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28/04/1998 | CJUE | N°C-2/97

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 28 avril 1998., Società italiana petroli SpA (IP) contre Borsana Srl., 28/04/1998, C-2/97


Avis juridique important

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61997C0002

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 28 avril 1998. - Società italiana petroli SpA (IP) contre Borsana Srl. - Demande de décision préjudicielle: Tribunale di Genova - Italie. - Politique sociale - Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs - Ut

ilisation d'équipements de travail - Risques liés à l'exposition à des agen...

Avis juridique important

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61997C0002

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 28 avril 1998. - Società italiana petroli SpA (IP) contre Borsana Srl. - Demande de décision préjudicielle: Tribunale di Genova - Italie. - Politique sociale - Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs - Utilisation d'équipements de travail - Risques liés à l'exposition à des agents cancérigènes - Directives 89/655/CEE et 90/394/CEE. - Affaire C-2/97.
Recueil de jurisprudence 1998 page I-08597

Conclusions de l'avocat général

1 Les questions relatives à l'interprétation de certaines dispositions des directives 89/655/CEE du Conseil, du 30 novembre 1989, concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour l'utilisation par les travailleurs au travail d'équipements de travail (deuxième directive particulière au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) (1), et 90/394/CEE du Conseil, du 28 juin 1990, concernant la protection des travailleurs contre les risques liés à l'exposition à des
agents cancérigènes au travail (sixième directive particulière au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE) (2), que nous pose le Tribunale di Genova, doivent permettre à cette juridiction de trancher un litige entre la Società italiana petroli SpA (ci-après «Italiana petroli»), producteur de carburants pour véhicules à moteur et l'une de ses clientes, la société Borsana Srl, distributeur de carburants à la pompe.

2 Italiana petroli est liée à Borsana par des contrats de fourniture de carburants et de prêt à titre gratuit des installations et équipements nécessaires à la revente de ces carburants.

3 Borsana a demandé, par lettre, à Italiana petroli, en se référant aux dispositions du décret législatif italien n_ 626/94 et aux directives 89/655 et 90/394, de lui fournir,

- dans le cadre du contrat de fourniture, des carburants ayant une teneur en benzène aussi faible que possible et

- dans le cadre des contrats de prêt, des systèmes de récupération des gaz et des vapeurs au moment de la distribution, pour protéger la santé de ses salariés.

4 Italiana petroli a contesté être tenue à de pareilles obligations. Pour obtenir confirmation du bien-fondé de son point de vue, elle a saisi le Tribunale di Genova, lequel a estimé que, pour pouvoir se prononcer, il lui était nécessaire de disposer d'une interprétation, qu'il sollicite de la Cour par le biais de trois questions, de l'article 4 de la directive 89/655 et des articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394.

La question de l'appréciation préalable du risque (première question)

5 Le libellé de la première question ne devient compréhensible que si l'on se penche au préalable sur les articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394 et leur articulation.

6 Il suffira d'indiquer à ce stade que cette question, résumée très succinctement, vise à savoir si les employeurs (gérants de stations-service) doivent prendre d'office des mesures concrètes en vue de protéger leurs salariés contre les risques émanant du benzène contenu dans l'essence, ou s'ils ne doivent prendre de telles mesures qu'après s'être livrés à une appréciation du risque auquel ces travailleurs sont exposés.

7 Les dispositions pertinentes de la directive se présentent de la manière suivante:

Article 3

«Champ d'application - Identification et appréciation des risques

1. La présente directive est applicable aux activités dans lesquelles les travailleurs sont exposés ou susceptibles d'être exposés à des agents cancérigènes résultant de leur travail.

2. Pour toute activité susceptible de présenter un risque d'exposition à des agents cancérigènes, la nature, le degré et la durée de l'exposition des travailleurs doivent être déterminés, afin de pouvoir apprécier tout risque concernant la sécurité ou la santé des travailleurs et de pouvoir déterminer les mesures à prendre.

Cette appréciation doit être renouvelée régulièrement et en tout cas lors de tout changement des conditions pouvant affecter l'exposition des travailleurs aux agents cancérigènes.

