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13/10/2022 | CJUE | N°C-477/21

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. G. Pitruzzella, présentées le 13 octobre 2022., IH contre MÁV-START Vasúti Személyszállító Zrt., 13/10/2022, C-477/21


 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. GIOVANNI PITRUZZELLA

présentées le 13 octobre 2022 ( 1 )

Affaire C‑477/21

IH

contre

MÁV-START Vasúti Személyszállító Zrt.

[demande de décision préjudicielle formée par la Miskolci Törvényszék (cour de Miskolc, Hongrie)]

« Renvoi préjudiciel – Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs – Droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire – Repos journalier et hebdoma

daire – Méthode de calcul et modalités d’octroi »

1. Afin d’assurer la pleine effectivité de la protection de la santé et de la sécuri...

 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. GIOVANNI PITRUZZELLA

présentées le 13 octobre 2022 ( 1 )

Affaire C‑477/21

IH

contre

MÁV-START Vasúti Személyszállító Zrt.

[demande de décision préjudicielle formée par la Miskolci Törvényszék (cour de Miskolc, Hongrie)]

« Renvoi préjudiciel – Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs – Droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire – Repos journalier et hebdomadaire – Méthode de calcul et modalités d’octroi »

1. Afin d’assurer la pleine effectivité de la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs sur les lieux de travail, le droit de l’Union fixe des temps minimaux de repos journalier et hebdomadaire. Faut-il que les États membres prévoient à la charge de l’employeur l’obligation d’accorder systématiquement aussi le repos journalier prévu par l’article 3 de la directive, ou bien suffit-il que, conformément à l’article 5, le repos hebdomadaire soit garanti s’il est reconnu dans une mesure
égale ou supérieure à la somme des heures prévues par la directive pour le repos journalier et pour le repos hebdomadaire ? Si la législation nationale ou la convention collective applicable prévoient un « temps de repos hebdomadaire » supérieur au minimum prévu par la directive, l’État membre est-il néanmoins tenu de garantir le repos journalier ? Le repos journalier doit-il être accordé aussi dans le cas où, pour le travailleur, aucun temps de travail n’est programmé au cours des 24 heures
suivantes ? Le repos journalier doit-il nécessairement précéder le repos hebdomadaire ?

2. Dans les présentes conclusions, j’expliquerai les raisons pour lesquelles j’estime que le droit de l’Union implique pour les États membres l’obligation d’accorder aux travailleurs le repos journalier en tant que droit autonome et indépendant du repos hebdomadaire, y compris dans l’éventualité où un « temps de repos » (hebdomadaire) supérieur aux standards minimaux fixés par la directive serait accordé.

I. Le contexte juridique

A.   Le droit de l’Union

3. Selon les considérants 4 et 5 de la directive 2003/88/CE ( 2 ) :

« (4) L’amélioration de la sécurité, de l’hygiène et de la santé des travailleurs au travail représente un objectif qui ne saurait être subordonné à des considérations de caractère purement économique.

(5) Tous les travailleurs doivent disposer de périodes de repos suffisantes. La notion de repos doit être exprimée en unités de temps, c’est-à-dire en jours, heures et/ou fractions de jour ou d’heure. Les travailleurs de la Communauté doivent bénéficier de périodes minimales de repos – journalier, hebdomadaire et annuel – et de périodes de pause adéquates. Il convient, dans ce contexte, de prévoir également un plafond pour la durée de la semaine de travail. »

4. L’article 3 de cette directive, intitulé « Repos journalier », dispose :

« Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie, au cours de chaque période de vingt-quatre heures, d’une période minimale de repos de onze heures consécutives ».

5. L’article 5 de ladite directive, intitulé « Repos hebdomadaire », dispose :

« Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie, au cours de chaque période de sept jours, d’une période minimale de repos sans interruption de vingt-quatre heures auxquelles s’ajoutent les onze heures de repos journalier prévues à l’article 3.

Si des conditions objectives, techniques ou d’organisation du travail le justifient, une période minimale de repos de vingt-quatre heures pourra être retenue. »

6. Selon l’article 15 de la même directive, intitulé « Dispositions plus favorables » :

« La présente directive ne porte pas atteinte à la faculté des États membres d’appliquer ou d’introduire des dispositions législatives, réglementaires ou administratives plus favorables à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs ou de favoriser ou de permettre l’application de conventions collectives ou d’accords conclus entre partenaires sociaux plus favorables à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs. »

B.   Le droit hongrois

7. L’article 104, paragraphe 1, de l’a munka törvénykönyvéről szóló 2012. évi I. törvény (loi no I de 2012, instituant le code du travail) (Magyar Közlöny 2012/2, ci-après le « code du travail ») prévoit :

« Un temps de repos est accordé d’une durée d’au moins 11 heures consécutives entre la fin d’une journée de travail et le début de la journée de travail suivante (ci-après le “repos journalier”) ».

8. L’article 105, paragraphe 1, du code du travail dispose :

« 2   jours de repos sont accordés par semaine (jours de repos hebdomadaire). Les jours de repos hebdomadaire peuvent également faire l’objet d’une répartition variable. »

9. L’article qui suit immédiatement, à savoir l’article 106 du code du travail, dispose, à ses paragraphes 1 et 3 :

« 1.   Au lieu de jours de repos hebdomadaire, le travailleur peut se voir accorder un temps de repos hebdomadaire ininterrompu d’une durée d’au moins 48 heures par semaine.

[...]

3.   Lorsque le programme de répartition du temps de travail est variable, un travailleur peut, au lieu du temps de repos hebdomadaire prévu au paragraphe 1 et sous réserve de l’application mutatis mutandis du paragraphe 2, se voir accorder par semaine un temps de repos hebdomadaire ininterrompu d’au moins 40 heures et incluant un jour civil. Le travailleur doit bénéficier d’un temps de repos hebdomadaire moyen d’au moins 48 heures en prenant comme référence le cadre de planification de l’horaire
de travail ou la période de comptabilisation. »

10. L’article 68/A, paragraphe 4, de l’a vasúti közlekedésről szóló 2005. évi CLXXXIII. törvény (loi no CLXXXIII de 2005, relative au trafic ferroviaire) (Magyar Közlöny 2005/172) dispose :

« Par dérogation aux paragraphes 1 à 3, les dispositions de l’article 68/B, paragraphe 1, [...] sont également applicables aux conducteurs de véhicules ferroviaires qui ne sont pas considérés comme des travailleurs mobiles des chemins de fer effectuant des prestations dans le cadre de l’interopérabilité transfrontalière. »

11. L’article 68/B, paragraphe 1, de la loi susmentionnée dispose :

« En ce qui concerne les travailleurs mobiles des chemins de fer effectuant des prestations dans le cadre de l’interopérabilité transfrontalière, la durée du repos journalier en résidence est d’au moins 12 heures consécutives par période de 24 heures. »

12. En vertu de l’article 46, point 1, de la convention collective conclue entre MÁV-START et les syndicats (ci-après la « convention collective »), les conducteurs [de locomotive] doivent bénéficier d’un repos journalier d’une durée de 12 heures (repos journalier en résidence), comptée à partir de leur arrivée au domicile jusqu’au départ du domicile vers le travail (délai de route).

