).
44 Dans ces conditions, les données statistiques mentionnées par la juridiction de renvoi ne permettent pas d’établir qu’un groupe de travailleurs particulièrement défavorisés par la réglementation nationale en cause au principal serait majoritairement composé de femmes ayant bénéficié d’une mesure de réduction du temps de travail pour s’occuper d’un enfant (voir, par analogie, arrêt du 14 avril 2015, Cachaldora Fernández, C‑527/13, EU:C:2015:215, point 32).
45 En effet, les données statistiques générales mentionnées au point 20 du présent arrêt se rapportent au nombre total des travailleurs ayant bénéficié sans interruption, entre les années 2020 à 2022, d’une mesure de réduction du temps de travail, conformément à l’article 37, paragraphe 6, du statut des travailleurs, ainsi qu’à leur répartition entre travailleurs féminins et masculins. Ainsi, ces données statistiques ne ciblent pas l’ensemble des travailleurs spécifiquement désavantagés par la règle
de calcul prévue à l’article 60, paragraphe 2, du décret en matière d’accidents du travail ni ne permettent d’établir, a fortiori, les proportions respectives de travailleurs de sexe masculin et de sexe féminin qui seraient désavantagés par l’application de cette disposition de droit national, conformément à la méthode rappelée au point 35 du présent arrêt.
46 En conséquence, l’article 60, paragraphe 2, du décret en matière d’accidents de travail ne saurait, sur la base des éléments décrits dans la demande de décision préjudicielle, être considéré comme désavantageant particulièrement une catégorie déterminée de travailleurs, laquelle serait majoritairement constituée de femmes.
47 Dans l’hypothèse où la juridiction de renvoi disposerait d’éléments permettant d’établir que la réglementation nationale en cause au principal désavantage particulièrement les travailleuses, il lui appartiendrait encore de vérifier si celle‑ci poursuit un but légitime et si elle est nécessaire et proportionnée à ce but.
48 Eu égard à ce qui précède, il convient de répondre aux questions posées que l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation d’un État membre qui prévoit que la pension d’incapacité permanente résultant d’un accident du travail est calculée sur la base du salaire effectivement perçu par le travailleur à la date de l’accident, y compris s’agissant d’un travailleur qui bénéficiait, à cette date, d’une mesure de réduction du
temps de travail pour s’occuper d’un enfant, dans une situation où le groupe de travailleurs qui bénéficient d’une telle mesure serait très majoritairement constitué de femmes.
Sur les dépens
49 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :
L’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale,
doit être interprété en ce sens que :
il ne s’oppose pas à une réglementation d’un État membre qui prévoit que la pension d’incapacité permanente résultant d’un accident du travail est calculée sur la base du salaire effectivement perçu par le travailleur à la date de l’accident, y compris s’agissant d’un travailleur qui bénéficiait, à cette date, d’une mesure de réduction du temps de travail pour s’occuper d’un enfant, dans une situation où le groupe de travailleurs qui bénéficient d’une telle mesure serait très majoritairement
constitué de femmes.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’espagnol.