L'employeur doit fournir aux autorités responsables, sur leur demande, les éléments ayant servi à cette appréciation...».

Article 4

«Réduction et substitution

1. L'employeur réduit l'utilisation d'un agent cancérigène sur le lieu de travail, notamment en le remplaçant, dans la mesure où cela est techniquement possible, par une substance, une préparation ou un procédé qui, dans ses conditions d'emploi, n'est pas ou est moins dangereux pour la santé ou, le cas échéant, pour la sécurité des travailleurs.

2. L'employeur communique le résultat de ses recherches à l'autorité responsable, à la demande de celle-ci.»

Article 5

«Dispositions visant à éviter ou à réduire l'exposition

1. Si les résultats de l'appréciation visée à l'article 3, paragraphe 2, révèlent un risque concernant la sécurité ou la santé des travailleurs, l'exposition des travailleurs doit être évitée.

2. Si le remplacement de l'agent cancérigène par une substance, une préparation ou un procédé qui, dans les conditions d'emploi, n'est pas ou est moins dangereux pour la sécurité ou la santé n'est pas techniquement possible, l'employeur assure que la production et l'utilisation de l'agent cancérigène ont lieu dans un système clos, dans la mesure où cela est techniquement possible.

3. Si l'application d'un système clos n'est pas techniquement possible, l'employeur assure que le niveau d'exposition des travailleurs est réduit à un niveau aussi bas qu'il est techniquement possible.

...»

8 Il me semble clair que, pour éviter que la santé des travailleurs ne soit mise en péril par l'exposition à des produits cancérigènes, le législateur communautaire a entendu qu'une action soit menée à deux niveaux différents. Il a entendu, tout d'abord, en toute logique, que l'utilisation de produits cancérigènes soit évitée chaque fois que cela est possible, notamment lorsque le recours à d'autres produits, inoffensifs, ne se heurte à aucun obstacle insurmontable.

9 C'est là l'objet de l'article 4, dont on aura remarqué que l'obligation de réduction, ou, quand cela est possible, de substitution, qu'il impose revêt un caractère inconditionné. Le degré d'exposition des travailleurs et les risques qui lui sont associés sont indifférents. Il ne saurait être question de recourir à un agent cancérigène lorsque cela peut être évité. Il s'agit là d'une solution radicale, mais parfaitement compréhensible et raisonnable, dès lors qu'il s'agit de produits dangereux,
parce que cancérigènes. Qui ne conviendrait, en effet, que la meilleure prévention est celle consistant à éliminer complètement le risque?

10 Malheureusement, cette solution n'est pas toujours susceptible d'être mise en oeuvre, ou ne peut l'être que partiellement, en ce sens qu'il y aura seulement réduction de l'utilisation du produit cancérigène. En ce cas, c'est à un autre niveau, celui de l'exposition des travailleurs aux produits nocifs dont la présence est inévitable, qu'il y a lieu d'agir, et c'est ce qu'a fait le législateur communautaire, en édictant une série d'obligations à l'article 5 de la directive. Mais, à ce niveau, il
ne va plus s'agir, puisque cela s'est révélé impossible, de faire disparaître le problème, en bannissant l'utilisation du produit cancérigène, il s'agira de réduire au minimum le risque inhérent à la présence d'un tel produit, si possible en l'éliminant ou, en tout état de cause, en le maîtrisant.

11 Pour ce faire, il y aura lieu, avant toute chose, d'évaluer ledit risque, car on conçoit mal comment il serait possible de parer efficacement à un risque d'exposition, si celui-ci n'a pas été appréhendé in concreto. Le choix des mesures de protection et l'adéquation de celles-ci sont entièrement dépendants de la nature du risque auquel sont exposés les travailleurs de l'entreprise et des formes sous lesquelles il se présente dans celle-ci. Ces formes peuvent, d'ailleurs, être très différentes,
dans une même entreprise, d'un atelier à l'autre, de sorte que c'est, en fait, au niveau de chaque poste de travail qu'il y a lieu d'identifier le risque, si l'on veut optimiser la protection.