13. Conformément à l’article 47, point 1, de la convention collective, les conducteurs de locomotive bénéficient de 2 jours de repos hebdomadaire, accordés de manière à ce qu’il y ait au moins 48 heures de repos ininterrompu entre deux périodes de service.

14. L’article 47, point 4, de cette convention collective prévoit que, conformément à l’article 106 du code du travail, il peut être accordé aux conducteurs de locomotive, au lieu des jours de repos prévus au point 1, un temps de repos ininterrompu d’au moins 42 heures par semaine. Dans ce cas, le travailleur doit bénéficier d’un temps de repos hebdomadaire moyen d’au moins 48 heures, en prenant comme référence le cadre de planification du temps de travail.

II. Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

15. IH (ci-après « le travailleur ») est employé par MÁV-START (ci-après l’« employeur ») en tant que conducteur de locomotive et travaille exclusivement en Hongrie, sur le site d’exploitation de MÁV‑START situé à Miskolc.

16. La relation de travail entre le travailleur et l’employeur est régie par la loi ainsi que par la convention collective conclue entre l’employeur et les organisations syndicales. Le travailleur est employé par l’employeur selon un cadre de planification mensuel du temps de travail qui ne fixe pas de jours de repos hebdomadaire spécifiques mais prévoit, pour tous les conducteurs de locomotive, un temps de repos hebdomadaire qui est fonction d’une période de référence hebdomadaire.

17. Conformément à la convention collective, l’employeur accordait au travailleur un temps de repos journalier d’une durée de 12 heures entre deux périodes de travail, que celui-ci pouvait passer à son domicile, et auquel était ajouté le délai de route normalisé, c’est-à-dire le temps nécessaire pour se rendre au travail ou retourner du travail à son domicile. En ce qui concerne le repos hebdomadaire, lorsque l’employeur ne pouvait pas garantir au travailleur un temps de repos hebdomadaire continu
de 48 heures au cours d’une semaine donnée, il garantissait cependant un temps de repos sans interruption d’au moins 42 heures de manière à faire bénéficier le travailleur d’un temps de repos hebdomadaire moyen d’au moins 48 heures par rapport au cadre de planification de son temps de travail.

18. Selon les éléments du dossier, le travailleur ne pouvait pas demander à bénéficier du repos journalier et des délais de route normalisés avant le repos hebdomadaire ou les congés, non plus qu’après ceux-ci. En effet, si l’employeur lui accordait le repos hebdomadaire ou des congés, il ne lui accordait pas de repos journalier immédiatement avant ou immédiatement après ces périodes.

19. Le travailleur a intenté une action contre l’employeur devant la juridiction compétente, la Miskolci Törvényszék (cour de Miskolc, Hongrie, ci-après la « juridiction de renvoi ») pour obtenir le versement des compléments de rémunération qui auraient dû, selon lui, lui être versés. L’action du travailleur part de l’hypothèse que celui-ci a droit à une période de repos journalier immédiatement avant, ou immédiatement après, ses périodes de repos hebdomadaire ou de congé.

20. L’employeur soutient au contraire que l’octroi d’un repos journalier doit s’intercaler entre deux périodes de travail successives au cours d’un même intervalle de 24 heures.

21. En premier lieu, la juridiction de renvoi se réfère à l’arrêt no 12, du 22 juin 2020, rendu par l’Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle, Hongrie), dans lequel cette juridiction a considéré que l’interprétation de la Kúria (Cour suprême, Hongrie), selon laquelle le repos journalier et le repos hebdomadaire peuvent être accordés de façon à coïncider en une seule et même période, n’était pas compatible avec l’article XVII, paragraphe 4, de la Magyarország Alaptörvénye (loi fondamentale
hongroise), qui consacre le droit de tout travailleur au repos journalier et hebdomadaire, dans la mesure où de tels droits, qui ont des finalités différentes, doivent être considérés comme autonomes. La juridiction de renvoi estime toutefois que l’interprétation de l’Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle), qui concerne une affaire relative à des professionnels de santé, n’est pas applicable à la présente affaire, qui concerne des conducteurs de locomotive.

22. En second lieu, la juridiction de renvoi observe que la convention collective applicable en l’espèce déroge, de façon favorable aux travailleurs, aux règles de la directive 2003/88 et du code du travail relatives au repos journalier et au repos hebdomadaire. En effet, la période de repos journalier est fixée à 12 heures et peut, en outre, être entièrement passée à domicile par le travailleur, grâce à des délais de route normalisés.

23. Pour ce qui est du repos hebdomadaire, la juridiction de renvoi affirme que la traduction en langue hongroise de la directive 2003/88 diffère légèrement de la formulation de cette directive en langues allemande, anglaise et française, en particulier dans la mesure où la version en langue hongroise définit la notion de « repos hebdomadaire » prévue à l’article 5 de ladite directive de telle sorte que tout travailleur doit bénéficier, au cours de chaque période de 7 jours, d’une période minimale
de repos sans interruption de 24 heures et, en plus (« továbbá »), des 11 heures de repos journalier prévues à l’article 3 de la même directive. Les versions en langues allemande, anglaise et française emploient les expressions « zuzüglich », « plus », et « s’ajoutent » au lieu de « et, en plus ».

