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15/10/2015 | CJUE | N°C-431/14

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mme E. Sharpston, présentées le 15 octobre 2015., République hellénique contre Commission européenne., 15/10/2015, C-431/14


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

MME ELEANOR SHARPSTON

présentées le 15 octobre 2015 ( 1 )

Affaire C‑431/14 P

République hellénique

contre

Commission européenne

«Pourvoi — Aides d’État — Aides de compensation versées par l’organisme grec d’assurances agricoles (ELGA) au cours des années 2008 et 2009 — Décision déclarant les aides incompatibles avec le marché intérieur et ordonnant leur récupération — Notion d’aide d’État — Aides d’État pouvant être considérées comme compatibl

es avec le marché intérieur — Article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE — Cadre communautaire temporaire pour les aides d’État destinées à fa...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

MME ELEANOR SHARPSTON

présentées le 15 octobre 2015 ( 1 )

Affaire C‑431/14 P

République hellénique

contre

Commission européenne

«Pourvoi — Aides d’État — Aides de compensation versées par l’organisme grec d’assurances agricoles (ELGA) au cours des années 2008 et 2009 — Décision déclarant les aides incompatibles avec le marché intérieur et ordonnant leur récupération — Notion d’aide d’État — Aides d’État pouvant être considérées comme compatibles avec le marché intérieur — Article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE — Cadre communautaire temporaire pour les aides d’État destinées à favoriser l’accès au financement dans le
contexte de la crise économique et financière»

1.  Par son pourvoi, la République hellénique demande l’annulation de l’arrêt du Tribunal Grèce/Commission (ci-après l’«arrêt attaqué») ( 2 ), dans lequel celui-ci a rejeté son recours visant à l’annulation de la décision 2012/157/UE de la Commission, du 7 décembre 2011, relative à des aides de compensation versées par l’organisme grec d’assurances agricoles (ELGA) pendant les années 2008 et 2009 (ci-après la «décision litigieuse») ( 3 ).

Cadre juridique

TFUE

2. L’article 107, paragraphe 1, TFUE dispose que, sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre les États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions.

3. En vertu de l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE, peuvent être considérées comme compatibles avec le marché intérieur les aides destinées, notamment, à remédier à une perturbation grave de l’économie d’un État membre.

Cadre communautaire temporaire pour les aides d’État destinées à favoriser l’accès au financement dans le contexte de la crise économique et financière

4. La Commission européenne a publié, le 22 janvier 2009, une communication relative au cadre communautaire temporaire pour les aides d’État destinées à favoriser l’accès au financement dans le contexte de la crise économique et financière actuelle (ci-après le «CCT») ( 4 ). Elle y relevait notamment que cette crise mondiale exigeait des réactions exceptionnelles de la part des pouvoirs publics, allant au-delà du soutien d’urgence apporté au système financier ( 5 ). Eu égard à la gravité de cette
crise et à son incidence sur l’économie globale des États membres, la Commission considérait ainsi que certaines catégories d’aides d’État étaient justifiées, pendant une période limitée, pour pallier ces difficultés et qu’elles pouvaient dès lors être déclarées compatibles avec le marché commun sur la base de ce qui est depuis lors devenu l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE.

5. Tout en annonçant qu’elle autoriserait temporairement et sous certaines conditions l’octroi d’aides relevant du champ d’application de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, la Commission précisait que cette autorisation ne concernait pas les régimes d’aides en faveur d’entreprises spécialisées dans la production agricole primaire ( 6 ).