12 Et c'est bien pourquoi, s'agissant des mesures visant à éviter ou à réduire l'exposition, le législateur communautaire a pris soin de préciser, à l'article 5 de la directive, qu'il y a lieu de les mettre en oeuvre, dans un ordre qu'il détermine, «si les résultats de l'appréciation visée à l'article 3, paragraphe 2, révèlent un risque concernant la sécurité ou la santé des travailleurs», étant rappelé que cette dernière disposition impose de déterminer «la nature, le degré et la durée de
l'exposition des travailleurs».

13 Nous nous trouvons donc en présence d'une démarche du législateur communautaire parfaitement cohérente au regard de l'objectif de protection de la santé des travailleurs. Comme l'expose très justement la Commission, la directive entend que soient imposées à l'employeur des obligations qui s'ordonnent suivant une séquence logique que l'on peut synthétiser de la manière suivante :

- élimination ou substitution de l'agent cancérigène du cycle de production, lorsque cela est techniquement possible,

- réduction au minimum de l'agent cancérigène dans le processus, lorsque cela est techniquement possible,

- appréciation du risque d'exposition des travailleurs en raison de la présence de l'agent cancérigène,

- adoption de mesures destinées à réduire au minimum possible techniquement l'exposition des travailleurs.

14 Cette logique, qui inspire la directive, ne semble cependant pas se retrouver telle quelle dans le décret législatif n_ 626/94 qui transpose la directive dans l'ordre juridique italien. C'est ce qui a provoqué la contestation d'Italiana petroli et amené le juge national à poser sa première question. Les dispositions pertinentes dudit décret, à savoir ses articles 62 et 63, se présentent en effet de la manière suivante.

Article 62

«Substitution et réduction

1. L'employeur évite ou réduit l'utilisation d'un agent cancérigène sur le lieu de travail en le remplaçant notamment, à condition que cela soit techniquement possible, par une substance, une préparation ou un procédé qui, dans ses conditions d'utilisation, n'est pas nocif ou est moins nocif pour la santé et, le cas échéant, pour la sécurité des travailleurs.

2. S'il n'est pas techniquement possible de remplacer l'agent cancérigène, l'employeur assure que la production ou l'utilisation de l'agent cancérigène s'effectue dans un système clos, toujours à condition que cela soit techniquement possible.

3. Si le recours à un système clos n'est pas techniquement possible, l'employeur assure que le niveau d'exposition des travailleurs soit réduit à la valeur la plus basse qui est techniquement possible.»

Article 63

«Appréciation du risque

1. Sous réserve des dispositions énoncées à l'article 62, l'employeur effectue une appréciation de l'exposition aux agents cancérigènes, dont les résultats sont consignés dans le document visé à l'article 4, paragraphe 2.

2. Cette appréciation tient compte, notamment, des caractéristiques des opérations, de leur durée et de leur fréquence, des quantités d'agents cancérigènes produites ou utilisées, de leur concentration, de la capacité desdits agents à pénétrer dans l'organisme par les différentes voies d'absorption; il est également tenu compte de leur état et lorsque ces agents se présentent à l'état solide, de savoir s'il s'agit d'une masse compacte, fractionnée ou pulvérulente et s'ils sont contenus ou non dans
une matrice solide qui en limite ou empêche la sortie.

3. L'employeur, se fondant sur les résultats de l'appréciation visée au paragraphe 1, adopte les mesures de prévention et de protection envisagées au présent titre, en les adaptant aux particularités des différents milieux de travail.»

15 On constatera que le législateur italien a fidèlement repris les dispositions communautaires, en ce qui concerne leur formulation, mais qu'il les a agencées d'une manière quelque peu différente. En effet, si l'article 62 confère dans son paragraphe 1, comme l'article 4 de la directive, priorité absolue à la disparition de l'agent cancérigène, ou si celle-ci n'est pas possible à la réduction de son utilisation, il semble imposer à l'employeur, dans ses paragraphes 2 et 3, d'adopter les mesures
limitant l'exposition des travailleurs, au niveau le plus bas techniquement possible, avant même d'avoir apprécié les risques auxquels ces derniers sont exposés et indépendamment des résultats de ladite appréciation.

