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23/04/2020 | CJUE | N°C-521/18

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général M. M. Bobek, présentées le 23 avril 2020., Pegaso Srl Servizi Fiduciari e.a. contre Poste Tutela SpA., 23/04/2020, C-521/18


 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 23 avril 2020 ( 1 )

Affaire C‑521/18

Pegaso Srl Servizi Fiduciari,

Sistemi di Sicurezza Srl,

YW

contre

Poste Tutela SpA,

Autres parties à la procédure :

Poste Italiane SpA,

Services Group

[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional du Latium, Italie)]

« Renvoi préjudiciel – Marchés publics –

Directive 2014/25/UE – Services postaux – Activités liées aux services postaux – Services de conciergerie, d’accueil et de surveillance des portiques – R...

 CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 23 avril 2020 ( 1 )

Affaire C‑521/18

Pegaso Srl Servizi Fiduciari,

Sistemi di Sicurezza Srl,

YW

contre

Poste Tutela SpA,

Autres parties à la procédure :

Poste Italiane SpA,

Services Group

[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional du Latium, Italie)]

« Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Directive 2014/25/UE – Services postaux – Activités liées aux services postaux – Services de conciergerie, d’accueil et de surveillance des portiques – Retrait de l’avis d’appel d’offres au cours de la procédure – Intérêt à agir des requérantes malgré ce retrait – Décision à prendre sur les dépens »

I. Introduction

1. Un avis d’appel d’offres a été publié en 2017 par Poste Tutela SpA, qui était à l’époque une filiale détenue à 100 % par Poste Italiane SpA. Cet avis d’appel d’offres visait l’institution d’accords-cadres portant sur le service de conciergerie, d’accueil et de surveillance des portiques des bureaux de Poste Italiane et d’autres sociétés de son groupe.

2. Pegaso Srl Servizi Fiduciari, Sistemi di Sicurezza Srl et YW ont saisi la juridiction de renvoi d’une demande en annulation de cet avis d’appel d’offres. Dans le cadre de cette procédure, la juridiction de renvoi demande si les activités visées par cet avis d’appel d’offres relèvent du champ d’application de la directive 2014/25/UE ( 2 ) (ci-après la « directive secteurs spéciaux ») ou de la directive 2014/24/UE ( 3 ) (ci‑après la « directive secteur public »).

3. Toutefois, après que la Cour a été saisie de la demande de décision préjudicielle, l’avis d’appel d’offres attaqué a été retiré. Ce fait pose la question liminaire de savoir si la Cour reste valablement saisie de l’affaire. Plus précisément, le fait que la juridiction de renvoi doive encore se prononcer sur les dépens est-il suffisant pour établir qu’il y a lieu d’apporter une réponse aux questions posées dans la demande de décision préjudicielle ?

II. Le cadre juridique

A. La directive secteur public

4. Le considérant 10 de la directive secteur public prévoit :

« Les notions de “pouvoirs adjudicateurs” et, en particulier, celle d’“organismes de droit public” ont fait, à plusieurs reprises, l’objet d’un examen dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. […] [I]l faudrait préciser qu’un organisme, qui opère dans des conditions normales de marché, poursuit un but lucratif et supporte les pertes liées à l’exercice de son activité, ne devrait pas être considéré comme un “organisme de droit public”, étant donné que les besoins d’intérêt
général pour la satisfaction desquels il a été créé ou qu’il a été chargé de satisfaire peuvent être réputés avoir un caractère industriel ou commercial.

De même, la condition liée à l’origine du financement de l’organisme considéré a également été examinée par la jurisprudence, qui a précisé notamment que la notion de “financement majoritaire” signifie un financement pour plus de la moitié, qui peut comprendre des paiements provenant d’usagers, qui sont imposés, calculés et recouvrés conformément aux règles de droit public. »

5. Selon l’article 1er, paragraphe 1, de la directive secteur public :

« La présente directive établit les règles applicables aux procédures de passation de marchés par des pouvoirs adjudicateurs en ce qui concerne les marchés publics, ainsi que les concours, dont la valeur estimée atteint ou dépasse les seuils établis à l’article 4. »

6. L’article 2, paragraphe 1, de cette directive prévoit les définitions suivantes :

« 1) “pouvoirs adjudicateurs”, l’État, les autorités régionales ou locales, les organismes de droit public ou les associations formées par une ou plusieurs de ces autorités ou un ou plusieurs de ces organismes de droit public ;

[…]

4) “organisme de droit public”, tout organisme présentant toutes les caractéristiques suivantes :

a) il a été créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial ;

b) il est doté de la personnalité juridique ; et

c) soit il est financé majoritairement par l’État, les autorités régionales ou locales ou par d’autres organismes de droit public, soit sa gestion est soumise à un contrôle de ces autorités ou organismes, soit son organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par l’État, les autorités régionales ou locales ou d’autres organismes de droit public ;

[…] »

7. Aux termes de l’article 7 de la directive secteur public :

« La présente directive ne s’applique pas aux marchés publics ni aux concours qui, dans le cadre de la [directive secteurs spéciaux], sont passés ou organisés par des pouvoirs adjudicateurs exerçant une ou plusieurs des activités visées aux articles 8 à 14 de ladite directive et qui sont passés pour l’exercice de ces activités […] »

B. La directive secteurs spéciaux

8. Le considérant 16 de la directive secteurs spéciaux se lit comme suit :

« [D]es marchés pourraient être attribués pour satisfaire des exigences inhérentes à différentes activités, soumises éventuellement à des régimes juridiques différents. Il conviendrait de préciser que le régime juridique applicable à un contrat unique destiné à couvrir plusieurs activités devrait être soumis aux règles applicables à l’activité à laquelle il est principalement destiné. Pour déterminer à quelle activité le marché est principalement destiné, on peut se fonder sur l’analyse des
besoins auxquels doit répondre le marché spécifique, effectuée par l’entité adjudicatrice aux fins de l’estimation du montant du marché et de l’établissement des documents de marché […] »

9. Le considérant 19 de la directive secteurs spéciaux est formulé de la façon suivante :

« La nécessité d’assurer une véritable ouverture du marché et un juste équilibre dans l’application des règles de passation des marchés dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux exige que les entités visées soient définies autrement que par référence à leur statut juridique. Il faudrait donc veiller à ce qu’il ne soit pas porté atteinte à l’égalité de traitement entre les entités adjudicatrices du secteur public et celles du secteur privé. Il est également
nécessaire de veiller, conformément à l’article 345 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, à n’affecter en rien le régime de la propriété dans les États membres. »

10. L’article 1er, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux dispose :

« La présente directive établit les règles applicables aux procédures de passation de marchés par des entités adjudicatrices en ce qui concerne les marchés, ainsi que les concours, dont la valeur estimée atteint ou dépasse les seuils énoncés à l’article 15. »

11. L’article 4, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux définit les « entités adjudicatrices » comme des « entités qui :

a) sont des pouvoirs adjudicateurs ou des entreprises publiques et qui exercent une des activités visées aux articles 8 à 14 ;

b) lorsqu’elles ne sont pas des pouvoirs adjudicateurs ou des entreprises publiques, exercent, parmi leurs activités, l’une des activités visées aux articles 8 à 14, ou plusieurs de ces activités, et bénéficient de droits spéciaux ou exclusifs octroyés par une autorité compétente d’un État membre. »

12. En vertu de l’article 4, paragraphe 2, de la directive secteurs spéciaux :

« On entend par “entreprise publique”, toute entreprise sur laquelle les pouvoirs adjudicateurs peuvent exercer directement ou indirectement une influence dominante du fait de la propriété de cette entreprise, de la participation financière qu’ils y détiennent ou des règles qui la régissent.

L’influence dominante des pouvoirs adjudicateurs est présumée dans tous les cas suivants lorsque ces pouvoirs, directement ou indirectement, à l’égard de l’entreprise :

a) détiennent la majorité du capital souscrit de l’entreprise ;

b) disposent de la majorité des voix attachées aux parts émises par l’entreprise ;

c) peuvent désigner plus de la moitié des membres de l’organe d’administration, de direction ou de surveillance de l’entreprise. »

13. Aux termes de l’article 5, paragraphe 4 :

« Lorsqu’un marché a pour objet des achats relevant de la présente directive ainsi que des achats qui ne relèvent pas de la présente directive, les entités adjudicatrices peuvent décider de passer des marchés distincts pour les différentes parties du marché ou de passer un marché unique. Lorsque les entités adjudicatrices décident de passer des marchés distincts pour les différentes parties, la décision concernant le régime juridique applicable à chacun de ces marchés distincts est adoptée sur
la base des caractéristiques des différentes parties concernées.

Lorsque les entités adjudicatrices décident de passer un marché unique, la présente directive s’applique, sauf disposition contraire de l’article 25, au marché mixte qui en résulte, indépendamment de la valeur des parties qui relèveraient normalement d’un régime juridique différent et indépendamment du régime juridique dont celles-ci auraient normalement relevé.