6. Au point 7 du CCT, la Commission indiquait notamment ce qui suit:

«La Commission applique la présente communication à partir du 17 décembre 2008, date à laquelle elle a adopté son contenu en principe, compte tenu du contexte économique et financier qui exigeaient une action immédiate. Cette communication se justifie par les problèmes de financement exceptionnels et transitoires que nous connaissons actuellement en rapport avec la crise bancaire, et ne sera pas appliquée au-delà du 31 décembre 2010. Après consultation des États membres, la Commission peut la
modifier avant cette date pour des raisons importantes de politique de concurrence ou d’ordre économique. […]

[…]

Conformément à la communication de la Commission sur la détermination des règles applicables à l’appréciation des aides d’État illégales [ ( 7 )], la Commission applique les dispositions suivantes aux aides non notifiées:

a) la présente communication, si l’aide a été accordée après le 17 décembre 2008;

[…]»

7. La Commission a modifié le CCT par une communication publiée le 31 octobre 2009 ( 8 ). Aux termes du point 1 de cette communication:

«[…]

La possibilité prévue au point 4.2 [du CCT] d’octroyer un montant limité d’aide compatible ne s’applique pas aux entreprises actives dans la production agricole primaire. Toutefois, à cause de la crise financière, les agriculteurs ont de plus en plus de difficulté à accéder au crédit.

[…] [I]l convient de prévoir un montant limité distinct d’aide d’État compatible pour les entreprises actives dans la production agricole primaire.»

8. Le point 4.2.2, troisième alinéa, sous h), du CCT, tel que modifié par cette communication, dispose ce qui suit:

«La Commission considérera que ces aides d’État sont compatibles avec le marché commun sur la base de l’article [107], paragraphe 3, [sous] b), [TFUE], pour autant que toutes les conditions suivantes soient réunies:

[…]

h) le régime d’aide s’applique intégralement aux entreprises actives dans la transformation et dans la commercialisation de produits agricoles […], sauf si l’octroi de l’aide est subordonné à l’obligation de transmettre partiellement ou entièrement celle-ci aux producteurs primaires. Lorsque l’aide est octroyée à des entreprises actives dans la production primaire de produits agricoles […], le montant de la subvention directe (ou l’équivalent-subvention brut) n’excède pas 15000 [euros] par
entreprise […]»

9. Cette modification du CCT a pris effet le 28 octobre 2009.

Droit grec

10. La loi no 1790/1988 a institué un organisme d’intérêt public, dénommé «Organisme grec d’assurances agricoles» (ELGA). L’ELGA, qui est une personne morale de droit privé appartenant intégralement à l’État, a notamment pour objet d’assurer les productions végétale et animale ainsi que le capital végétal et le capital animal des exploitations agricoles pour des dommages résultant de risques naturels.

11. Conformément à l’article 3 bis de la loi no 1790/1988, dans sa version applicable au litige, le régime d’assurance auprès de l’ELGA est obligatoire et couvre des risques naturels tels que les inondations ou la sécheresse. L’article 5 bis impose à cet effet une contribution spéciale d’assurance en faveur de l’ELGA à charge des producteurs de produits agricoles qui bénéficient de ce régime d’assurance. Le taux de cette contribution, dont les recettes entrent dans le budget de l’État, varie selon
que l’assurance couvre un produit d’origine animale ou végétale.

Antécédents du litige et décision litigieuse

12. Le ministre de l’Économie et des Finances et le ministre du Développement rural et de l’Alimentation ont adopté, le 30 janvier 2009, l’arrêté interministériel no 262037 relatif à la compensation à titre exceptionnel en raison de dommages à la production agricole (ci-après l’«arrêté interministériel»). L’arrêté interministériel prévoyait que des compensations, pour un montant de 425 millions d’euros, seraient versées à titre exceptionnel par l’ELGA en raison de la baisse de la production de
certaines cultures végétales survenue pendant la campagne de culture de l’année 2008, en raison de mauvaises conditions climatiques. Les dépenses occasionnées par son application, pesant sur le budget de l’ELGA, ont été financées au moyen d’un emprunt contracté par cet organisme auprès des banques, avec la garantie de l’État.

13. Par lettre du 20 mars 2009 envoyée en réponse à une demande de renseignements de la Commission, la République hellénique a informé cette dernière que l’ELGA avait en outre versé des indemnisations aux agriculteurs en 2008 pour des dommages couverts par l’assurance, pour un montant de 386986648 euros. Ce montant provenait en partie de contributions d’assurance versées par les producteurs et en partie de recettes obtenues grâce à un emprunt de 444 millions d’euros contracté par l’ELGA auprès d’une
banque avec la garantie de l’État.