16 Au vu de cette situation, la juridiction nationale nous demande, en substance,

- si les articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394 doivent être interprétés en ce sens qu'ils subordonnent au résultat de l'appréciation du risque, visée à l'article 3, l'obligation de mettre en oeuvre les mesures de réduction et de substitution de l'utilisation du produit cancérigène et la mise en oeuvre de mesures destinées à éviter ou à réduire l'exposition des travailleurs audit produit,

- si, dans l'affirmative, est contraire à la directive une réglementation qui impose à l'employeur l'obligation d'intervenir pour opérer la réduction ou la substitution et/ou réduire au maximum le niveau d'exposition des travailleurs, indépendamment de l'appréciation concrète du risque et des vérifications prévues à l'article 3, en assortissant lesdites obligations de sanctions pénales sévères, allant jusqu'à l'emprisonnement.

Observations préliminaires

17 A cet égard je voudrais faire deux observations préliminaires.

18 La première pour noter que nous nous trouvons dans la position délicate de devoir nous prononcer sur des mesures de transposition d'une directive sans que l'État membre concerné ait pris position devant la Cour sur l'interprétation qu'il convient de donner aux dispositions contestées de sa législation nationale.

19 L'interprétation des articles 62 et 63 qu'a retenue la juridiction italienne et qui l'a conduite à nous interroger correspond-elle parfaitement à la volonté du législateur italien? Celui-ci a-t-il effectivement entendu imposer certaines mesures de réduction du niveau d'exposition même en l'absence de toute étude identifiant avec précision les risques auxquels sont effectivement exposés les travailleurs? Ou bien l'articulation des dispositions des articles 62 et 63 vise-t-elle uniquement à
regrouper dans un article les mesures à prendre par l'employeur pour réduire le risque, et dans un autre l'ensemble des dispositions relatives à l'appréciation du risque, sans qu'il y ait une volonté de s'écarter des dispositions de la directive? Le paragraphe 3 de l'article 63, précité, ne pourrait-il pas être interprété comme obligeant l'employeur à affecter une appréciation du risque dans toutes les hypothèses?

20 Le mécanisme du renvoi préjudiciel ne nous permet pas de substituer notre interprétation du droit national à celle du juge national, mais il doit être bien clair que le fait que nous construisons notre raisonnement à partir de la description des exigences du droit national qui nous est présentée par la juridiction de renvoi ne saurait être interprété comme constituant une prise de position de la Cour sur une interprétation qui échappe à sa compétence.

21 En second lieu, il importe de relever que, postérieurement à la décision de renvoi, est intervenue la directive 97/42/CE du Conseil, du 27 juin 1997, portant première modification de la directive 90/394 (3). Cette directive apporte, du point de vue de la question qui nous occupe, deux éléments intéressants. D'une part, elle opère fixation des valeurs limites d'exposition au benzène, fixation qui avait été laissée en suspens dans l'annexe III de la directive 90/394 dans sa version initiale, et,
d'autre part, elle a introduit dans l'article 5 de celle-ci un nouveau paragraphe 4, aux termes duquel «l'exposition ne doit pas dépasser la valeur limite d'un agent cancérigène indiquée à l'annexe III».

22 Le fait que l'article 5 ait ainsi été modifié semble indiquer que le législateur communautaire a perçu que le rôle de la valeur limite n'avait pas été suffisamment clarifié dans la version initiale de la directive. Elle n'apparaissait, en effet, qu'à l'article 16 qui dispose que:

«1. Sur la base des informations disponibles, y compris des données scientifiques et techniques, le Conseil arrête par voie de directives, conformément à l'article 118 A du traité, des valeurs limites en ce qui concerne tous les agents cancérigènes pour lesquels cela est possible ...

2. Les valeurs limites et les autres dispositions directement connexes sont mentionnées en annexe III.»

Cette annexe ne comportait cependant que l'indication «p.m.».