24. Ainsi, la juridiction de renvoi se demande ce que recouvre la notion de « repos hebdomadaire », et si, après la période minimale de repos sans interruption de 24 heures, la période de repos journalier (d’une durée de 11 heures) doit encore être accordée, ou si la période de 24 heures et celle de 11 heures doivent s’agréger, le travailleur ayant, sur cette base, droit à une période minimale de repos hebdomadaire de 35 heures consécutives. Par ailleurs, la juridiction de renvoi se demande si le
repos journalier doit être accordé entre la fin du travail du jour concerné et le début du travail le jour suivant (ou, à l’intérieur d’une même journée, entre la fin d’une période de travail et le début de la période de travail suivante) ou, plus généralement, entre la fin d’une journée de travail et le début de la journée de travail suivante même dans le cas où cette dernière commence plusieurs jours après.

25. Dans ces conditions, la Miskolci Törvényszék (cour de Miskolc) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’article 5 de la directive [2003/88], lu en combinaison avec l’article 31, paragraphe 2, de la charte [des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après la « Charte »], doit-il être interprété en ce sens que le repos journalier prévu à l’article 3 [de cette directive] fait partie du repos hebdomadaire ?

2) Ou bien l’article 5 de la directive [2003/88], lu en combinaison avec l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doit-il être interprété en ce sens qu’il ne fixe, conformément à l’objectif de cette directive, que la durée minimale du repos hebdomadaire, et que, ainsi, le repos hebdomadaire doit être d’au moins 35 heures consécutives, si cela n’est pas exclu par des conditions objectives, techniques ou d’organisation du travail ?

3) L’article 5 de la directive [2003/88], lu en combinaison avec l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doit-il être interprété en ce sens que, lorsque le droit de l’État membre et la convention collective applicable prévoient qu’un temps minimal de repos hebdomadaire de 42 heures consécutives doit être accordé, le repos journalier de 12 heures garanti par le droit national et par la convention collective doit être accordé en plus, après le travail journalier précédant le repos hebdomadaire,
si cela n’est pas exclu par des conditions objectives, techniques ou d’organisation du travail ?

4) L’article 3 de la directive [2003/88], lu en combinaison avec l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doit-il être interprété en ce sens que le travailleur a droit à la période minimale de repos à accorder au cours d’une période de 24 heures dans le cas aussi où aucun temps de travail n’a, pour quelque raison que ce soit, été planifié pour lui pour la période des 24 heures suivantes ?

5) En cas de réponse affirmative à la quatrième question, les articles 3 et 5 de la directive [2003/88], lus en combinaison avec l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doivent-ils être interprétés en ce sens que le repos journalier doit être accordé avant le repos hebdomadaire ? »

III. Analyse juridique

A.   Observations liminaires

26. Les questions soulevées à titre préjudiciel par la juridiction de renvoi invitent à approfondir la question de l’articulation entre le droit au repos journalier et le droit au repos hebdomadaire, tels que reconnus au travailleur par la directive 2003/88. En particulier, la juridiction de renvoi demande à la Cour si, en application de la directive 2003/88, le repos journalier peut être réputé inclus dans la notion de repos hebdomadaire ou si, au contraire, il faut l’interpréter en ce sens que, en
sus de la période de repos hebdomadaire (d’au moins 24 heures), il faut aussi accorder le repos journalier (d’au moins 11 heures).

27. À titre liminaire, il convient de noter que sont concevables, selon moi, deux approches interprétatives différentes pour répondre à ces questions.

28. D’une part, on pourrait soutenir que l’objectif poursuivi par la directive 2003/88 est que, au cours de l’intervalle de temps que représente une semaine, un temps total de repos soit garanti au travailleur, qui soit de nature à préserver sa sécurité et sa santé, indépendamment de l’institution séparée d’un repos journalier. Il faudrait par conséquent que soit garantie au travailleur, dans l’intervalle de temps que représente une semaine de travail, la reconnaissance d’un temps minimal de repos
de 35 heures (24 heures de repos hebdomadaire et 11 heures de repos journalier), sans distinction formelle entre repos hebdomadaire et repos journalier. Telle est la thèse défendue par l’employeur ( 3 ) et, pour l’essentiel, également par le gouvernement hongrois ( 4 ).

29. D’autre part, on pourrait soutenir que le travailleur doit bénéficier d’un temps de repos minimal représentant la somme de deux durées distinctes et trouvant son fondement dans deux institutions juridiques différentes auxquelles correspondent des droits indépendants et autonomes : le repos journalier et le repos hebdomadaire. Et ce quel que soit le total des heures résultant de l’addition des deux types de repos, les États et les parties aux conventions collectives demeurant libres de fixer un
nombre d’heures supérieur au nombre (minimal) garanti par la directive 2003/88.

30. Le choix entre l’une ou l’autre approche devra se faire sur la base d’une interprétation des dispositions en cause fondée non seulement sur leur signification littérale, mais aussi sur le contexte dans lequel elles s’inscrivent et sur les objectifs poursuivis par la réglementation dont elles font partie ( 5 ). J’analyserai ces aspects dans les points consacrés à l’analyse des questions préjudicielles.

31. En ce qui concerne les questions préjudicielles, les trois premières peuvent, à mon sens, être examinées ensemble parce qu’elles portent sur la même question de droit, celle de savoir si le repos journalier s’ajoute au repos hebdomadaire ou fait partie de celui‑ci. Dans la quatrième question préjudicielle, en revanche, la juridiction de renvoi demande à la Cour si l’article 3 de la directive 2003/88, lu conjointement avec l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens
que le travailleur a droit à la période minimale de repos à accorder au cours d’une période de 24 heures même dans l’hypothèse où il ne doit pas travailler, pour quelque motif que ce soit, dans les 24 heures qui suivent. La cinquième question, quoique logiquement liée à la quatrième, soulève une question indépendante de celle-ci : la juridiction de renvoi demande à la Cour de préciser si les articles 3 et 5 de la directive 2003/88, lus conjointement avec l’article 31, paragraphe 2, de la Charte,
doivent être interprétés en ce sens qu’il y a lieu d’accorder le repos journalier avant le repos hebdomadaire. Sur la recevabilité de cette dernière question préjudicielle, j’ai quelques doutes : la juridiction de renvoi n’a pas, en effet, selon moi, motivé à suffisance de droit son utilité au regard de l’affaire au principal.