14. Par décision du 27 janvier 2010 ( 9 ), la Commission a ouvert la procédure formelle d’examen prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE, dans l’affaire C 3/10 (ex NN 39/09), concernant les paiements de compensation versés par l’ELGA pendant les années 2008 et 2009.

15. Le 7 décembre 2011, la Commission a adopté la décision litigieuse, qui dispose notamment ce qui suit:

«Article premier

1.   Les indemnisations versées par l’[ELGA] aux producteurs de produits agricoles pendant les années 2008 et 2009 constituent des aides d’État.

2.   Les aides de compensation accordées en 2008 au titre du régime d’assurance spéciale obligatoire sont compatibles avec le marché intérieur pour ce qui concerne des aides à hauteur de 349493652,03 [euros] qu[e l’]ELGA a accordées aux producteurs pour réparer des pertes à leur production végétale ainsi que pour ce qui concerne des aides relatives à des pertes à la production végétale à cause de l’ours à hauteur de 91500 [euros] et à des actions correctives prises dans le cadre des aides
susmentionnées. Les aides de compensation qui correspondent au montant restant et sont versées en 2008 au titre du régime d’assurance spéciale, sont incompatibles avec le marché intérieur.

3.   Les aides de compensation à hauteur de 27614905 [euros] qui sont accordées en 2009 au titre de [l’arrêté interministériel] sont compatibles avec le marché intérieur.

Les aides de compensation, à hauteur de 387404547 [euros], qui sont accordées aux producteurs à des dates antérieures [au] 28 octobre 2009 sont incompatibles avec le marché intérieur. Cette conclusion est sans préjudice des aides qui, au moment de leur octroi, remplissaient toutes les conditions fixées dans le règlement (CE) no 1535/2007 [de la Commission, du 20 décembre 2007, concernant l’application des articles (107 et 108 TFUE) aux aides de minimis dans le secteur de la production de
produits agricoles (JO L 337, p. 35)].

Article 2

1.   La [République hellénique] prend toutes les mesures nécessaires pour récupérer, auprès de ses bénéficiaires, les aides incompatibles visées à l’article 1er et déjà illégalement mises à leur disposition.

[…]»

Procédure devant le Tribunal et arrêt attaqué

16. Par requête déposée au greffe du Tribunal le 8 février 2012, la République hellénique a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision litigieuse. Par acte séparé déposé au greffe du Tribunal le même jour, la République hellénique a formé, en vertu des articles 278 TFUE et 279 TFUE, une demande en référé, visant à ce qu’il soit sursis à l’exécution de la décision litigieuse. Par ordonnance du président du Tribunal Grèce/Commission ( 10 ), il a été sursis à l’exécution de la décision
litigieuse, dans la mesure où cette décision enjoignait la République hellénique à récupérer, auprès de leurs bénéficiaires, les aides incompatibles visées à son article 1er.

17. La République hellénique a soulevé sept moyens à l’appui de son recours en annulation de la décision litigieuse. Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté le recours dans son ensemble.

Procédure devant la Cour, moyens du pourvoi et conclusions des parties

18. Par son pourvoi, introduit par une requête déposée au greffe de la Cour le 19 septembre 2014, la République hellénique demande à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué et la décision litigieuse ainsi que de condamner la Commission aux dépens.