23 Désormais, l'annexe III fixe les valeurs limites d'exposition professionnelle à 1 ppm (partie par million en volume dans l'air). A titre de mesure transitoire une valeur limite de 3 ppm est admise à partir du 27 juin 2000, date d'entrée en vigueur de la nouvelle directive, et jusqu'au 27 juin 2003.

24 Mais le fait qu'il soit maintenant précisé à l'article 5, paragraphe 4, que «l'exposition ne doit pas dépasser la valeur limite d'un agent cancérigène indiquée à l'annexe III» signifie-t-il que cela constitue désormais le seul critère auquel les employeurs doivent se référer? Autrement dit, la critique essentielle de Italiana petroli, selon laquelle les employeurs seraient soumis à une obligation vague et indéterminée, à savoir celle d'assurer «que le niveau d'exposition des travailleurs est
réduit à un niveau aussi bas qu'il est techniquement possible» ne vaudra-t-elle plus une fois que la République italienne aura transposé la modification de la directive?

25 Malheureusement la situation reste ambiguë, car le passage que nous venons de citer est maintenu au paragraphe 3 de l'article 5. L'audience ne nous a pas fourni d'éclaircissement à cet égard.

26 Dans ces conditions, nous sommes obligés de supposer que le législateur communautaire a voulu mettre en oeuvre simultanément deux méthodes, qui ne sont d'ailleurs pas inconciliables.

27 L'une consiste à imposer aux employeurs de mettre en permanence en oeuvre tous les moyens techniques disponibles pour réduire au minimum les risques auxquels sont exposés les travailleurs.

28 L'autre consiste à fixer un seuil, au-delà duquel l'exposition est considérée comme inacceptable. Lorsque, comme semble le faire le législateur communautaire, on combine ces deux approches, on va être amené, bien entendu, à faire cesser l'exploitation des entreprises au sein desquelles, pour quelque raison que ce soit, impossibilité technique ou mauvaise volonté criminelle de l'employeur, l'exposition dépasse la valeur limite fixée, mais aussi à ne pas tenir pour quitte l'employeur qui, alors
même que l'exposition à laquelle sont soumis ses salariés se situe en dessous de la valeur limite, n'a pas eu recours aux moyens à sa disposition pour réduire ladite exposition au minimum.

29 Pour louable que soit cette attitude exigeante, on ne saurait méconnaître les inconvénients qu'elle comporte du point de vue de la sécurité juridique. Pour apprécier si un employeur respecte ses obligations, on devra, en effet, se référer à la fois à un élément objectif, la valeur limite, et à un élément qui l'est moins, les efforts déployés au regard des possibilités offertes par la technique la plus récente.

30 Il ne m'appartient pas de remettre en cause la méthode retenue par le législateur communautaire, surtout que je conçois parfaitement que la seule fixation d'une valeur limite aurait pu apparaître comme l'octroi d'une autorisation de faire, jusqu'à un certain point, courir aux salariés des risques qui pourraient être écartés, pour peu que l'on s'en donne les moyens, mais j'estime que la différence entre le dépassement d'une valeur limite et le défaut de mise en oeuvre de toutes les ressources
offertes par le progrès technique, qui s'apparente à la différence entre une obligation de résultat et une obligation de moyen, devrait être prise en compte au niveau de la sévérité de la répression pénale à laquelle s'expose l'employeur dans chacune de ces deux hypothèses.

31 Le respect de la valeur limite ne saurait faire office d'alibi en cas d'attitude négligente de l'employeur, mais il doit en être tenu compte lorsqu'il s'agit de sanctionner cette négligence.

32 Après avoir ainsi précisé le contexte dans lequel s'inscrivent les questions que nous pose la juridiction nationale, j'en reviens à la première de ces questions, qui consiste à savoir si les articles 62 et 63 du décret législatif n_ 626/94 ont opéré une transposition incorrecte de la directive 90/394.