[…] »

14. L’article 13, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux dispose :

« La présente directive s’applique aux activités liées à la fourniture :

a) de services postaux ;

b) d’autres services que des services postaux, pourvu que ces services soient fournis par une entité fournissant également des services postaux au sens du paragraphe 2 du présent article, point b), et que les conditions fixées à l’article 34, paragraphe 1, ne soient pas remplies en ce qui concerne les services relevant du paragraphe 2, point b) du présent article. »

15. L’article 13, paragraphe 2 définit, sous b), les « services postaux » comme des « services, consistant en la levée, le tri, l’acheminement et la distribution d’envois postaux, qu’ils relèvent ou non du champ d’application du service universel établi conformément à la directive 97/67/CE ». Sous c), les « services autres que les services postaux » sont définis comme des services de gestion de services courrier (aussi bien les services précédant l’envoi que ceux postérieurs à l’envoi, y compris les
mailroom management services) et certains services concernant des envois, tels que le publipostage ne portant pas d’adresse.

16. Aux termes de l’article 19, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux :

« La présente directive ne s’applique pas aux marchés que les entités adjudicatrices passent à des fins autres que la poursuite de leurs activités visées aux articles 8 à 14 […] »

III. Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

17. Poste Italiane est une société par actions. La décision de renvoi indique que son capital est détenu à hauteur de 29,26 % par le Ministero dell’Economia e delle Finanze (ministère de l’Économie et des Finances, Italie), de 35 % par la Cassa Depositi e Prestiti (caisse des dépôts) et pour le reste par des investisseurs privés. Poste Italiane est concessionnaire du service postal universel. Elle opère également dans les secteurs financiers, des assurances et de la téléphonie mobile.

18. Au moment de la publication de l’avis d’appel d’offres attaqué, Poste Tutela était une filiale dont le capital était détenu à 100 % par Poste Italiane. Elle a fusionné avec Poste Italiane avec effet au 1er mars 2018.

19. Au mois de juillet 2017, Poste Tutela a émis un avis d’appel d’offres visant l’institution d’accords-cadres portant sur le service de conciergerie, d’accueil et de surveillance des portiques des bureaux de Poste Italiane et d’autres sociétés de son groupe, pour une période de 24 mois (avec une prolongation de 12 mois en cas de renouvellement du marché) et pour un montant total estimé à 25253242 euros.

20. Cet avis de marché renvoyait à la directive secteurs spéciaux en tant que sa base légale. Il a été publié à la Gazzetta ufficiale della Repubblica italiana ( 4 ) et au Journal officiel de l’Union européenne ( 5 ).

21. Le 28 septembre 2017, les requérantes ont attaqué l’avis d’appel d’offres en cause devant la juridiction de renvoi. Elles ont invoqué plusieurs violations du code des marchés publics italien.

22. Le 20 octobre 2017, la juridiction de renvoi a décidé de suspendre la procédure d’appel d’offres en cause par ordonnance de référé au motif que les allégations des requérantes étaient à première vue fondées.

23. Poste Tutela et Poste Italiane ont soulevé une exception liminaire concernant la compétence de la juridiction de renvoi. Elles ont prétendu que les juridictions administratives n’ont pas compétence pour juger de procédures d’appel d’offres lancées par une entreprise publique pour la fourniture de services qui ne sont pas liés aux services inclus dans les secteurs spéciaux tels que le secteur postal.

24. La juridiction de renvoi considère que cette question de compétence exige de déterminer si Poste Tutela (et, à présent, Poste Italiane) était tenue de lancer une procédure d’appel d’offres pour décider de l’attribution des services en cause. Selon la juridiction de renvoi, Poste Tutela/Poste Italiane remplit les conditions pour être qualifiée comme un « organisme de droit public » au sens de la directive 2014/23/UE ( 6 ), de la directive secteur public et de la directive secteurs spéciaux.

25. C’est dans ce contexte que le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional du Latium, Italie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Compte tenu des caractéristiques susmentionnées, la société Poste Italiane SpA, doit-elle être qualifiée en tant qu’“organisme de droit public” en vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous d), du décret législatif no 50 de 2016 et des directives de l’Union pertinentes (les directives 2014/23/UE, 2014/24/UE et 2014/25/UE) ?

2) Cette qualification s’étend-elle à la filiale Poste Tutela SpA détenue à 100 %, dont la fusion avec la première société a d’ailleurs déjà été décidée et est en cours, compte tenu du considérant 46 de la directive 2014/23/UE, concernant les personnes morales contrôlées [voir également, en ce sens, l’arrêt du 5 octobre 2017, LitSpecMet (C‑567/15, EU:C:2017:736) : obligation d’appel d’offres pour les sociétés contrôlées par l’administration publique ; arrêt no 6211 rendu le 24 novembre 2011 par
la quatrième chambre du Consiglio di Stato [(Conseil d’État, Italie)] ?

3) Ces sociétés sont-elles tenues d’organiser des procédures de passation de marché public uniquement pour l’attribution des marchés en relation avec l’activité qu’elles exercent dans les secteurs spéciaux, en vertu de la directive 2014/25/UE, en tant qu’entités adjudicatrices, concernant lesquelles la nature d’organisme de droit public devrait être considérée comme relevant en soi des règles de la partie II du code des marchés publics, alors qu’elles sont dotées d’une pleine autonomie de la
volonté, et soumises exclusivement aux règles de droit privé quant aux activités contractuelles ne relevant pas de ces secteurs, compte tenu des principes énoncés au considérant 21 et à l’article 16 de la directive 2014/23/UE ?

4) En revanche, en ce qui concerne les marchés dont on considère qu’ils ne relèvent pas du domaine propre aux secteurs spéciaux, lorsqu’elles remplissent les conditions relatives aux organismes de droit public, les mêmes sociétés restent-elles soumises à la directive générale 2014/24/UE (et donc aux règles relatives aux procédures de passation de marché public), même lorsqu’elles exercent des activités de nature essentiellement entrepreneuriale dans des conditions de concurrence, étant donné
qu’elles ont évolué depuis leur constitution originelle ?

5) Dans des bureaux dans lesquels des activités inhérentes au service universel sont menées côte à côte avec des activités sans rapport avec celui-ci, peut-on exclure que les marchés inhérents à l’entretien ordinaire et extraordinaire, au nettoyage, au mobilier ainsi qu’au service de conciergerie et de gardiennage desdits bureaux relèvent de la notion de caractère accessoire aux fins du service d’intérêt public ?

6) Enfin, si l’on devait considérer qu’il est possible de se rallier à la thèse de Poste Italiane SpA, le fait d’organiser une procédure d’appel d’offres en l’absence d’une obligation légale et donc sans que la procédure soit soumise à toutes les garanties de transparence et d’égalité de traitement régies par le code des marchés publics, dûment publiée sans autres avertissements à cet égard à la Gazzetta ufficiale della Repubblica italiana et au Journal officiel de l’Union européenne,
enfreint-il le principe établi de la protection de la confiance légitime des participants à l’appel d’offres ? »

26. Le 11 octobre 2018, Poste Italiane a informé la juridiction de renvoi et la Cour, par lettre, qu’elle avait retiré l’avis d’appel d’offres attaqué. Poste Italiane a expressément demandé à la juridiction de renvoi de déclarer que le recours des requérantes était par conséquent irrecevable. Le samedi 20 octobre 2018, la juridiction de renvoi a rejeté cette demande.

27. Le 16 octobre 2018, la défenderesse ayant informé la Cour que l’avis d’appel d’offres avait été annulé, la Cour a demandé à la juridiction de renvoi si elle souhaitait retirer sa demande de décision préjudicielle. Le 26 octobre 2018, la juridiction de renvoi a exprimé le souhait de maintenir sa demande de décision préjudicielle.

28. Le 9 janvier 2019, en réponse à sa demande d’expliquer les motifs pour lesquels la juridiction de renvoi considère que le litige en cause est toujours pendant devant elle, la Cour a reçu des éclaircissements additionnels de la juridiction de renvoi. Celle-ci a expliqué pourquoi, selon elle, le litige était toujours pendant et pourquoi une réponse de la Cour aux questions posées était dès lors nécessaire.

29. Le 3 avril 2019, la juridiction de renvoi a en outre informé la Cour qu’un recours en annulation d’un autre avis d’appel d’offres lancé par Poste Italiane concernant les mêmes services avait été formé. Selon la juridiction de renvoi, cet avis d’appel d’offres est identique à l’avis litigieux en l’espèce. La juridiction de renvoi a suspendu cette nouvelle affaire jusqu’à ce que la Cour rende une décision dans la présente.

30. Pegaso Servizi Fiduciari, Sistemi di Sicurezza, Poste Italiane, le gouvernement italien et la Commission européenne ont déposé des observations écrites. Tous ont participé à l’audience qui a eu lieu le 22 janvier 2020.