19. La République hellénique soulève trois moyens à l’appui de cette demande. Le premier, qui est pris, en substance, d’une violation de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, d’un défaut de motivation et d’une dénaturation des éléments de preuve, se subdivise en deux branches. Dans la première, la République hellénique reproche au Tribunal d’avoir qualifié de «ressources d’État» les contributions obligatoires payées en 2008 et 2009 par les agriculteurs ayant bénéficié d’aides de compensation au cours
de ces années. Dans la seconde, elle fait grief au Tribunal de ne pas avoir considéré que les montants correspondant à ces contributions devaient être déduits des aides à récupérer, dès lors que ces montants n’ont pas pu procurer aux agriculteurs en question un avantage économique susceptible de fausser la concurrence. Par son deuxième moyen, qui est pris d’une violation de l’article 107, paragraphe 1, TFUE et d’un défaut de motivation, la République hellénique reproche en substance au Tribunal
d’avoir jugé que les paiements de compensation effectués par l’ELGA en 2009 avaient procuré à leurs bénéficiaires un avantage économique sélectif susceptible de fausser la concurrence et le commerce entre les États membres et constituaient dès lors des aides d’État. La situation exceptionnelle de crise que traversait l’économie grecque à cette époque ferait obstacle à une telle conclusion. Le troisième moyen est pris d’une interprétation et d’une application erronées de l’article 107,
paragraphe 3, sous b), TFUE ainsi que d’un défaut de motivation. Dans une première branche, la République hellénique reproche au Tribunal d’avoir considéré que les paiements litigieux effectués en 2009 ne pouvaient être déclarés compatibles avec le marché intérieur sur le fondement de cette disposition dans la mesure où le régime d’assouplissement à la discipline des aides d’État prévu par le CCT ne s’appliquait pas aux aides accordées aux entreprises spécialisées dans la production agricole
primaire. Elle soutient que le Tribunal aurait dû tenir compte, à cet égard, de la situation de crise rappelée plus haut. Dans une seconde branche, elle fait grief au Tribunal de ne pas avoir examiné son argumentation selon laquelle la décision litigieuse était excessive en ce qu’elle ordonnait, au mois de décembre 2011, la récupération de paiements de compensation versés par l’ELGA pendant les années 2008 et 2009 alors même que cette crise s’était entretemps aggravée.

20. La Commission demande à la Cour de rejeter le pourvoi comme étant irrecevable ou comme étant non fondé ainsi que de condamner la République hellénique aux dépens.

21. Par requête déposée au greffe de la Cour le 30 septembre 2014, la République hellénique a introduit une demande en référé au titre des articles 278 TFUE et 279 TFUE, visant notamment à ce que la Cour sursoie à l’exécution de l’arrêt attaqué jusqu’à ce qu’elle statue sur son pourvoi. Le vice-président de la Cour a rejeté cette demande en référé au motif que cette dernière ne satisfaisait pas à la condition relative au fumus boni juris ( 11 ).

22. Par lettre déposée au greffe de la Cour le 2 mars 2015, la République hellénique a, en vertu de l’article 16, troisième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, demandé à ce que la Cour siège en grande chambre.

23. Lors de sa réunion générale du 30 juin 2015, la Cour a décidé de renvoyer l’affaire devant la grande chambre en application de cette disposition, aux fins de l’application éventuelle de l’article 181 du règlement de procédure. Elle a par ailleurs considéré que l’affaire ne nécessitait ni la tenue d’une audience ni la présentation de conclusions.

24. Lors de son premier délibéré, la grande chambre a toutefois estimé que le traitement de la première branche du troisième moyen du pourvoi justifiait la tenue d’une audience et la présentation de conclusions. Lors de sa réunion générale du 2 septembre 2015, la Cour a par conséquent décidé d’ouvrir la procédure orale et invité les parties à concentrer leurs plaidoiries sur ladite branche.

25. La République hellénique et la Commission ont plaidé lors de l’audience qui s’est tenue le 6 octobre 2015.

Analyse

Observations liminaires

26. Je me limiterai à examiner la première branche du troisième moyen du pourvoi. Comme je l’ai rappelé plus haut, c’est, en effet, uniquement cette partie de l’argumentation de la République hellénique qui a conduit la grande chambre à considérer, en dépit des orientations initialement retenues lors de la réunion générale du 30 juin 2015, que la présente affaire requérait la tenue d’une audience et la présentation de conclusions.