33 Le problème n'est simple qu'en apparence. En effet, il ne se résume pas à la question de savoir si les autorités italiennes, en édictant les dispositions des articles 62 et 63 du décret législatif, sont restées dans les limites du pouvoir d'appréciation dont elles disposent, indubitablement, en vertu de l'article 189 du traité CE, dans la transposition de la directive.

34 Il impose aussi d'examiner, puisqu'on se trouve en présence d'une directive relevant du domaine couvert par l'article 118 A du traité CE, à savoir la protection de la santé des travailleurs, si, à supposer qu'il soit établi qu'il s'agit d'une transposition incorrecte de la directive, il n'y a pas lieu de considérer qu'il s'agit en fait, et tout simplement, d'une mesure de protection renforcée, qu'un État membre est expressément autorisé à adopter en vertu du paragraphe 3 de l'article 118 A.

35 Sur le premier point la jurisprudence de la Cour me semble avoir posé des jalons permettant de conduire le raisonnement. Sur le second, en revanche, nous nous trouvons en terra incognita, la Cour n'ayant pas encore eu à ce jour à se prononcer sur la portée du paragraphe 3 de l'article 118 A. J'estime cependant, en accord sur ce point avec la Commission, que le principe de proportionnalité, inhérent au système juridique communautaire, à l'aune duquel peuvent être appréciées les mesures qu'a
adoptées un État membre pour mettre en oeuvre une directive, constitue également l'instrument adéquat pour se prononcer sur l'admissibilité d'une mesure de protection renforcée au titre de l'article 118 A.

La marge laissée aux États membres dans le cadre de la transposition d'une directive

36 S'agissant de la transposition des directives, nul ne conteste que, en tant que moyen d'action du législateur communautaire différent du règlement, le recours à la directive implique une action des autorités nationales qui n'est pas strictement mécanique et laisse place à une certaine dose d'initiative et d'appréciation. Il n'y a pas lieu de remettre en cause, par voie d'interprétation, l'existence de cette marge. Il doit cependant être précisé que, lorsqu'il fait usage de cette marge, l'État
membre reste tenu au respect des principes généraux du droit communautaire.

37 Si la directive 90/394 se contentait d'imposer aux États membres d'agir le plus efficacement possible pour faire en sorte que la santé des travailleurs ne soit pas mise en péril par la présence de produits cancérigènes sur le lieu de travail, il n'y aurait certainement rien à redire aux choix que traduit le décret législatif n_ 626/94.

38 Mais tel n'est pas le cas, car, comme nous l'avons vu, les articles 3, 4 et 5 de la directive ne se contentent pas de fixer un objectif à atteindre, ils définissent une stratégie à cet effet, et distinguent deux niveaux d'action: l'action contre le recours même aux produits cancérigènes et l'action pour éviter l'exposition des travailleurs à ces produits, dont l'une doit être menée a priori et l'autre en fonction de l'appréciation in concreto du danger auquel sont exposés les travailleurs.

39 Imposer systématiquement la mise en oeuvre de certaines mesures de limitation du risque d'exposition, indépendamment de l'appréciation dudit risque, me semble constituer une approche s'écartant sensiblement de la stratégie définie par le législateur communautaire. De par ce seul fait, je serai déjà enclin à considérer que nous sommes en présence d'une transposition incorrecte, ce que la Commission, tout en ayant noté que «ces dispositions [les articles 62 et 63 du décret législatif] pourraient
... ne pas sembler parfaitement conformes à celles prévues par la directive», hésite manifestement à admettre.

40 Mais, même si l'on devait admettre que le choix opéré par les autorités italiennes s'inscrit encore dans la marge d'appréciation laissée par la directive, je suis d'avis que nous sommes cependant en présence d'une modalité de transposition inadmissible. Elle se heurte, en effet, au principe de proportionnalité. Ce principe exige non seulement que les mesures imposant des charges aux opérateurs soient appropriées et nécessaires à la réalisation des objectifs légitimement poursuivis, mais encore
que, lorsqu'un choix s'offre entre plusieurs mesures appropriées, il soit recouru à la moins contraignante et que les charges imposées ne soient pas démesurées par rapport au but fixé.