IV. Analyse

31. Les présentes conclusions sont structurées de la manière suivante. J’expliquerai tout d’abord pourquoi, au vu des développements postérieurs à l’introduction de la présente demande de décision préjudicielle, il n’est pas nécessaire de répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi (A). Dans l’hypothèse où la Cour ne partagerait pas mon avis, j’esquisserai brièvement la manière dont il y aurait lieu de répondre sur le fond aux questions clés. Je proposerai à la Cour de répondre que
des activités telles que celles en cause au principal (conciergerie, accueil et surveillance des portiques des bureaux de Poste Italiane) sont soumises aux règles de l’Union en matière de marchés publics, à savoir les règles figurant dans la directive secteurs spéciaux en ce qui concerne les secteurs spéciaux (B).

A.   Un litige est-il pendant au principal ?

32. Il est de jurisprudence constante que les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union sont posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité et dont il n’incombe pas à la Cour de vérifier l’exactitude. De telles questions bénéficient d’une présomption de pertinence ( 7 ).

33. Toutefois, il est également de jurisprudence constante qu’il découle à la fois des termes et de l’économie de l’article 267 TFUE que la procédure préjudicielle présuppose qu’un litige soit effectivement pendant devant la juridiction de renvoi, dans le cadre duquel elle est appelée à rendre une décision susceptible de prendre en considération l’arrêt de la Cour. Partant, la Cour est susceptible de vérifier d’office la persistance du litige au principal ( 8 ). Si l’objet du litige a disparu alors
que la procédure devant la Cour est encore pendante, et que les questions posées deviennent donc hypothétiques ou perdent tout lien avec un litige réel, la Cour doit décider qu’il n’est pas nécessaire de statuer sur la demande de décision préjudicielle ( 9 ).

34. Dans la présente affaire, la persistance d’un litige pendant devant la juridiction nationale est controversée. Le désaccord porte sur deux points : premièrement, l’avis d’appel d’offres litigieux a-t-il été retiré par Poste Italiane ? Deuxièmement, malgré le retrait, existe-t-il un autre fondement sur lequel les requérantes auraient toujours intérêt à agir devant la juridiction de renvoi ?

1. Le retrait de l’avis d’appel d’offres

35. En réponse à la question posée par la Cour sur le point de savoir s’il existe encore un litige pendant devant la juridiction de renvoi, celle‑ci a observé que Poste Italiane a publié un avis à cette fin dans la Gazzetta ufficiale della Repubblica italiana et des avis plus brefs dans les quotidiens. L’avis publié à la Gazzetta ufficiale della Repubblica italiana annonçait que Poste Italiane avait décidé d’annuler ou de révoquer l’avis d’appel d’offres en vue de la restructuration complexe de
Poste Italiane en cours après sa fusion avec Poste Tutela. Toutefois, la juridiction de renvoi poursuit en observant que, dans les autres avis, plus courts, publiés dans les quotidiens, Poste Italiane s’est bornée à déclarer que la procédure de passation avait été interrompue. La juridiction de renvoi continue à se demander si, par cette action, Poste Italiane visait à rectifier les violations invoquées par les requérantes ou à procéder différemment (par attribution directe) en vue de satisfaire
aux besoins faisant l’objet de l’avis d’appel d’offres.

36. Poste Italiane et le gouvernement italien prétendent que l’avis d’appel d’offres a été formellement retiré. Plus précisément, Poste Italiane allègue que l’annulation a été dûment publiée sur tous les supports requis (la Gazzetta ufficiale della Repubblica italiana, deux journaux nationaux, deux journaux locaux et le Journal officiel de l’Union européenne). À la suite de l’annulation, une nouvelle procédure d’appel d’offres a été lancée afin de satisfaire de manière plus efficace aux nouveaux
besoins de Poste Italiane après la restructuration du groupe, en particulier le redimensionnement des besoins en matière de sécurité et de surveillance.

37. Les requérantes ne contestent pas le fait que l’avis d’appel d’offres a été retiré. Toutefois, elles soutiennent que la demande de décision préjudicielle reste recevable, mais pour des raisons différentes, abordées dans la prochaine section ( 10 ).

38. Je dois admettre qu’à ce stade, je suis quelque peu déconcerté. À l’exception de la juridiction de renvoi, tous semblent convenir du fait que l’avis d’appel d’offres en cause a été retiré. La juridiction de renvoi elle-même confirme que, dans l’avis complet publié à la Gazzetta ufficiale della Repubblica italiana, le terme employé était « d’annuler/de révoquer ». La juridiction de renvoi observe également que les autres versions, plus courtes, de l’avis publié dans la presse quotidienne
annonçaient que la procédure avait « été interrompue », mais il s’agissait d’une conséquence de l’ordonnance de référé émise par la juridiction de renvoi dès le 20 octobre 2017 ( 11 ).

39. Sur le fondement de l’ensemble des faits exposés devant la Cour, il apparaît en effet que l’avis d’appel d’offres a été retiré. La juridiction de renvoi paraît avoir réservé sa décision sur le point de savoir si le retrait a eu lieu ou non. Dans sa réponse à la Cour, elle a souligné que, indépendamment de cette question, celle de la compétence se pose toujours : il s’agit de savoir si les juridictions administratives sont compétentes en ce qui concerne de tels avis d’appel d’offres.

40. Je suis bien conscient de la division des tâches classique opérée dans le cadre de la procédure de décision préjudicielle. En effet, il n’appartient qu’à la juridiction de renvoi d’établir si l’avis d’appel d’offres en cause a été retiré, à la fois au regard des faits et au regard de leur appréciation en vertu du droit national. Le lancement d’une nouvelle procédure d’appel d’offres par le même pouvoir adjudicateur pourrait être un autre indice d’un tel retrait.

41. Toutefois, la présente affaire pousse cette division classique des tâches jusqu’à ses limites. Malgré la profonde déférence que la Cour réserve habituellement aux juridictions avec lesquelles elle travaille dans le cadre des renvois en vertu de l’article 267 TFUE, il relève en définitive de la responsabilité de la Cour d’établir si elle est ou non valablement saisie ( 12 ).

42. L’intégralité de la documentation disponible montre que l’avis d’appel d’offres a été retiré. De fait, un nouvel avis d’appel d’offres a été lancé pour les mêmes services. Néanmoins, la juridiction de renvoi a toujours des doutes quant au point de savoir si l’avis d’appel d’offres a été « formellement » retiré.

43. Même si j’ai du mal à comprendre cette considération, je concevrais plus facilement qu’une juridiction de renvoi souhaite toujours recevoir une réponse dans une affaire où il serait suggéré qu’une certaine partie défenderesse a pour stratégie de persister à retirer des avis d’appel d’offres. Je pourrais imaginer une situation dans laquelle une entité qui ne souhaite pas que certaines situations soient réglées par l’autorité d’une juridiction continue à retirer des avis d’appel d’offres lorsque
ceux-ci sont attaqués, en essayant systématiquement de priver les juridictions nationales de leur compétence.

44. Il s’agirait certainement d’une autre question. Dans un tel cas, même, dès le stade de l’appréciation de la recevabilité d’une demande de décision préjudicielle ( 13 ), la Cour pourrait peut-être montrer une plus grande souplesse en ce qui concerne la notion de litige pendant. Après tout, l’interdiction des abus est un principe transversal du droit de l’Union ( 14 ).

45. Toutefois, aucune des parties n’a suggéré que Poste Italiane avait retiré de manière répétée des avis d’appel d’offres dans l’intention d’éviter un contrôle juridictionnel ou en vue de dissuader certains candidats de participer à la procédure de passation, et la juridiction de renvoi ne l’a pas fait non plus ( 15 ). En fait, c’est plutôt l’inverse : Poste Italiane a fourni une explication plausible concernant les raisons pour lesquelles le premier avis d’appel d’offres avait été retiré, et il
apparaît qu’elle a agi en cohérence avec cette explication ( 16 ).

46. Dans ces conditions, il apparaît en effet que le litige au principal a perdu son objet.

2. L’intérêt persistant des requérantes à agir au niveau national

47. À titre subsidiaire, la juridiction de renvoi, les requérantes et, en partie, la Commission semblent considérer que cet intérêt existe encore, indépendamment du retrait de l’avis d’appel d’offres.

48. La juridiction de renvoi est d’avis que l’on ne saurait présumer que les requérantes n’avaient plus intérêt à agir contre l’avis d’appel d’offres, même si celui-ci a été retiré. La Cour doit donc examiner sa demande de décision préjudicielle, surtout au regard du principe du contrôle juridictionnel effectif.