32. Pour répondre auxdites questions préjudicielles, j’estime utile de préciser, tout d’abord, la portée de la directive 2003/88 au sein du droit social de l’Union, à la lumière de la jurisprudence de la Cour en la matière, puis de déterminer, sur la base de cette analyse, si le droit de l’Union, et en particulier la directive en question, qui laisse aux États membres d’importantes marges d’appréciation, impose à l’employeur d’accorder une période de repos journalier devant être autonome et
indépendante du repos hebdomadaire, ou si la prévision d’une « période de repos hebdomadaire » supérieure aux exigences minimales de cette directive (35 heures en tant que somme des 11 heures de repos journalier et des 24 heures de repos hebdomadaire) peut être considérée comme conforme à la réglementation européenne.

B.   La directive 2003/88 : objectifs et marges d’appréciation des États membres

33. La directive 2003/88 a pour objet de « fixer des prescriptions minimales destinées à améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs par un rapprochement des réglementations nationales concernant, notamment, la durée du temps de travail », étant précisé que « [c]ette harmonisation au niveau de l’Union européenne en matière d’aménagement du temps de travail vise à garantir une meilleure protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, en faisant bénéficier ceux-ci de
périodes minimales de repos – notamment journalier et hebdomadaire – ainsi que de périodes de pause adéquates, et en prévoyant une limite maximale à la durée hebdomadaire de travail » ( 6 ).

34. Cette directive poursuit essentiellement des objectifs de protection du travailleur, lequel est notoirement la partie la plus faible dans la relation contractuelle avec l’employeur ( 7 ). Ses dispositions, en effet, mettent en œuvre l’article 31 de la Charte qui, après avoir reconnu, à son paragraphe 1, que « [t]out travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité », dispose, à son paragraphe 2, que « [t]out travailleur a droit à une limitation
de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés ».

35. Le lien étroit entre les dispositions de la directive 2003/88 et celles de la Charte a été récemment confirmé par un arrêt de la grande chambre de la Cour qui a rappelé précisément que le droit de tout travailleur à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire constitue une règle du droit social de l’Union revêtant une importance majeure et que les dispositions de la directive 2003/88, notamment ses articles 3, 5 et 6, précisent ce droit
fondamental et doivent, dès lors, être interprétées à la lumière de ce dernier ( 8 ).

36. Comme le confirme la lecture tant de l’article 3 que de l’article 5 de cette directive – qui ne comportent aucun renvoi au droit national des États membres –, les expressions « repos journalier » et « repos hebdomadaire » constituent des notions autonomes du droit de l’Union et doivent, par conséquent, être interprétées de manière uniforme au niveau de l’Union, indépendamment des particularités retenues dans les législations des différents États membres ( 9 ). Je reviendrai sur cet aspect dans
la partie consacrée à l’analyse des trois premières questions préjudicielles.

37. La nécessité d’interpréter les dispositions de la directive 2003/88 à la lumière de sa finalité protectrice a d’importantes conséquences en termes tant d’indisponibilité des droits pour le travailleur à qui ils sont reconnus que de limitation de la marge d’appréciation des États membres dans l’application des dispositions contenues dans cette directive.

38. En premier lieu, les deux droits, à savoir le droit au repos journalier et le droit au repos hebdomadaire, parce qu’ils sont étroitement liés à des droits primaires et fondamentaux, sont à considérer comme n’étant pas à libre disposition des travailleurs eux-mêmes, dans la mesure où ils ont pour but de protéger le droit à la santé et à la sécurité sur le lieux de travail ( 10 ). Il en découle que le législateur national, et en ultime ressort l’employeur, doivent reconnaître et garantir ces
droits sans aucune possibilité de dérogation, si ce n’est celles expressément prévues par la directive 2003/88.

39. En second lieu, et c’est un aspect particulièrement important ici, il ressort de la directive 2003/88, et notamment de son considérant 15, qu’elle laisse aux États membres une certaine flexibilité aux fins de la mise en œuvre de ses dispositions. Toutefois, comme l’indique expressément ce considérant et ainsi que la Cour l’a précisé, les États membres ont en tout état de cause une obligation de résultat précise et inconditionnelle quant à l’application des règles énoncées dans la
directive 2003/88 ( 11 ). Il leur incombe d’adopter des mesures générales ou particulières de nature à garantir l’exécution de cette obligation ou, en substance, de faire en sorte que les prescriptions minimales définies par cette directive en matière de limitation de la durée du temps de travail soient respectées ( 12 ).

40. Dans le système institué par la directive 2003/88, la reconnaissance de périodes minimales de repos journalier et hebdomadaire et d’une limite maximale de la durée moyenne hebdomadaire de travail contribue de manière significative à garantir l’effet utile des droits consacrés dans cette directive et, comme l’a rappelé la Cour ( 13 ), il incombe aux États membres de garantir cet effet utile intégralement ( 14 ).

C.   Les questions préjudicielles

1. Les première, deuxième et troisième questions préjudicielles

41. Comme je l’ai indiqué, j’analyserai ensemble les trois premières questions préjudicielles parce qu’elles concernent la même question de droit. Les deux premières questions se recoupent partiellement, tandis que la troisième est la suite logique des deux premières.

42. Avec les deux premières questions, la juridiction de renvoi demande si l’article 5 de la directive 2003/88, lu conjointement avec les dispositions de l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens que le repos journalier prévu par l’article 3 de cette directive fait partie du repos hebdomadaire ou si, au contraire, cet article 5 fixe seulement la durée minimale du repos hebdomadaire, qui doit être d’au moins 35 heures consécutives. Avec la troisième question, la
juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 5 de ladite directive, lu conjointement avec l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens que, lorsque la réglementation nationale et la convention collective applicable prévoient l’octroi d’un temps minimal de repos hebdomadaire de 42 heures consécutives, il est obligatoire d’accorder, après un travail effectué le jour précédant le repos hebdomadaire, également le repos journalier de 12 heures garanti par la
réglementation nationale et la convention collective.

43. La juridiction de renvoi pose ces questions parce que, même si les institutions que sont le repos journalier et le repos hebdomadaire figurent dans deux dispositions distinctes dans le code du travail hongrois, on ne trouve aucune référence au repos journalier ou à sa durée dans l’article consacré au « temps de repos hebdomadaire » (en principe de 48 heures mais, en cas d’horaires de travail variables, d’au moins 40 heures qui deviennent 42 heures selon la convention collective conclue entre
l’employeur et les syndicats).