27. Je tiens à souligner d’emblée que les présentes conclusions visent exclusivement à examiner la recevabilité et le bien-fondé de cette argumentation, qui porte en substance sur le principe même d’une application directe de l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE indépendamment des conditions prévues par le CCT. Cet examen en droit ne suppose nullement d’examiner la question économique sous-jacente. Partant, je m’abstiendrai de confirmer ou d’infirmer les difficultés traversées par le secteur
agricole en Grèce depuis 2008 ou encore d’en mesurer l’ampleur ( 12 ).

Examen de la première branche du troisième moyen

Arguments des parties

28. Selon la République hellénique, c’est à tort que le Tribunal a omis de constater que les paiements litigieux effectués par l’ELGA en 2009 étaient compatibles avec le marché intérieur directement sur la base de l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE. La crise qu’elle a traversée à cette époque aurait engendré une perturbation grave de son économie au sens de cette disposition, qui justifiait qu’elle accorde des aides aux entreprises du secteur agricole. L’exclusion de telles aides du régime
d’assouplissement prévu par le CCT avant sa modification en octobre 2009 serait sans importance. Les circonstances exceptionnelles de crise qui affectaient l’économie grecque lorsque lesdites aides ont été octroyées se différenciaient en effet de la situation financière au niveau mondial qui avait justifié l’adoption de cette communication.

29. La Commission soutient que cette partie de l’argumentation de la République hellénique est irrecevable. D’une part, ce grief viserait à remettre en cause une appréciation des faits opérée par le Tribunal. D’autre part, l’argumentation avancée à ce titre serait tardive dès lors que la République hellénique n’a pas démontré en première instance les circonstances exceptionnelles de crise qu’elle invoque dans son pourvoi. La Commission conteste également le bien-fondé de la première branche du
troisième moyen.

Appréciation

30. La Commission ne saurait être suivie lorsqu’elle conteste la recevabilité de la première branche du troisième moyen.

31. Certes, conformément aux articles 256, paragraphe 1, TFUE, et 58, premier alinéa, du statut de la Cour de justice, le pourvoi est limité aux questions de droit. Ainsi, le Tribunal est seul compétent pour constater et apprécier les faits pertinents ainsi que pour apprécier les éléments de preuve, l’appréciation des faits et des éléments de preuve ne constituant pas, sous réserve du cas de leur dénaturation, une question de droit soumise, comme telle, au contrôle de la Cour dans le cadre d’un
pourvoi ( 13 ).

32. La première branche du troisième moyen n’a toutefois pas pour objet d’inviter la Cour à procéder à une nouvelle appréciation des faits opérée par le Tribunal s’agissant de l’argumentation tirée par la République hellénique de la crise économique qu’elle a traversée en 2009. Par cet aspect de son pourvoi, la République hellénique dénonce exclusivement l’erreur de droit prétendument commise par le Tribunal dans l’interprétation et l’application de l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE, en
considérant que cette disposition ne pouvait être appliquée directement et indépendamment du CCT.

33. Je ne suis pas davantage convaincue par le raisonnement de la Commission selon lequel cette argumentation revient à invoquer tardivement des faits qui n’ont pas été démontrés devant le premier juge.

34. Il ressort du dossier de première instance que la République hellénique, comme l’a rappelé le Tribunal au point 135 de l’arrêt attaqué, a invoqué au soutien de son recours en annulation l’existence d’une grave crise affectant son économie depuis la fin de l’année 2008. Cet argument visait entre autres à démontrer que les paiements litigieux effectués par l’ELGA en 2009 auraient dû être déclarés compatibles avec le marché intérieur sur le fondement de l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE.
Or, le Tribunal ne s’est pas prononcé, dans l’arrêt attaqué, sur l’existence en tant que telle d’une perturbation grave de l’économie grecque à cette époque, au sens de ladite disposition. En réponse au quatrième moyen du recours en annulation, il a considéré, en substance, que la Commission était tenue par le CCT et qu’elle ne devait dès lors pas déclarer les paiements effectués par l’ELGA en 2009 compatibles avec le marché intérieur directement sur le fondement de l’article 107, paragraphe 3,
sous b), TFUE ( 14 ). Comme je l’ai indiqué précédemment ( 15 ), c’est ce raisonnement en droit qui, seul, fait l’objet de la première branche du troisième moyen du pourvoi.