49. Les requérantes prétendent que, malgré le retrait, le droit italien exige toujours que la juridiction compétente se prononce sur la légalité des actes attaqués aux fins d’accorder des dommages-intérêts et de répartir les dépens. En particulier, en vertu du droit italien, un recours en indemnité peut être déposé dans les 120 jours après que la décision d’annulation est devenue définitive. Pour se prononcer sur un tel recours, il est nécessaire d’établir tout d’abord si la juridiction de renvoi
est compétente. Cette question requiert de déterminer si Poste Italiane est soumise aux règles applicables aux marchés publics.

50. Selon la Commission, en admettant que l’avis d’appel d’offres ait été formellement retiré, cela ne serait en aucun cas un élément déterminant. Il est nécessaire de répondre à la sixième question de la juridiction de renvoi dans la mesure où elle porte sur les conséquences liées à une éventuelle violation des attentes légitimes, et donc sur un point qui est indépendant du maintien en vigueur de l’avis d’appel d’offres attaqué. En outre, pour établir quelle est la juridiction compétente que les
requérantes doivent saisir d’une demande de dommages-intérêts, il est déterminant de définir si l’avis d’appel d’offres attaqué porte sur un marché qui relève de la directive secteurs spéciaux.

51. En revanche, Poste Italiane et le gouvernement italien soutiennent que les requérantes n’ont plus intérêt à agir. Si Poste Italiane considère qu’un jugement de la juridiction de renvoi n’aurait pas d’effets favorables pour les requérantes, le gouvernement italien allègue que les requérantes n’ont pas formé un recours en indemnité. Par conséquent, la perspective d’une telle action est purement hypothétique.

52. Dès lors, bien que l’avis d’appel d’offres ait été retiré, il a été déclaré que a) les requérantes pourraient introduire un recours en indemnité en lien avec l’avis d’appel d’offres attaqué et que b) la question des dépens doit toujours être déterminée par la juridiction de renvoi.

a) La perspective d’un futur recours en indemnité

53. Il résulte également d’une jurisprudence constante que la justification du renvoi préjudiciel est non pas la formulation d’opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, mais le besoin inhérent à la solution effective d’un litige ( 17 ). Dans des circonstances telles que celles de la procédure au principal, la Cour a déjà jugé que l’intention de former un recours en indemnité, qui n’est que possible et hypothétique, ne saurait justifier le maintien d’une demande de décision
préjudicielle lorsque la procédure au principal a perdu son objet ( 18 ).

54. Les requérantes ont confirmé à l’audience qu’un recours en indemnité n’a pas encore été formé devant la juridiction de renvoi ni, d’ailleurs, devant une autre juridiction nationale. Il est certes vrai que si elles finissaient par former un recours en indemnité, alors la question de savoir si l’avis d’appel d’offres était obligatoire et, par conséquent, celle de savoir quelle juridiction serait compétente pour juger d’un tel recours aurait son importance. Mais elle aurait précisément de
l’importance aux fins de ce dernier recours potentiel, qui n’est pas pendant actuellement. Par conséquent, dans le cadre de la présente procédure devant la juridiction de renvoi, les questions relatives à un recours potentiel en indemnité à l’avenir sont entièrement hypothétiques.

55. Le fait, souligné par la Commission, que les requérantes pourraient avoir eu des attentes légitimes quant à la poursuite de la procédure d’appel d’offres et qu’il serait en toute hypothèse nécessaire de répondre à la sixième question ne modifie pas cette conclusion.

56. Tout d’abord, à première vue, je serais personnellement plutôt surpris d’apprendre que le principe des attentes légitimes en droit de l’Union empêche effectivement à tout jamais un pouvoir adjudicateur de retirer un avis d’appel d’offres. Cela signifierait-il donc qu’une fois publié l’avis, un marché public devrait être mené jusqu’au bout, quelles que soient les circonstances (modifiées) ?

57. Ensuite, si cela n’est pas le cas, alors la sixième question devient aussi effectivement un problème qui devrait être apprécié dans le cadre d’un éventuel recours en indemnité postérieur, comme la violation de tout autre droit des soumissionnaires à une procédure de passation ( 19 ). Toutefois, je le répète, ces questions ne font pas l’objet de la procédure actuellement pendante devant la juridiction de renvoi.

b) La décision sur les dépens

58. Enfin, la question des dépens de la procédure nationale se pose. Même si l’avis d’appel d’offres a été retiré, la juridiction de renvoi devra toujours décider des dépens de la procédure. D’aucuns pourraient donc alléguer qu’il existe encore un litige pendant devant la juridiction nationale en ce qui concerne au moins la question des dépens.

59. Je ne pense pas que l’on puisse se rallier à cette logique.

60. Tout d’abord, j’ai toujours considéré que les déclarations générales concernant la nature du litige pendant ( 20 ) requièrent une corrélation raisonnable (même s’il ne s’agit pas forcément d’une correspondance parfaite) entre la portée des questions posées par la juridiction de renvoi et le litige dont elle est saisie. Dès lors, l’objet des questions posées doit avoir une incidence sur la solution du litige pendant devant la juridiction nationale. Les questions qui, quelle que soit la manière
dont la Cour y répond, n’ont aucune incidence sur la solution du litige dont la juridiction de renvoi est saisie se situent en dehors de cette portée (et sont donc hypothétiques).

61. C’est dans cette perspective que je ne vois pas en quoi la réponse aux six questions plutôt détaillées qui ont été posées en vue du contrôle juridictionnel d’une procédure de passation en cours et de son appel d’offres pourrait avoir une quelconque incidence sur la décision de taxation des dépens que doit prendre la juridiction nationale après le retrait dudit avis. Il s’agit simplement d’une question de droit national, et les réponses demandées à la Cour n’ont aucune incidence sur la question à
résoudre de la taxation des dépens.

62. Deuxièmement, en général, à moins que les dépens, dans un cas de figure donné, soient spécifiquement liés à une question d’interprétation du droit de l’Union, ce qui devrait alors être adéquatement expliqué dans l’ordonnance de renvoi, le fait que, après la disparition de l’objet d’un litige, il soit encore nécessaire de décider des dépens n’est pas suffisant pour maintenir la compétence de la Cour ( 21 ).

63. En principe, la compétence de la Cour disparaît lorsqu’il n’y a plus de litige pendant devant la juridiction de renvoi, par exemple parce que les requérants ont obtenu ce qu’ils voulaient au cours de la procédure, que les auteurs de la mesure attaquée l’ont retirée, ou parce que les dispositions nationales applicables ont changé ( 22 ). Dans ces circonstances, on considère que le litige a été réglé. Le fait que la juridiction nationale doive encore décider des dépens est dépourvu de pertinence (
23 ). S’il n’appartient pas à la Cour de régler le litige en appliquant des dispositions de droit de l’Union aux faits en cause, il lui appartient encore moins, a fortiori, de décider des dépens d’un litige qui n’existe plus. Par conséquent, les décisions sur les dépens sont une question qu’il appartient exclusivement à la juridiction de renvoi de trancher, sur le fondement du droit national ( 24 ).

64. Bien entendu, il existe la réserve suivante : à moins que la question des dépens que la juridiction nationale doit trancher soit elle‑même liée à l’interprétation du droit de l’Union demandée à la Cour. Il en irait manifestement ainsi dans deux cas de figure.

65. Premièrement, la Cour est certainement compétente lorsque le litige au principal porte précisément sur les dépens. Dans un tel cadre factuel, il relève de la mission de la Cour en vertu de l’article 267 TFUE d’interpréter toute disposition du droit de l’Union qui traite spécifiquement des dépens de la procédure judiciaire ou, plus en général, du droit à un recours juridictionnel effectif ( 25 ). Toutefois, dans ces cas, ce sont les dispositions concrètes et harmonisées du droit de l’Union qui
traitent de la taxation des dépens ou de leur plafonnement dans certaines affaires que la Cour est appelée à interpréter. Un exemple remarquable dans cette dernière catégorie est une mesure établissant que les procédures en matière environnementale doivent avoir « un coût non prohibitif » ( 26 ).

66. Deuxièmement, il existe également des cas limites, dans lesquels il n’existe pas de règles harmonisées de l’Union sur les dépens, mais où la question de l’interprétation ou de la validité posée à la Cour a une claire incidence sur la taxation des dépens. C’est en ce sens que j’interpréterai les raisons pour lesquelles la Cour a décidé d’apporter une réponse sur le fond dans l’arrêt Amt Azienda Trasporti e Mobilità e.a. ( 27 ).

67. Cet arrêt portait sur la décision d’un pouvoir adjudicateur de lancer une procédure de passation pour l’attribution de services de transport public dans une région d’Italie. La législation nationale n’autorisait pas les opérateurs économiques à intenter un recours contre les décisions d’un pouvoir public concernant une procédure de passation à laquelle ils avaient décidé de ne pas participer. La juridiction de renvoi cherchait en substance à savoir si de tels opérateurs économiques avaient
qualité pour agir en vertu du droit de l’Union.