44. En faveur de la thèse selon laquelle le droit au repos journalier ne saurait être absorbé par le droit au repos hebdomadaire, il existe divers arguments que l’on peut résumer, en substance, aux critères d’interprétation littérale et systématique et à la nature de notions autonomes de droit de l’Union du repos journalier et du repos hebdomadaire.

45. Selon une jurisprudence constante ( 15 ), en vue de l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie.

46. Si l’on part de sa teneur littérale, l’article 5 de la directive 2003/88 prévoit que les États membres prennent les mesures nécessaires afin que tout travailleur bénéficie « au cours de chaque période de sept jours, d’une période minimale de repos sans interruption de vingt-quatre heures auxquelles s’ajoutent les onze heures de repos journalier prévues à l’article 3 » ( 16 ). Cet article ne précise cependant pas à quel moment doit se placer cette période minimale de repos, laissant ainsi une
latitude aux États membres en ce qui concerne ce choix. Cette interprétation s’avère corroborée par les différentes versions linguistiques – en langues allemande, anglaise et portugaise –, qui prévoient que la période minimale de repos sans interruption doit être accordée « pour » toute période de 7 jours. Les autres versions dudit article sont proches de la version en langue française, qui prévoit que le repos hebdomadaire est accordé « au cours de » chaque période de 7 jours ( 17 ).

47. Cette thèse peut également s’appuyer sur une analyse systématique des autres dispositions de la directive 2003/88 et semble compatible avec les objectifs de cette directive rappelés plus haut. En particulier, il résulte des considérants 1, 4, 7 et 8 ainsi que de l’article 1er de ladite directive que celle-ci a pour finalité de fixer des prescriptions minimales afin d’améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs, par le rapprochement des règles nationales en matière
d’organisation du temps de travail. Cela illustre bien la portée et l’importance de la directive 2003/88 dans l’ordre juridique de l’Union. Il serait donc contradictoire de considérer que le droit au repos journalier est absorbé par le droit au repos hebdomadaire parce que cela irait à l’encontre de l’objectif de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. On en trouve également une confirmation à l’article 15 de la directive 2003/88, qui énonce que les États sont autorisés à
appliquer ou introduire des dispositions législatives, réglementaires ou administratives plus favorables à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, ou à favoriser ou permettre l’application de conventions collectives ou d’accords conclus entre partenaires sociaux plus favorables à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs.

48. C’est pourquoi il convient, pour répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi, d’interpréter la directive 2003/88 « en tenant compte de l’importance du droit fondamental de chaque travailleur à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire » ( 18 ).

49. Comme l’ont soutenu également le travailleur ( 19 ) et la Commission européenne ( 20 ), et comme le montre l’analyse des dispositions concernées en application des critères interprétatifs susmentionnés, les notions de « repos journalier » et de « repos hebdomadaire » sont des notions autonomes du droit de l’Union qui doivent par conséquent être définies par référence à des caractéristiques objectives, issues de l’économie et des objectifs de la directive 2003/88. Le repos journalier et le repos
hebdomadaire poursuivent en effet des objectifs distincts et constituent, dès lors, des droits autonomes.

50. La finalité du repos journalier est de permettre aux travailleurs de se reposer quelques heures – au moins 11 – au cours d’une période de 24 heures. Plus précisément, la Cour a affirmé que les heures de repos doivent être consécutives et succéder directement à une période de travail ( 21 ).

51. Le repos hebdomadaire, en revanche, a pour fonction de permettre au travailleur de se reposer – au moins 24 heures – au cours d’une période de référence de 7 jours, l’expression « période de référence » s’entendant comme le délai à l’intérieur duquel une période minimale de repos doit être accordée ( 22 ).

52. En se fondant sur l’interprétation littérale et systématique telle qu’exposée ci-dessus et afin que l’efficacité des droits conférés aux travailleurs par la directive 2003/88 soit pleinement garantie en application des principes rappelés aux points qui précèdent, j’estime que l’on peut conclure que cette directive met à la charge des États membres l’obligation de garantir le respect de chacune des conditions minimales prévues par la directive 2003/88 ( 23 ).

53. Il s’ensuit que le repos journalier ne peut pas être inclus dans le repos hebdomadaire, ni être imputé sur la période de repos hebdomadaire, contrairement à ce qu’a soutenu l’employeur ( 24 ).

54. En effet, la thèse défendue par ce dernier est que, étant donné la finalité du repos journalier qui est de permettre au travailleur de récupérer des forces entre deux périodes de travail, ce repos ne saurait être accordé que si une nouvelle période de travail est prévue dans les 24 heures suivant la fin d’une période de travail donnée.

55. À l’appui de ses affirmations, l’employeur ( 25 ) évoque la communication interprétative du Parlement européen et du Conseil relative à la directive 2003/88/CE ( 26 ), affirmant qu’il résulterait de ce document que l’article 5 de cette directive doit se comprendre comme exigeant seulement une période de repos sans interruption de 35 heures au cours d’une période de 7 jours, sans qu’il y ait lieu de distinguer entre repos hebdomadaire et repos journalier ; ce dernier serait donc compris dans
cette période de référence. Ainsi, la réglementation hongroise prévoyant une période de repos hebdomadaire de 48 heures, sans référence au repos journalier, serait conforme à ladite directive.

56. À mon avis, retenir cette thèse, qui repose sur une interprétation erronée de la teneur des documents cités, équivaudrait à rendre lettre morte les dispositions de l’article 5 en vertu desquelles le repos journalier s’ajoute au repos hebdomadaire. Je considère en effet que, dans les documents cités, la Commission a simplement effectué une opération mathématique (l’addition de la période minimale de repos journalier de 11 heures et de celle, hebdomadaire, de 24 heures) dont il ne peut nullement
être déduit que le droit au repos journalier ne doit pas être accordé si la durée du repos hebdomadaire est plus favorable que celle indiquée dans la directive 2003/88.

57. À cet égard, je rappelle que les règles de cette directive prévoient des standards minimaux et non pas maximaux. En effet, l’article 15 de ladite directive autorise les États membres à appliquer ou introduire des dispositions plus favorables à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, ou à favoriser ou permettre l’application de conventions collectives ou d’accords conclus entre les partenaires sociaux plus favorables à cette protection.