35. Sur le fond, il convient tout d’abord de rappeler que le Tribunal a jugé, aux points 185 à 188 de l’arrêt attaqué, ce qui suit:

«185 S’agissant des arguments soulevés dans le cadre du quatrième moyen, force est de constater que, contrairement à ce que soutient la République hellénique, la Commission devait se fonder sur le [CCT] et non appliquer directement l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE pour apprécier la compatibilité des paiements effectués par l’ELGA en 2009 en raison de la crise économique qui se manifestait en Grèce.

186 En effet, il ressort de la jurisprudence que, en adoptant des règles de conduite et en annonçant, par leur publication, qu’elle les appliquera dorénavant aux cas concernés par celles-ci, la Commission s’autolimite dans l’exercice dudit pouvoir d’appréciation et ne saurait se départir de ces règles sous peine de se voir sanctionner, le cas échéant, au titre d’une violation de principes généraux du droit, tels que l’égalité de traitement ou la protection de la confiance légitime (voir arrêt
Allemagne e.a./Kronofrance, [C‑75/05 P et C‑80/05 P, EU:C:2008:482], point 60, et la jurisprudence citée; arrêt […] Holland Malt/Commission, C‑464/09 P, [EU:C:2010:733], point 46).

187 Ainsi, dans le domaine spécifique des aides d’État, la Commission est tenue par les encadrements et les communications qu’elle adopte, dans la mesure où ils ne s’écartent pas des normes du traité (voir arrêt Holland Malt/Commission, [C‑464/09 P, EU:C:2010:733], point 47, et la jurisprudence citée).

188 Partant, il convient de rejeter les arguments de la République hellénique selon lesquels en raison de la grave perturbation de l’économie grecque due à la crise économique qui se manifestait en Grèce depuis la fin de l’année 2008 et en 2009, la Commission aurait dû déclarer les paiements effectués par l’ELGA en 2009 compatibles directement sur le fondement de l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE.»

36. Ensuite, il y a lieu de rappeler la jurisprudence bien établie selon laquelle l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE doit faire l’objet d’une interprétation stricte dès lors qu’il édicte une dérogation au principe général d’incompatibilité des aides d’État avec le marché commun ( 16 ).

37. Ainsi, les aides qui relèvent de cette disposition ne sont pas ex lege compatibles avec le marché intérieur, mais peuvent être considérées comme compatibles avec ledit marché par la Commission. Cette appréciation relève de la compétence exclusive de cette institution, agissant sous le contrôle des juridictions de l’Union ( 17 ).

38. La Commission jouit à cet égard, en vertu d’une jurisprudence constante rappelée par le Tribunal au point 161 de l’arrêt attaqué, d’un large pouvoir d’appréciation dont l’exercice implique des évaluations complexes d’ordre économique et social qui doivent être effectuées dans un contexte communautaire. La Cour, en contrôlant la légalité de l’exercice d’une telle liberté, ne saurait ainsi substituer son appréciation en la matière à celle de la Commission, mais doit se limiter à examiner si cette
dernière appréciation est entachée d’erreur manifeste ou de détournement de pouvoir ( 18 ).

39. En l’espèce, s’agissant de l’appréciation des aides octroyées par l’ELGA en 2009 aux entreprises spécialisées dans la production agricole primaire en Grèce à l’aune de l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE, la Commission a circonscrit l’exercice de ce pouvoir d’appréciation en adoptant le CCT. Dans sa version originale, cette communication excluait en effet de telles aides du régime d’assouplissement à la discipline des aides d’État qu’elle instituait ( 19 ). Lors de l’audience, la
Commission a indiqué en substance que cette exclusion était justifiée par les spécificités du secteur de la production agricole primaire, qui bénéficie de mesures de soutien au niveau de l’Union européenne. C’est également dans l’exercice de son large pouvoir d’appréciation que la Commission a décidé ultérieurement de modifier le CCT sur ce point en vue d’en faire bénéficier, sous certaines conditions, les aides aux entreprises actives dans la production primaire de produits agricoles octroyées
à partir du 28 octobre 2009. Cette évolution était, selon la Commission, motivée par les difficultés grandissantes des agriculteurs à accéder au crédit.