68. Au cours de la procédure, le pouvoir adjudicateur a décidé de ne pas maintenir l’appel d’offres après l’adoption d’une nouvelle loi. Par conséquent, l’objet du litige avait formellement disparu. Néanmoins, la Cour a considéré que la demande de décision préjudicielle restait recevable et a répondu à la question sur le fond. Cela était compréhensible, compte tenu de la structure de cette affaire et de la seule question posée par la juridiction de renvoi : le droit de l’Union s’oppose-t-il à une
législation nationale qui n’autorise pas les non-participants à une procédure d’appel d’offres à attaquer les documents de la procédure d’appel d’offres ?

69. La réponse positive (ou négative) à cette question était déterminante pour régler la question de savoir si les requérantes au principal, qui avaient attaqué les documents de la procédure d’appel d’offres même si elles n’avaient pas participé à la procédure d’appel d’offres, paieraient les dépens de la procédure.

70. On ne peut qu’opposer ce cas de figure, dans lequel une seule question ciblée par la juridiction de renvoi est décisive aux fins de la question des dépens encore à déterminer, et le cas d’espèce. Les six questions assez détaillées posées par la juridiction de renvoi portent sur l’applicabilité de plusieurs règles des marchés publics aux services de conciergerie, d’accueil et de surveillance des portiques des bureaux de Poste Italiane. Elles ne soulèvent aucune question d’interprétation de règles
de l’Union régissant les dépens ou, plus généralement, le coût global de la procédure de recours qui a été introduite par les requérantes. De même, aucune des questions posées par la juridiction de renvoi ne soulève de problèmes qui pourraient avoir une incidence directe sur la question des dépens. En particulier, la qualité des requérantes pour agir contre l’avis d’appel d’offres en cause n’a pas été contestée. Je ne vois donc pas comment, quelle que soit la réponse que la Cour pourrait
apporter aux six questions détaillées posées, elle pourrait avoir une quelconque incidence sur la question des dépens de la présente procédure, compte tenu des paramètres des deux cas de figure décrits ci-dessus.

71. Par conséquent, dans les circonstances de l’espèce, étant donné que l’objet du litige (l’avis d’appel d’offres) a disparu et du fait qu’aucun recours en indemnité n’est actuellement pendant, la décision de taxation des dépens encore à prendre ne saurait être la seule raison qui justifie le maintien de la demande de décision préjudicielle.

72. Pour conclure, je reconnais volontiers que la question de la pertinence de la réponse que la Cour doit apporter pour régler un litige réel et pendant devant la juridiction nationale ne constitue guère une démarcation claire et nette entre deux sphères. On peut admettre qu’il existe également des cas dans lesquels la Cour s’est montrée plus souple (ou mieux, plus imaginative) s’agissant du point de savoir en quoi la réponse qu’elle apporterait pouvait être pertinente aux fins du litige spécifique
pendant devant la juridiction nationale ( 28 ).

73. Quoi qu’il en soit, et même en reconnaissant qu’il existe en effet plutôt un continuum de pertinence qu’une démarcation claire entre deux sphères, les six questions posées dans la présente demande de décision préjudicielle se situent en dehors de ce continuum. Je le répète, le seul problème qui se pose encore est celui de savoir en quoi ces questions sont pertinentes aux fins du litige actuellement pendant devant la juridiction nationale. La réponse, inconfortable, est qu’elles ne le sont pas.

74. Il s’ensuit qu’il n’est nécessaire de répondre à aucune des questions posées par la juridiction de renvoi.

B.   Sur les questions préjudicielles

75. Le rôle des avocats généraux étant d’assister (pleinement) la Cour (article 252 TFUE), j’aborderai brièvement le fond des questions posées par la juridiction de renvoi, dans l’hypothèse où la Cour ne partagerait pas mon avis sur la (non-) nécessité de se prononcer sur les circonstances de l’espèce. Toutefois, je ne le ferai que brièvement et dans la mesure où cela aurait été nécessaire si l’objet du litige n’avait pas disparu. Même si la Cour devait se prononcer sur le fond de l’affaire, il ne
serait pas nécessaire d’aborder toutes les questions posées par la juridiction de renvoi.

76. La juridiction de renvoi a posé six questions. Par toutes ces questions, elle cherche en substance à savoir si les services en cause, qui ont fait l’objet d’une procédure d’appel d’offres lancée par Poste Tutela avant sa fusion avec Poste Italiane, relèvent du champ d’application des règles applicables aux marchés publics de l’Union, en particulier de la directive secteurs spéciaux et de la directive secteur public ( 29 ).

77. Les première, deuxième et quatrième questions (et la troisième question en partie) portent sur la qualification juridique de Poste Italiane (et de Poste Tutela) en tant qu’organisme de droit public au sens de la directive secteur public et de la directive secteurs spéciaux. Les troisième et cinquième questions portent sur l’applicabilité de la directive secteurs spéciaux à des activités telles que celles faisant l’objet de la procédure au principal. Quant à la sixième question, son objet manque
quelque peu de clarté. On pourrait la comprendre comme une question générique relative aux attentes légitimes que le lancement d’une procédure de passation génère chez les soumissionnaires et au point de savoir si ces attentes font obstacle au retrait d’un avis d’appel d’offres déjà publié ( 30 ). On pourrait également la comprendre comme portant sur le point de savoir si des attentes légitimes sont générées chez les soumissionnaires lorsqu’un organisme qui ne serait normalement pas tenu
d’organiser une procédure d’appel d’offres le fait de son propre chef.

78. Aux fins de la présente affaire, dans laquelle la juridiction de renvoi essaie de savoir si les activités en cause sont régies par les règles de l’Union en matière de marchés publics et, si tel est le cas, par laquelle, il est entièrement suffisant de répondre aux troisième et cinquième questions, relatives à l’applicabilité de la directive secteurs spéciaux. Selon moi, dans le cadre de l’avis d’appel d’offres objet de l’affaire devant la juridiction de renvoi, c’est la directive secteurs
spéciaux qui aurait été applicable aux activités en cause.

1. Les champs d’application respectifs de la directive secteur public et de la directive secteurs spéciaux

79. Les champs d’application respectifs de la directive secteur public et de la directive secteurs spéciaux sont définis de manière différente. En ce qui concerne leur applicabilité dans un cas particulier, ces deux instruments sont supposés s’exclure l’un l’autre ( 31 ).

80. Le champ d’application de la directive secteur public est principalement défini ratione personae. Elle s’applique de manière générale aux pouvoirs adjudicateurs et donc, plus précisément, à l’État, aux autorités locales ou régionales et aux organismes de droit public ( 32 ), à cause de leur statut formel et de leur qualification en tant que certains types de personnes morales.

81. En revanche, le champ d’application de la directive secteurs spéciaux est principalement défini matériellement, en référence à la nature des activités ( 33 ). Ces activités sont mentionnées aux articles 8 à 14 de la directive. Il s’agit notamment des secteurs de la chaleur, de l’électricité, de l’eau, des transports et des services portuaires, aéroportuaires et postaux.

82. En même temps, la directive secteurs spéciaux est moins stricte en ce qui concerne la qualité de la personne qu’elle vise. Elle s’applique à un large éventail d’« entités adjudicatrices ». Cette dernière catégorie comprend les pouvoirs adjudicateurs, les entreprises publiques et les entreprises qui bénéficient de droits exclusifs ou spéciaux ( 34 ). Ce champ d’application personnel large est la conséquence logique du champ d’application matériel de la directive. Celle-ci vise en effet à
réglementer les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux. Toutefois, les entités opérant actuellement dans les secteurs qui faisaient auparavant l’objet de monopoles d’État ont pris différentes formes juridiques, par conséquent, il est nécessaire « que les entités visées soient définies autrement que par référence à leur statut juridique » ( 35 ).

83. Il découle de ces dispositions que le champ d’application matériel de la directive secteurs spéciaux est défini assez strictement. L’une des conséquences les plus importantes de cette différence conceptuelle est que, pour cette raison, le cadre de la directive secteurs spéciaux ne laisse aucune place à l’application de l’approche connue sous le nom de « théorie de la contagion ».

84. À l’origine, cette approche a été expliquée par la Cour en 1998, dans son arrêt dans l’affaire Mannesmann Anlagenbau Austria e.a. ( 36 ). Cette affaire portait sur la qualification juridique de l’imprimerie d’État autrichienne (Österreichische Staatsdruckerei, ci-après « ÖS »). En vertu de la législation autrichienne, ÖS avait été une entreprise d’État, qui par la suite était devenue un commerçant aux fins du code du commerce. ÖS était principalement chargée de la production de documents
administratifs officiels pour lesquels le secret ou le respect des normes de sécurité s’impose. Toutefois, elle exerçait également d’autres activités, telles que la publication de livres ou de journaux. La Cour a considéré que ÖS était un organisme de droit public au sens de la directive sur le secteur public en vigueur à l’époque. Par conséquent, l’ensemble de ses activités relevait du champ d’application de cette directive. Même ses activités commerciales étaient donc considérées comme
soumises à la directive sur le secteur public à cause de son statut juridique en tant qu’organisme de droit public.