58. Les États membres peuvent ainsi prévoir des périodes de repos plus longues pourvu que les obligations minimales prévues par la directive 2003/88 soient respectées. En pratique, les États membres peuvent par conséquent prévoir des périodes de repos journalier de plus de 11 heures, ainsi que des périodes de repos hebdomadaire de plus de 24 heures au cours de chaque période de 7 jours, mais cela n’implique pas qu’il est légitime de ne pas reconnaître de droit au repos journalier dans le cas où le
repos hebdomadaire est plus favorable que ce que prévoit la réglementation de l’Union.

59. Dans le cas qui nous occupe, c’est toutefois à la juridiction nationale qu’il incombera d’apprécier la compatibilité de la réglementation hongroise avec le droit de l’Union dès lors que, comme l’a soutenu la Commission ( 27 ), d’éventuels droits supplémentaires prévus par les États membres se situent en dehors du champ d’application de la directive 2003/88, et donc du droit de l’Union, relevant de l’exercice des compétences étatiques ( 28 ) et, partant, de la juridiction nationale.

2. La quatrième question préjudicielle

60. Par sa quatrième question, la juridiction de renvoi demande si l’article 3 de la directive 2003/88, lu conjointement avec l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’un travailleur a droit à la période minimale de repos journalier à accorder au cours de chaque période de 24 heures même dans le cas où il ne doit pas, pour quelque motif que ce soit, travailler dans les 24 heures suivantes.

61. La question de la juridiction de renvoi trouve son origine dans le fait que l’employeur pouvait ne pas accorder au travailleur de jour de repos journalier dans le cas où une nouvelle période de travail n’était pas prévue directement après. Selon l’employeur, cela se justifie par le fait que, la finalité intrinsèque du repos journalier étant précisément de se régénérer entre deux périodes de travail, si aucune période de travail n’a été planifiée pour les heures suivantes, il n’y a alors aucune
raison d’accorder un repos journalier.

62. À ce propos, la Cour a déjà affirmé qu’« [e]n vue d’assurer une protection efficace de la sécurité et de la santé du travailleur, une alternance régulière entre une période de travail et une période de repos doit donc, en règle générale, être prévue » ( 29 ). En effet, « pour pouvoir se reposer effectivement, le travailleur doit bénéficier de la possibilité de se soustraire à son milieu de travail pendant un nombre déterminé d’heures qui doivent non seulement être consécutives mais aussi
succéder directement à une période de travail, afin de permettre à l’intéressé de se détendre et d’effacer la fatigue inhérente à l’exercice de ses fonctions » ( 30 ). Il s’ensuit que ce qui est déterminant pour l’octroi de la période de repos, c’est de savoir si elle a été précédée d’une période de travail, peu important en revanche de savoir quelle activité sera exercée après la période de repos en question.

63. Au vu de ce qui précède, et comme l’ont soutenu également la Commission ( 31 ) et le travailleur ( 32 ), j’estime que, pour garantir une interprétation de la question qui soit compatible avec la directive 2003/88 et avec la Charte, il faut conclure que le travailleur doit en toute hypothèse bénéficier d’une période de repos journalier toutes les 24 heures, y compris dans le cas où il ne doit pas travailler dans les 24 heures suivantes.

3. La cinquième question préjudicielle

64. Avec la cinquième question, dont j’ai déjà indiqué que sa recevabilité me paraît douteuse, la juridiction de renvoi demande à la Cour si les articles 3 et 5 de la directive 2003/88, lus conjointement avec l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, doivent être interprétés en ce sens que le repos journalier doit être accordé avant le repos hebdomadaire.

65. Pour répondre à cette question, j’observerai d’abord que l’analyse textuelle des dispositions citées ne s’avère pas déterminante. En effet, ni l’article 3 ni l’article 5 ne fournissent d’éléments utiles puisque, au-delà de l’obligation de garantir une période de repos journalier d’au moins 11 heures consécutives pour une période de 24 heures et un repos hebdomadaire de 24 heures sans interruption pour chaque période de 7 jours, ils n’imposent pas d’autres conditions pour leur application.

66. Si la lettre des dispositions citées ne fournit pas d’aide, on peut néanmoins trouver dans la directive 2003/88 quelques éléments utiles pour répondre à la question posée par la juridiction de renvoi. Je pense en particulier au considérant 15 de cette directive, qui laisse aux États membres une importante flexibilité dans la mise en œuvre des dispositions, pourvu que le respect de la sécurité et de la santé des travailleurs soit garanti. En effet, l’autonomie que ladite directive a reconnue aux
États membres a conduit la Cour à affirmer, dans l’arrêt Maio Marques da Rosa ( 33 ), que le repos hebdomadaire peut être accordé à n’importe quel moment de chaque période de 7 jours.

67. En l’absence d’indications spécifiques dans la directive 2003/88, ces considérations sont également transposables au repos journalier, avec pour conséquence que, pourvu que le respect de la période minimale de repos journalier soit garanti, les États membres demeurent libres d’en définir les modalités concrètes.

68. Je souscris donc à l’affirmation de la Commission ( 34 ) selon laquelle le repos journalier peut être accordé au début, au milieu ou à la fin d’une période considérée de 24 heures, tout comme il peut l’être indifféremment avant ou après le repos hebdomadaire.

69. En substance, ces deux institutions étant distinctes et autonomes et répondant à des finalités différentes, aucune raison de principe ou d’ordre pratique ne justifierait de limiter l’autonomie des États membres à cet égard, ceux-ci n’étant tenus qu’au respect des standards minimaux et des principes de sécurité et de santé des travailleurs qui sous-tendent la directive 2003/88 dans son ensemble.

70. En conclusion, la finalité de la directive 2003/88 ainsi que ses objectifs de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, sa place dans le droit social de l’Union et la nature de droit fondamental du repos, dans ses deux composantes de repos journalier et hebdomadaire, militent en faveur de la légalité d’une réglementation étatique prévoyant une « période de repos hebdomadaire » avec des durées de repos supérieures à celles prévues par cette directive. Toutefois, cela est
subordonné à la condition, d’une part, que la législation nationale prévoie, en tant que droits autonomes et séparés, le repos journalier et le repos hebdomadaire et, d’autre part, que soient respectés les standards minimaux de temps de repos prévus par la réglementation de l’Union.