40. Or, ainsi que l’a rappelé à juste titre le Tribunal au point 187 de l’arrêt attaqué, dans le domaine des aides d’État, la Commission est tenue par les encadrements et les communications qu’elle adopte, dans la mesure où ils ne s’écartent pas des normes du traité ou de toute autre norme du droit primaire ( 20 ).

41. Par ailleurs, la République hellénique ne vise pas, par la première branche du troisième moyen de son pourvoi, à remettre en cause la partie de l’arrêt attaqué dans laquelle le Tribunal a examiné l’exception d’illégalité qu’elle avait soulevée concernant le point 4.2.2, troisième alinéa, sous h), du CCT et tirée de ce que ce dernier excluait sans motivation de son régime d’assouplissement les aides octroyées aux entreprises actives dans le secteur agricole primaire. Elle ne vise pas davantage à
critiquer la partie de cet arrêt dans laquelle le Tribunal a rejeté son argumentation selon laquelle la Commission était tenue d’appliquer la modification du CCT intervenue en octobre 2009 avec effet rétroactif au 17 décembre 2008.

42. Je suis dès lors d’avis que la Cour devrait statuer sur la première branche du troisième moyen en ce sens que c’est à juste titre que le Tribunal a jugé que la Commission ne pouvait se départir du CCT et, en particulier, de l’exclusion qu’il édictait en son point 4.2.2, troisième alinéa, sous h), en ce qui concerne les aides litigieuses octroyées par l’ELGA en 2009, sous peine de se voir sanctionner, le cas échéant, au titre d’une violation de principes généraux du droit tels que l’égalité de
traitement ou la protection de la confiance légitime ( 21 ).

43. La circonstance que le CCT a été adopté sans obtenir l’approbation de la République hellénique est, ainsi que l’a souligné à juste titre la Commission lors de l’audience en réponse à une question posée aux parties, sans pertinence à cet égard. Certes, les lignes directrices proposées par la Commission à des États membres au titre de l’article 108, paragraphe 1, TFUE représentent, selon une jurisprudence constante, un élément de la coopération régulière et périodique dans le cadre de laquelle la
Commission procède avec les États membres à l’examen permanent des régimes d’aides existants et leur propose les mesures utiles exigées par le développement progressif ou le fonctionnement du marché commun ( 22 ). Dans la mesure où ces propositions de mesures utiles sont acceptées par un État membre, elles ont un effet contraignant à l’égard de celui-ci ( 23 ). À l’évidence, toutefois, ces principes ne s’appliquent pas à une communication telle que le CCT, par laquelle la Commission circonscrit
l’exercice du large pouvoir d’appréciation dont elle bénéficie au titre de l’article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE et qui s’impose à elle pour peu que ladite communication ne s’écarte pas des normes du traité.

Conclusion

44. Je suggère dès lors à la Cour de rejeter la première branche du troisième moyen comme étant manifestement non fondée.

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( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) T‑52/12, EU:T:2014:677.

( 3 ) JO 2012, L 78, p. 21.

( 4 ) JO C 16, p. 1.

( 5 ) Point 4.1, troisième alinéa, du CCT.

( 6 ) Point 4.2.2, troisième alinéa, sous h), du CCT.

( 7 ) JO 2002, C 119, p. 22.

( 8 ) JO C 261, p. 2.

( 9 ) JO C 72, p. 12.

( 10 ) T‑52/12 R, EU:T:2012:447.

( 11 ) Ordonnance Grèce/Commission, C‑431/14 P‑R, EU:C:2014:2418.

( 12 ) Un certain nombre d’explications supplémentaires consacrées à ces difficultés lors de l’audience ne m’apparaissent ainsi pas pertinentes en vue du traitement du présent pourvoi.

( 13 ) Voir, notamment, ordonnance Industrias Alen/The Clorox Company, C‑422/12 P, EU:C:2014:57, point 37 et jurisprudence citée.