85. Résumons donc cela par une métaphore : tout comme celui du roi Midas, le toucher de l’organisme de droit public « déteint » sur toutes ses activités et les fait relever de la directive sur le secteur public (quoique cela ne les transforme pas nécessairement en or).

86. En revanche, la Cour a refusé d’étendre cette logique à la directive sur les secteurs spéciaux dans l’arrêt Ing. Aigner ( 37 ). Cette affaire concernait une entreprise, Fernwärme Wien, qui avait été constituée pour fournir de la chaleur dans la ville de Vienne. En même temps, cette entreprise travaillait à la conception générale d’installations de refroidissement pour des projets immobiliers de grande dimension. Dans le cadre de cette activité, elle était en concurrence avec d’autres
entreprises. Dans son arrêt, la Cour a réaffirmé que tous les marchés conclus par un pouvoir adjudicateur étaient soumis aux règles de l’Union applicables aux marchés publics, puisqu’il se trouvait que Fernwärme Wien était également un « organisme de droit public ». Toutefois, la Cour a effectué une distinction entre les activités en cause : si les marchés liés aux activités énumérées dans la directive sur les secteurs spéciaux étaient soumis aux règles qui figurent dans celle-ci, les autres
marchés relevaient de la directive sur le secteur public.

87. Il s’ensuit que le statut juridique d’organisme de droit public a pour effet d’étendre l’application des règles de l’Union en matière de marchés publics à toutes les activités d’un tel organisme, en vertu de la directive sur le secteur public. Toutefois, il n’étend pas l’applicabilité potentielle de la directive sur le secteur public aux activités relevant expressément de la directive sur les secteurs spéciaux. Le champ d’application matériel de celle-ci reste donc intact indépendamment du
statut juridique de l’entreprise concernée. De même, la théorie de la contagion ne s’applique pas dans le cadre des activités relevant de la directive sur les secteurs spéciaux.

88. Par conséquent, la directive sur les secteurs spéciaux est une lex specialis, alors que la directive sur le secteur public est la lex generalis. En tant que lex specialis, la directive sur les secteurs spéciaux doit s’appliquer de manière plus stricte.

2. Les « services postaux » en vertu de la directive secteurs spéciaux

89. Quelle est donc la portée de la notion de services postaux dans le cadre de la directive secteurs spéciaux ? En application de l’article 13, paragraphe 1, cette directive s’applique aux activités liées à la fourniture de services postaux et de services autres que les services postaux, notamment à condition que ces services soient fournis par une entité fournissant également des services postaux.

90. La transcription de cette disposition montre qu’elle établit deux catégories : i) les services postaux (au sens strict) ; ii) les autres services énumérés à l’article 13, paragraphe 2, sous c), de la directive secteurs spéciaux, pourvu que les conditions établies à l’article 13, paragraphe 1, sous b), soient satisfaites. Toutefois, la phrase introductive de l’article 13, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux précise aussi clairement qu’il ne s’agit pas uniquement de ces services au
sens strict, mais également iii) des activités liées à la fourniture de services postaux ou des autres services énumérés à l’article 13, paragraphe 2, sous c).

91. Premièrement, la nature exacte des services postaux est définie législativement à l’article 13, paragraphe 2, sous b), de la directive secteurs spéciaux : il s’agit de services consistant dans la levée, le tri, l’acheminement et la distribution d’envois postaux, l’« envoi postal » étant précédemment défini à l’article 13, paragraphe 2, sous a), de cette directive. Cette définition comprend les services relevant du champ d’application du service universel ainsi que ceux qui n’en relèvent pas.

92. Deuxièmement, l’article 13, paragraphe 2, sous c), définit les « services autres que les services postaux » comme des « services de gestion de services courrier (aussi bien les services précédant l’envoi que ceux postérieurs à l’envoi, y compris les mailroom management services) » et « certains services concernant des envois non compris [à l’article 13, paragraphe 2, sous a)], tels que le publipostage ne portant pas d’adresse ».

93. Troisièmement, qu’en est-il de la catégorie résiduelle ou additionnelle des « activités liées à la fourniture » des services postaux et des services autres que les services postaux ?

94. Selon Poste Italiane et le gouvernement italien, puisque la théorie de la contagion n’est pas applicable dans le cadre de la directive secteurs spéciaux, le champ d’application de l’article 13 de cette directive doit être interprété strictement. Seuls les deux types d’activités expressément énumérés à l’article 13, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux sont visés.

95. Je souscris à la première considération. Je ne suis pas d’accord avec la seconde.

96. En effet, la déclaration faite par la Cour à cet égard dans l’arrêt du 10 avril 2008, Ing. Aigner (C 393/06, EU:C:2008:213),est juridiquement correcte. Toutefois, la bonne interprétation de l’article 13 de la directive secteurs spéciaux est que son champ d’application n’est pas aussi étroit que Poste Italiane et le gouvernement italien le suggèrent.

97. Selon moi, il existe clairement une troisième catégorie inscrite à l’article 13, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux : les activités liées à la fourniture des services postaux.

98. Premièrement, en raison du libellé non seulement de l’article 13, paragraphe 1, mais également de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive secteurs spéciaux : « Au sens de la présente directive, la passation d’un marché est l’acquisition, au moyen d’un marché de fournitures, de travaux ou de services de travaux, de fournitures ou de services par une ou plusieurs entités adjudicatrices auprès d’opérateurs économiques choisis par lesdites entités, à condition que ces travaux, fournitures ou
services soient destinés à l’exercice de l’une des activités visées aux articles 8 à 14 » ( 38 ). Ces deux tournures de phrase indiquent que la directive est censée viser non seulement les services postaux au sens strict, mais également d’autres fournitures ou services nécessaires qui permettent à ce service principal d’exister.

99. Deuxièmement, cela est également confirmé par la logique du secteur. Il est légitime de supposer que la fourniture de services postaux au sens strict (la levée, le tri, l’acheminement et la distribution d’envois postaux) serait normalement effectuée par les entités adjudicatrices elles-mêmes. Il serait assez surprenant de découvrir qu’une poste, en particulier le fournisseur du service postal universel, ne distribue pas elle-même d’envois postaux. Toutefois, si l’on devait alors dire, comme le
suggère en substance Poste Italiane, que l’obligation de recourir à des procédures de passation de marchés publics n’est liée qu’aux services postaux au sens strict, alors l’article 13, paragraphe 1, sous a), ainsi que sous b), d’ailleurs, serait en pratique vidé de tout sens. À quoi ces dispositions seraient-elles alors applicables ?

100. Dès lors, il est assez clair pour moi que l’article 13 de la directive secteurs spéciaux vise en particulier les travaux, les fournitures ou les services dont la finalité est de permettre la fourniture des services postaux. Ainsi que la Cour l’a déclaré, « lorsqu’une entité adjudicatrice exerçant l’une des activités spécifiquement visées [par la directive secteurs spéciaux] envisage, dans l’exercice de cette activité, de passer un marché de services, de travaux ou de fournitures ou d’organiser
un concours, ce marché ou ce concours est régi par les dispositions de cette directive » ( 39 ).

101. Dès lors, en général, la directive secteurs spéciaux s’applique non seulement aux marchés attribués dans le cadre de l’une des activités qui y sont expressément énumérées, mais également aux marchés conclus dans l’exercice d’activités définies dans la directive secteurs spéciaux. Par conséquent, lorsqu’un marché attribué par une entité adjudicatrice est lié à une activité que cette entité exerce dans les secteurs énumérés dans la directive secteurs spéciaux, ce marché est soumis aux procédures
définies dans cette directive ( 40 ).

102. Toutefois, la question essentielle devient alors de savoir jusqu’où va cette logique des activités « liées à » ou « destiné[e]s à l’exercice ». D’une part, elle n’est certainement pas aussi restrictive que le suggère Poste Italiane. D’autre part, elle n’est pas suffisamment étendue pour équivaloir à une application de facto de la théorie de la contagion également dans le cadre de la directive secteurs spéciaux.

103. Selon moi, les « activités liées à la fourniture » en vertu de l’article 13, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux devraient plutôt être comprises comme incluant toutes les activités nécessaires ou habituellement liées à l’exercice des services postaux. Nécessaires au sens que, sans ces activités, les services postaux ne pourraient pas être fournis de manière adéquate. Toutefois les activités qui y seraient « liées » en ce sens devraient également comprendre des activités qui ne sont
pas nécessaires au sens strict, mais qui sont normalement et habituellement liées à la fourniture de ce type de services.