4. Sur les conséquences pour la juridiction de renvoi

71. Conformément à une jurisprudence de la Cour, le système de coopération institué par l’article 267 TFUE est fondé sur une nette séparation des fonctions entre les juridictions nationales et la Cour. La constatation des faits de l’affaire et l’interprétation de la réglementation nationale appartiennent aux juridictions des États membres.

72. Toutefois, la Cour est compétente pour donner à la juridiction nationale tous les éléments d’interprétation relevant du droit de l’Union et des indications tirées du dossier de l’affaire au principal ainsi que des observations écrites et orales qui lui sont soumises, de nature à permettre à la juridiction nationale de statuer ( 35 ).

73. Comme on l’a indiqué précédemment, la juridiction de renvoi se demande si la notion de « repos hebdomadaire » doit être interprétée en ce sens que, après la période minimale de repos sans interruption de 24 heures, les 11 heures de repos journalier doivent encore être accordées, ou en ce sens que la période de 24 heures et celle de 11 heures s’additionnent et que, sur cette base, le travailleur a droit à une période minimale de repos hebdomadaire de 35 heures. À ce propos, la juridiction de
renvoi signale que la réglementation hongroise introduit à l’article 106 du code du travail la notion de « période de repos hebdomadaire » fixée à 48 heures – supérieure au minimum de 24 heures prévu par la directive 2003/88 – et qui n’inclut aucune référence à la période de repos journalier ni à sa durée.

74. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier le fond du droit national : selon une jurisprudence consolidée, la Cour est uniquement habilitée à se prononcer sur l’interprétation ou la validité d’un texte de l’Union, à partir des faits qui lui sont indiqués par la juridiction nationale, tandis qu’il appartient exclusivement à la juridiction de renvoi d’interpréter la législation nationale ( 36 ).

75. Il faut en outre rappeler que, en vertu d’une jurisprudence constante de la Cour, les juridictions nationales doivent, dans toute la mesure possible, interpréter le droit national à la lumière du droit de l’Union ( 37 ).

76. Le principe d’interprétation conforme impose aux autorités nationales de faire tout ce qui est en leur pouvoir, en prenant en considération l’ensemble des règles du droit national et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine efficacité du droit de l’Union et de parvenir à une solution conforme à l’objectif poursuivi par ce droit.

77. Toutefois, ce principe connaît certaines limites. Ainsi, l’obligation pour la juridiction nationale de se référer au contenu du droit de l’Union lorsqu’elle interprète et applique les règles pertinentes du droit national est limitée par les principes généraux du droit et elle ne peut pas servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national.

78. En outre, comme cela a déjà été souligné précédemment, la Cour ne peut pas se substituer à l’appréciation de la juridiction nationale pour ce qui est de la possibilité d’interpréter le droit national de telle sorte qu’il puisse être conforme à ce que prévoit le droit de l’Union.

79. À la lumière de ces principes, il incombe à la juridiction nationale de vérifier si, en Hongrie, un droit au repos hebdomadaire respectant les prescriptions minimales prévues par la directive 2003/88 est garanti aux travailleurs. Si tel est le cas, la juridiction pourra considérer que la réglementation nationale et/ou la convention collective applicable sont conformes au droit de l’Union, si, alors même qu’est prévue une unique « période de repos hebdomadaire » plus longue que les 35 heures
prévues par cette directive (11 heures pour le repos journalier et 24 heures pour le repos hebdomadaire), le droit au repos journalier en tant qu’institution autonome et indépendante du repos hebdomadaire est garanti dans une mesure égale ou supérieure au minimum de 11 heures prévu par ladite directive.

80. À la lecture du dossier, j’observerai seulement qu’il semble ressortir de la législation hongroise (articles 104, 105 et 106 du code du travail) que le droit au repos journalier et le droit au repos hebdomadaire ont leur autonomie et que, globalement, la législation nationale et la convention collective applicable garantissent au travailleur en cause dans l’affaire au principal un traitement plus favorable que les standards minimaux fixés par le législateur de l’Union.

IV. Conclusion

81. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par la Miskolci Törvényszék (cour de Miskolc, Hongrie) en ces termes :

Les articles 3 et 5 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, lus conjointement avec l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

doivent être interprétés en ce sens que :

ils ne font pas obstacle à une législation nationale ou à une convention collective accordant aux travailleurs une période de repos hebdomadaire plus importante que le minimum prévu par la directive 2003/88. L’éventuelle prévision dans le droit national de temps de repos hebdomadaire plus favorables que ceux prévus par la directive 2003/88 n’exclut pas l’obligation pour l’employeur d’accorder le repos journalier au moins dans la mesure minimale prévue par cette directive. Le repos journalier
doit, en effet, être considéré comme un droit autonome que l’on ne saurait faire entrer dans la notion de repos hebdomadaire.

L’article 3 de la directive 2003/88, lu conjointement avec l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux,

doit être interprété en ce sens que :

le travailleur a droit à la période minimale de repos journalier à accorder au cours d’une période de 24 heures, quelle que soit la programmation du temps de travail pour les 24 heures suivantes.

Les États membres demeurent libres de déterminer le moment auquel il y a lieu d’accorder le repos journalier, qui pourra être prévu au début, au milieu ou à la fin de la période considérée de 24 heures, de même qu’il pourra être accordé indifféremment avant ou après le repos hebdomadaire, pourvu que le principe de la protection de la sécurité et de la santé du travailleur soit respecté.

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( 1 ) Langue originale : l’italien.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (JO 2003, L 299, p. 9).

( 3 ) Observations du défendeur au principal, point 23.

( 4 ) Observations du gouvernement hongrois, point 13. Je relève que, sur une question de principe aussi importante que le rapport entre le droit du travailleur au repos journalier et au repos hebdomadaire, aucun gouvernement n’a, à l’exception du gouvernement hongrois, présenté d’observations dans cette affaire. Je suppose que l’on peut en déduire que les législations des autres États membres sont largement conformes à la directive 2003/88 telle qu’interprétée jusqu’à ce jour par la Cour.

( 5 ) Voir, en ce sens, arrêts du 2 mars 2017, J. D. (C‑4/16, EU:C:2017:153, points 23 et 25), et du 11 mai 2017, Krijgsman (C‑302/16, EU:C:2017:359, point 24 et jurisprudence citée).