( 14 ) Points 185 à 188 de l’arrêt attaqué, que je cite également au point suivant des présentes conclusions.

( 15 ) Point 32 ci-dessus.

( 16 ) Arrêts Allemagne/Commission (C‑301/96, EU:C:2003:509, point 106), et Freistaat Sachsen e.a./Commission (C‑57/00 P et C‑61/00 P, EU:C:2003:510, point 98).

( 17 ) Arrêt Banco Privado Português et Massa Insolvente do Banco Privado Português (C‑667/13, EU:C:2015:151, point 66 et jurisprudence citée).

( 18 ) Arrêts Italie/Commission (C‑66/02, EU:C:2005:768, point 135); Portugal/Commission (C‑88/03, EU:C:2006:511, point 99), et Unicredito Italiano (C‑148/04, EU:C:2005:774, point 71).

( 19 ) Point 4.2.2, troisième alinéa, sous h), du CCT. De telles aides demeuraient pleinement soumises au règlement (CE) no 1857/2006 de la Commission, du 15 décembre 2006, concernant l’application des articles [107 TFUE et 108 TFUE] aux aides d’État accordées aux petites et moyennes entreprises actives dans la production de produits agricoles et modifiant le règlement (CE) no 70/2001 (JO L 358, p. 3), auquel les notes en bas de page 17 et 18 du CCT font référence.

( 20 ) Voir, notamment, arrêts Allemagne/Commission (C‑288/96, EU:C:2000:537, point 62); Pays-Bas/Commission (C‑382/99, EU:C:2002:363, point 24), et Holland Malt/Commission (C‑464/09 P, EU:C:2010:733, point 47).

( 21 ) Voir, en ce sens, arrêt Banco Privado Português et Massa Insolvente do Banco Privado Português (C‑667/13, EU:C:2015:151, point 69 et jurisprudence citée). La Cour a confirmé dans cet arrêt, en substance, que la Commission pouvait, sans méconnaître l’article 107, paragraphe 3, TFUE, déclarer une aide incompatible avec le marché intérieur au seul motif que celle-ci ne satisfaisait pas aux conditions édictées dans sa communication relative à l’application des règles en matière d’aides d’État aux
mesures prises en rapport avec les institutions financières dans le contexte de la crise financière mondiale (JO 2008, C 270, p. 8) (voir points 66 à 75 de l’arrêt).

( 22 ) Voir, notamment, arrêts IJssel-Vliet (C‑311/94, EU:C:1996:383, points 36 et 37), et Allemagne/Commission (C‑242/00, EU:C:2002:380, point 28 et jurisprudence citée).

( 23 ) Arrêts IJssel-Vliet (C‑311/94, EU:C:1996:383, points 42 et 43); Commission/Conseil (C‑111/10, EU:C:2013:785, point 51); Commission/Conseil (C‑117/10, EU:C:2013:786, point 63); Commission/Conseil (C‑118/10, EU:C:2013:787, point 55), et Commission/Conseil (C‑121/10, EU:C:2013:784, point 52). Voir également, en ce sens, arrêt CIRFS e.a./Commission (C‑313/90, EU:C:1993:111, point 35).


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-431/14
Date de la décision : 15/10/2015
Type d'affaire : Pourvoi - non fondé, Pourvoi - irrecevable
Type de recours : Recours en annulation

Analyses

Pourvoi – Aides d’État – Aides de compensation versées par l’organisme grec d’assurances agricoles (ELGA) pendant les années 2008 et 2009 – Décision déclarant les aides incompatibles avec le marché intérieur et ordonnant leur récupération – Notion d’‘aide d’État' – Article 107, paragraphe 3, sous b), TFUE – Lignes directrices concernant les aides d’État dans le secteur agricole – Obligation de motivation – Dénaturation d’éléments de preuve.

Concurrence

Aides accordées par les États


Parties
Demandeurs : République hellénique
Défendeurs : Commission européenne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Sharpston

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2015:699

Source

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