104. Je proposerais d’inclure les deux catégories, parce qu’il arrive que la frontière entre les deux soit assez floue. Bien entendu, aujourd’hui, l’électricité pour faire fonctionner les bureaux de poste, les voitures ou les deux-roues pour livrer la poste ou des tenues spécifiques qui permettent au public de reconnaître les facteurs pourraient tous être classés comme des exemples de fournitures nécessaires. Toutefois, ce dernier exemple serait déjà contestable : faire porter un uniforme spécial
aux facteurs est-il véritablement nécessaire pour qu’ils distribuent efficacement les envois postaux ? On pourrait en effet alléguer qu’un bel uniforme n’est pas à proprement parler nécessaire à la distribution efficace des envois postaux. Un facteur en jean et T-shirt peut certainement tout aussi bien faire ce travail.

105. C’est pourquoi « liées à » ne devrait pas désigner uniquement les activités strictement nécessaires sur le plan technique, mais également celles qui sont habituellement liées. Dès lors, il est improbable que des activités qui ne sont pas habituellement liées à la fourniture de services postaux, comme la souscription de contrats d’assurance voiture, la vente de journaux ou de magazines ou même l’ouverture d’un coin massage dans le hall d’un bureau de poste, soient qualifiées comme des activités
liées à la fourniture normale de services postaux ( 41 ).

106. Cela mis à part, il appartiendra certainement aux juridictions nationales de décider si, au vu des faits de l’affaire, la fourniture ou l’activité concrètes en cause sont habituellement liées à la fourniture de services postaux ou d’autres services que les services postaux. La logique en sera d’appréhender l’ensemble que l’on considère aujourd’hui normalement comme constituant la fourniture adéquate de services postaux.

3. Application à la présente espèce

107. La présente espèce vise le service de conciergerie, d’accueil et de surveillance des portiques des bureaux de Poste Italiane et d’autres sociétés de son groupe. De telles activités relèvent-elles du champ d’application de la directive secteurs spéciaux ?

108. Selon les requérantes, même si elles ne fournissent pas elles‑mêmes un service postal, les services en cause sont nécessaires et/ou liés à l’exercice des activités mentionnées à l’article 13 de la directive secteurs spéciaux, dans la mesure où ils permettent l’exercice des activités inhérentes au service universel. Le fonctionnement efficace des locaux dans lesquels le service universel est fourni est également assuré par le concierge et les gardiens.

109. Selon Poste Italiane, les activités en cause ne font pas partie de celles qui sont énumérées dans la directive secteurs spéciaux. Les activités en cause ne sont pas inhérentes aux services qui justifient l’application de règles de droit public parce qu’elles ne consistent pas en un service comprenant la levée et la distribution du courrier. Les activités en cause ne sont pas accessoires aux services postaux, car elles ne sont pas nécessaires à l’exercice de ces services. Les services de
conciergerie, d’accueil et de surveillance des portiques sont des activités complémentaires de tous types de services fournis par Poste Italiane, et transversales. Les locaux concernés par les activités en cause sont simultanément utilisés en tant que bureaux administratifs et que siège des services financiers. De la même façon, les services en cause sont fournis à des sociétés de tout le groupe, qui incluent donc celles qui ne fournissent pas des services postaux (par exemple PostePay SA, qui
est spécialisée dans les services de paiement, les services numériques et la téléphonie mobile ; ou Poste Vita, qui fournit des services d’assurance).

110. Selon la Commission, la directive secteurs spéciaux est applicable aux services fonctionnellement liés aux services qui relèvent expressément de son champ d’application. Dans la présente affaire, les locaux qui constituent le siège des services en cause sont les mêmes que ceux où les services postaux sont fournis. Non seulement il est dépourvu de pertinence que ces locaux soient également utilisés pour des opérations financières, mais il n’est pas nécessaire d’établir le degré d’intensité du
lien fonctionnel entre les services en cause et les services postaux pour décider si la directive secteurs spéciaux est applicable.

111. Je suis substantiellement d’accord avec les requérantes et avec la Commission. Il ne fait aucun doute que les activités en cause relèvent du champ d’application de la directive secteurs spéciaux, dans la mesure où elles sont nécessaires au fonctionnement adéquat des services postaux et où elles sont donc liées à la fourniture de services postaux en vertu de l’article 13 de la directive secteurs spéciaux.

112. Premièrement, Poste Italiane (et Poste Tutela à l’époque où elle a publié l’avis d’appel d’offres) relève du champ d’application personnel de la directive secteurs spéciaux. Même s’il y a eu une longue discussion dans les observations écrites et orales déposées par les parties en ce qui concerne la nature juridique de Poste Italiane, il n’est pas nécessaire, aux fins de l’applicabilité de la directive secteurs spéciaux, d’établir si Poste Italiane est un « organisme de droit public ».

113. Il est suffisant d’observer que Poste Italiane remplit les critères prévus à l’article 4, paragraphe 2, de la directive secteurs spéciaux pour qu’elle soit qualifiée d’« entreprise publique ». Étant donné que la majorité des parts de Poste Italiane sont détenues par l’État ou par des organismes liés à l’État ( 42 ), il y a lieu de présumer l’existence d’une influence dominante de l’État sur Poste Italiane. Il s’ensuit que Poste Italiane est une entreprise publique au sens de l’article 4,
paragraphe 2, de la directive secteurs spéciaux.

114. Deuxièmement, les services en cause relèvent du champ d’application matériel de la directive secteurs spéciaux. Selon moi, les services de conciergerie, d’accueil et de surveillance des portiques des bureaux de Poste Italiane sont nécessaires pour fournir adéquatement les services postaux. Certes, dans l’esprit des points généraux abordés ci‑dessus ( 43 ), on pourrait discuter du point de savoir si ces services spécifiques sont à proprement parler nécessaires pour fournir des services postaux (
44 ). Mais ils sont certainement habituellement liés à la fourniture de tels services et, dans ce sens, effectivement liés à ceux-ci.

115. À cet égard, le fait que les services en cause ne soient pas fournis uniquement pour des bureaux de poste, mais également pour des bureaux administratifs qui ne reçoivent pas le public et dans des locaux où des services financiers ou d’assurance sont fournis est dépourvu de pertinence.

116. Premièrement, même si les services administratifs ne reçoivent pas habituellement le public, à savoir les utilisateurs des services postaux, le fait que les politiques concernant les services postaux soient décidées et mises en œuvre dans ces bureaux signifie que ceux-ci font tout simplement partie des services postaux. D’une certaine manière, il s’agit du prolongement de l’argument de Poste Italiane en vertu duquel les services postaux ne sont effectivement constitués que du traitement
physique des envois postaux. Néanmoins, c’est une nécessité pour les services postaux d’inclure également la gestion et la planification de ces services : les services postaux ne se produisent pas spontanément.

117. Deuxièmement, en ce qui concerne les autres types de services fournis par Poste Italiane, il est probable que ceux-ci soient fournis dans les mêmes locaux que les services postaux. Pour établir l’absence de lien fonctionnel entre les activités en cause et les services postaux, il conviendrait en toute hypothèse de démontrer que ces activités ont fait l’objet d’un marché exclusivement pour des locaux qui ne touchent pas directement ou indirectement les services postaux.

118. Troisièmement, l’article 5, paragraphe 4, de la directive secteurs spéciaux prévoit en effet qu’il pourrait y avoir un excès dans les cas où les entités adjudicatrices choisissent d’attribuer un unique marché (couvrant les services postaux et non postaux). Toutefois, même dans de tels cas, cette directive s’applique au marché unique mixte qui en découle.

119. Cependant, un tel excès n’est pas inévitable. Il est la conséquence du choix de l’entité adjudicatrice de procéder de la sorte et de regrouper tous ces services en un seul marché. En effet, l’article 6, paragraphe 1, autorise les entités adjudicatrices à attribuer des marchés séparés pour éviter une application indifférenciée de la directive secteurs spéciaux à toutes les activités de Poste Italiane, qui sont, je le reconnais, différentes, quelle que soit leur diversité.

120. En résumé, la logique du fonctionnement de la directive secteurs spéciaux est d’une certaine manière contraire à ce que Poste Italiane semble suggérer. Il est en effet possible d’échapper à l’applicabilité de la directive secteurs spéciaux si, au lieu de lancer une procédure de passation d’un marché mixte applicable transversalement à toutes les activités, y compris les activités postales, l’entité adjudicatrice choisit d’attribuer des marchés séparés aux fins de chaque activité prise
individuellement. Il n’est cependant pas possible d’échapper au champ d’application de la directive secteurs spéciaux en lançant une procédure de passation d’un marché mixte pour ensuite prétendre que, puisque la directive ne s’appliquerait pas à certaines parties du marché prises isolément, elle ne s’applique pas à l’intégralité du marché.

V. Conclusion

121. Je propose qu’il n’y a pas lieu de répondre aux questions du Tribunale amministrativo regionale per il Lazio (tribunal administratif régional du Latium, Italie).

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( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE (JO 2014, L 94, p. 243).

( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65).