( 6 ) Voir arrêt du 14 mai 2019, CCOO (C‑55/18, EU:C:2019:402, point 37 et jurisprudence citée) ; voir aussi, en ce sens, en particulier, arrêts du 9 novembre 2017, Maio Marques da Rosa (C‑306/16, EU:C:2017:844, point 45) ; du 10 septembre 2015, Federación de Servicios Privados del sindicato Comisiones obreras (C‑266/14, EU:C:2015:578, point 23) ; du 26 juin 2001, BECTU (C‑173/99, EU:C:2001:356, point 37), et du 20 novembre 2018, Sindicatul Familia Constanţa e.a. (C‑147/17, EU:C:2018:926, point 39).

( 7 ) Sur ce point, voir arrêt du 14 mai 2019, CCOO (C‑55/18, EU:C:2019:402, points 44 et 45 ainsi que jurisprudence citée), selon lequel « le travailleur doit être considéré comme la partie faible dans la relation de travail, de telle sorte qu’il est nécessaire d’empêcher que l’employeur ne dispose de la faculté de lui imposer une restriction de ses droits » et, en outre, il faut considérer que, « compte tenu de cette situation de faiblesse, un travailleur peut être dissuadé de faire valoir
explicitement ses droits à l’égard de son employeur, dès lors, notamment, que la revendication de ceux-ci est susceptible de l’exposer à des mesures prises par ce dernier de nature à affecter la relation de travail au détriment de ce travailleur ».

( 8 ) Arrêt du 14 mai 2019, CCOO (C‑55/18, EU:C:2019:402, points 30 et 31).

( 9 ) Arrêt du 9 novembre 2017, Maio Marques da Rosa (C‑306/16, EU:C:2017:844, point 38 et jurisprudence citée).

( 10 ) Il s’ensuit que les droits susmentionnés n’appartiennent pas au noyau des prérogatives de nature strictement contractuelle auxquelles le travailleur peut renoncer en contrepartie d’un supplément de rémunération ou d’autres avantages ; ils font au contraire partie des droits fondamentaux, reconnus par des sources de droit primaire de rang constitutionnel ou assimilées, qui ne concernent pas seulement la relation contractuelle entre l’employeur et le travailleur, mais la « personne du
travailleur ».

( 11 ) Voir arrêt du 11 avril 2019, Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (C‑254/18, EU:C:2019:318, point 33).

( 12 ) Aux fins des présentes conclusions, j’ai pris en considération les articles 3, 4, 5 et 6 de la directive 2003/88 : « Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que [...] »

( 13 ) Arrêt du 14 mai 2019, CCOO (C‑55/18, EU:C:2019:402, point 42).

( 14 ) Voir, en ce sens, arrêt du 7 septembre 2006, Commission/Royaume-Uni (C‑484/04, EU:C:2006:526, point 40 et jurisprudence citée).

( 15 ) Voir, en ce sens, arrêt du 12 mai 2022, Luso Temp (C‑426/20, EU:C:2022:373, point 29 et jurisprudence citée).

( 16 ) Souligné par mes soins.

( 17 ) Voir arrêt du 9 novembre 2017, Maio Marques da Rosa (C‑306/16, EU:C:2017:844, points 40 et 41).

( 18 ) Arrêt du 14 mai 2019, CCOO (C‑55/18, EU:C:2019:402, point 33).

( 19 ) Observations du demandeur au principal, p. 3, quatrième paragraphe.

( 20 ) Observations de la Commission, point 46.

( 21 ) Arrêt du 9 septembre 2003, Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437, point 95).

( 22 ) Voir arrêt du 9 novembre 2017, Maio Marques da Rosa (C‑306/16, EU:C:2017:844, point 42).

( 23 ) Voir arrêt du 11 avril 2019, Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (C‑254/18, EU:C:2019:318, point 33).

( 24 ) Observations du défendeur au principal, point 23.

( 25 ) Observations du défendeur au principal, points 30 à 32.

( 26 ) Communication interprétative relative à la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (JO 2017, C 165, p. 1).

( 27 ) Observations de la Commission, point 51.

( 28 ) Voir arrêt du 19 novembre 2019, TSN et AKT (C‑609/17 et C‑610/17, EU:C:2019:981, points 34 et 35).

( 29 ) Arrêt du 9 septembre 2003, Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437, point 95). C’est moi qui souligne.

( 30 ) Arrêt du 9 septembre 2003, Jaeger (C‑151/02, EU:C:2003:437, point 95). C’est moi qui souligne.

( 31 ) Observations de la Commission, points 56 à 59.

( 32 ) Observations du demandeur au principal, p. 5 et 6.

( 33 ) Arrêt du 9 novembre 2017 (C‑306/16, EU:C:2017:844, point 44).

( 34 ) Observations de la Commission, points 60 à 64.

( 35 ) Ordonnance du président de la Cour du 28 janvier 2015, Gimnasio Deportivo San Andrés (C‑688/13, EU:C:2015:46, points 30 à 32 et jurisprudence citée). Voir aussi, plus récemment, par exemple, arrêt du 3 octobre 2019, Fonds du Logement de la Région de Bruxelles Capitale (C‑632/18, EU:C:2019:833, points 48 et 49 ainsi que jurisprudence citée).

( 36 ) Voir, en particulier, arrêt du 10 juin 2021, Ultimo Portfolio Investment (Luxembourg) (C‑303/20, EU:C:2021:479, point 25 et jurisprudence citée).

( 37 ) Voir arrêts du 19 avril 2016, DI (C‑441/14, EU:C:2016:278, point 32) ; du 14 octobre 2020, KG (Successive assignments in the context of temporary work) (C‑681/18, EU:C:2020:823, point 66), et du 19 septembre 2019, Rayonna prokuratura Lom (C‑467/18, EU:C:2019:765, point 60 et jurisprudence citée).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-477/21
Date de la décision : 13/10/2022
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par la Miskolci Törvényszék.

Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs – Aménagement du temps de travail – Article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Directive 2003/88/CE – Articles 3 et 5 – Repos journalier et repos hebdomadaire – Réglementation nationale prévoyant une période de repos hebdomadaire minimale de quarante-deux heures – Obligation d’octroyer le repos journalier – Modalités d’octroi.

Politique sociale

Droits fondamentaux

Charte des droits fondamentaux


Parties
Demandeurs : IH
Défendeurs : MÁV-START Vasúti Személyszállító Zrt.

Composition du Tribunal
Avocat général : Pitruzzella

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2022:778

Source

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