( 4 ) GURI no 87 du 31 juillet 2017, 5a Serie Speciale – Contratti Pubblici (5e série spéciale – marchés publics).

( 5 ) JO S 144 du 29 juillet 2017 (avis d’appel d’offres no 297868).

( 6 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession (JO 2014, L 94, p. 1).

( 7 ) Voir, notamment, arrêts du 29 mai 2018, Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen e.a. (C‑426/16, EU:C:2018:335, point 31) ; du 4 décembre 2018, Minister for Justice and Equality et Commissioner of An Garda Síochána (C‑378/17, EU:C:2018:979, point 27), et du 1er octobre 2019, Blaise e.a. (C‑616/17, EU:C:2019:800, point 35).

( 8 ) Voir, notamment, arrêts du 13 septembre 2016, Rendón Marín (C‑165/14, EU:C:2016:675, point 24) ; du 5 juin 2018, Kolev e.a. (C‑612/15, EU:C:2018:392, point 46), et du 19 juin 2018, Gnandi (C‑181/16, EU:C:2018:465, point 31).

( 9 ) Voir, notamment, ordonnances du 10 janvier 2019, Mahmood e.a. (C‑169/18, EU:C:2019:5) ; du 2 mai 2019, Faggiano (C‑524/16, non publiée, EU:C:2019:399), et du 1er octobre 2019, YX (Transmission d’un jugement à l’État membre de nationalité du condamné) (C‑495/18, EU:C:2019:808).

( 10 ) Voir point 49 des présentes conclusions.

( 11 ) Comme déclaré au point 22 des présentes conclusions.

( 12 ) Voir point 33 des présentes conclusions et jurisprudence citée.

( 13 ) Voir, pour un stade ultérieur, la deuxième phrase de l’article 100, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour.

( 14 ) Voir, par analogie, en ce qui concerne l’interdiction de pratiques abusives en matière de droit de la TVA, les arrêts du 21 février 2006, Halifax e.a. (C‑255/02, EU:C:2006:121), et du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C‑251/16, EU:C:2017:881). Toutefois, le principe de l’interdiction des abus ne se limite certainement pas au domaine de la TVA, voir mes conclusions dans l’affaire Cussens e.a. (C‑251/16, EU:C:2017:648, points 23 à 30). Voir également arrêt du 26 février 2019, N Luxembourg 1 e.a.
(C‑115/16, C‑118/16, C‑119/16 et C‑299/16, EU:C:2019:134, points 96 à 102).

( 15 ) Il convient d’observer que, dans une autre affaire pendante devant la Cour (C‑419/19, Irideos, JO 2019, C 328, p. 5), qui soulève des questions analogues à celles de la présente affaire, l’avis d’appel d’offres en cause n’a pas été retiré par Poste Italiane.

( 16 ) Voir points 35 et 36 des présentes conclusions.

( 17 ) Voir, notamment, arrêts du 10 novembre 2016, Private Equity Insurance Group (C‑156/15, EU:C:2016:851, point 56), et du 26 octobre 2017, Balgarska energiyna borsa (C‑347/16, EU:C:2017:816, point 31).

( 18 ) Ordonnance du 10 juin 2011, Mohammad Imran (C‑155/11 PPU, EU:C:2011:387, points 18 à 22).

( 19 ) Voir, en ce sens, arrêt du 26 juillet 2017, Persidera (C‑112/16, EU:C:2017:597, point 25).

( 20 ) Voir point 33 des présentes conclusions et jurisprudence citée.

( 21 ) Suggérer le contraire aboutirait à des conséquences plutôt absurdes : puisque la juridiction nationale doit toujours prendre une décision sur les dépens, même si l’objet du litige dont elle était saisie devait disparaître pour une raison quelconque, cela signifie-t-il qu’une affaire devant la Cour ne pourrait jamais être retirée, parce que la question des dépens se poserait toujours devant la juridiction nationale ? Dès lors, indépendamment de l’issue d’une affaire au niveau national, la Cour
resterait-elle valablement et indéfiniment saisie ?

( 22 ) Voir, notamment, ordonnance du 14 octobre 2010, Reinke (C‑336/08, non publiée, EU:C:2010:604, point 14), et arrêt du 27 juin 2013, Di Donna (C‑492/11, EU:C:2013:428, point 27).

( 23 ) Voir, notamment, ordonnance du 14 octobre 2010, Reinke (C‑336/08, non publiée, EU:C:2010:604, points 15 et 16).

( 24 ) Arrêt du 6 décembre 2001, Clean Car Autoservice (C‑472/99, EU:C:2001:663, point 27).

( 25 ) Voir également les conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans l’affaire Amt Azienda Trasporti e Mobilità e.a. (C‑328/17, EU:C:2018:542, points 40 à 49).

( 26 ) Voir, comme exemples récents, arrêts du 15 mars 2018, North East Pylon Pressure Campaign et Sheehy (C‑470/16, EU:C:2018:185), ou du 17 octobre 2018, Klohn (C‑167/17, EU:C:2018:833).

( 27 ) Arrêt du 28 novembre 2018 (C‑328/17, EU:C:2018:958).

( 28 ) Voir, pour un exemple récent, arrêt du 1er octobre 2019, Blaise e.a. (C‑616/17, EU:C:2019:800, points 26 à 29 et 31 à 39).

( 29 ) La juridiction de renvoi mentionne également la directive 2014/23 sur l’attribution de contrats de concession. Toutefois, je ne vois pas en quoi celle-ci aurait une quelconque pertinence aux fins de l’espèce. L’hypothèse dans laquelle les activités en cause seraient fournies dans le cadre d’une concession est quelque peu improbable ; dans ce cas, l’article 5, paragraphe 4, dernier alinéa, de la directive secteurs spéciaux prévoit que, en principe, « [d]ans le cas d’un marché mixte contenant
des éléments de marchés de fournitures, de travaux et de services et de concessions, le marché mixte est passé conformément à la présente directive » (mise en italique par mes soins).

( 30 ) Cela semble être la position de la Commission sur le point de savoir quelles questions de la juridiction de renvoi resteraient pertinentes malgré le retrait de l’avis d’appel d’offres (voir point 50 des présentes conclusions).

( 31 ) Article 7 de la directive secteur public. Voir également article 5, paragraphe 4, et article 6, paragraphe 3, de la directive secteurs spéciaux.

( 32 ) Voir article 1er, paragraphe 2, et article 2, paragraphe 1, de la directive secteur public.

( 33 ) Voir article 1er, paragraphe 2, et article 4, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux.

( 34 ) Voir article 4, paragraphe 1, de la directive secteurs spéciaux.

( 35 ) Voir considérant 19 de la directive secteurs spéciaux.

( 36 ) Arrêt du 15 janvier 1998, Mannesmann Anlagenbau Austria e.a. (C‑44/96, EU:C:1998:4).

( 37 ) Arrêt du 10 avril 2008 (C‑393/06, EU:C:2008:213, points 28 à 30).

( 38 ) Mise en italique par mes soins.

( 39 ) Arrêt du 16 juin 2005, Strabag et Kostmann (C‑462/03 et C‑463/03, EU:C:2005:389, point 39).

( 40 ) Voir arrêts du 16 juin 2005, Strabag et Kostmann (C‑462/03 et C‑463/03, EU:C:2005:389, points 41 et 42) ; du 10 avril 2008, Ing. Aigner (C‑393/06, EU:C:2008:213, points 56 à 59), et du 19 avril 2018, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi (C‑152/17, EU:C:2018:264, point 26).

( 41 ) Même s’il ne fait pas de doute que, certainement en ce qui concerne cette dernière activité, cela ne serait pas désagréable.

( 42 ) Voir point 17 des présentes conclusions.

( 43 ) Voir points 101 à 103 des présentes conclusions.

( 44 ) Toutefois, on pourrait de fait avancer une telle objection en ce qui concerne n’importe quelles activités qui, dans une hypothèse raisonnable, seraient normalement considérées comme un élément nécessaire des services postaux. Certes, il est peut-être possible de fournir des services postaux sans électricité (et les bureaux de poste seraient éclairés à la chandelle), sans voitures (les facteurs peuvent marcher) ou sans services de nettoyage (les monticules de déchets n’empêcheraient pas
physiquement les consommateurs d’accéder au guichet d’un bureau de poste).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-521/18
Date de la décision : 23/04/2020
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par le Tribunale amministrativo regionale per il Lazio.

Renvoi préjudiciel – Passation de marchés dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux – Directive 2014/25/UE – Article 13 – Activités liées à la fourniture de services postaux – Entités adjudicatrices – Entreprises publiques – Recevabilité.

Rapprochement des législations

Libre prestation des services

Droit d'établissement


Parties
Demandeurs : Pegaso Srl Servizi Fiduciari e.a.
Défendeurs : Poste Tutela SpA.

Composition du Tribunal
Avocat général : Bobek

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2020:306

Source

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