41 Ces exigences ont, certes, dans un premier temps, été posées à l'égard de la réglementation communautaire elle-même, mais, à tout le moins depuis l'arrêt Pastoors et Trans-Cap (4), il ne saurait plus être contesté qu'elles s'imposent également au législateur national lorsqu'il agit dans un domaine couvert par le droit communautaire.

42 Or, dans le cas d'espèce, si la stratégie définie par la directive semble satisfaire en tout point à ces exigences, les obligations imposées par le législateur italien aux employeurs me semblent le méconnaître gravement. Je m'étonne que la Commission puisse tout à la fois considérer que sont créées pour les employeurs des charges beaucoup plus lourdes que celles prévues par la directive et qu'il n'y a point violation du principe de proportionnalité.

43 Il me semble difficile de contester qu'imposer le recours à certains moyens de réduction du risque d'exposition qui peuvent se révéler extrêmement coûteux pour les employeurs, sans qu'il ait été au préalable procédé à une appréciation in concreto de la nature et de l'étendue de ce risque, fait peu de cas du principe de proportionnalité. Si la sécurité n'a pas de prix, elle a cependant un coût, et les investissements en matière de sécurité ne peuvent être opérés sans un minimum de rationalité,
rationalité qu'introduit précisément, en l'espèce, l'appréciation préalable.

Les exigences renforcées permises par l'article 118 A du traité

44 La faculté laissée aux États membres dans l'article 118 A, paragraphe 3, du traité d'introduire des exigences renforcées par rapport à celles imposées par les dispositions communautaires doit-elle, cependant, conduire à admettre qu'en édictant les articles 62 et 63 du décret législatif, tels qu'interprétés par le juge national dans ses questions, le législateur italien n'a point violé le droit communautaire?

45 Là encore, et contrairement à la Commission, je ne le pense pas. Sans prétendre analyser ici toutes les potentialités que recèle l'article 118 A, je crois que, pour analyser la portée dudit article, il faut partir de la constatation que la sécurité des travailleurs entre, en tant qu'élément de la politique sociale, dans le champ d'application du droit communautaire et qu'en conséquence les États membres ne sont plus libres d'agir en ce domaine sans avoir égard aux actions entreprises par la
Communauté. Le paragraphe 3 de l'article 118 A ne saurait, en aucune manière, être interprété comme ouvrant aux États membres des possibilités d'action incontrôlées dès lors qu'il y va de la protection de la santé des travailleurs, ni même comme les laissant libres d'ignorer les orientations et les stratégies d'action définies dans le cadre communautaire.

46 Ils sont simplement, mais uniquement pour autant que leur action s'inscrit dans la même ligne que celle de la Communauté, habilités à poser des exigences plus rigoureuses, à aller de l'avant. Ils peuvent précéder l'action communautaire mais ne peuvent définir unilatéralement la direction qu'ils entendent suivre. L'action de la Communauté et celle des États membres doivent être en cohérence, et c'est cette cohérence qui serait mise en cause si l'on devait admettre que les articles 62 et 63 du
décret législatif peuvent s'autoriser du paragraphe 3 de l'article 118 A du traité. Entre ce que prévoit la directive et ce que prévoient ces dispositions, il n'y a pas une différence de degré à laquelle il n'y aurait rien à objecter, mais une différence de méthode. A une approche pragmatique retenue par la directive est substituée une approche qui impose des mesures précises avant même que le risque ait été exactement appréhendé et défini. Peu importe, à cet égard, que la méthode retenue par le
législateur italien puisse produire d'aussi bons résultats du point de vue de l'élimination du risque que celle choisie par le législateur communautaire.

47 De toute manière, la mise en oeuvre de la faculté d'édicter des mesures plus sévères qu'ouvre aux États membres l'article 118 A n'échappe pas au principe de proportionnalité et les conclusions quant à la violation de ce principe par les articles 62 et 63 du décret législatif auxquelles je suis parvenu sur le terrain de la mise en oeuvre de la directive valent également, mutatis mutandis, pour l'analyse des mesures italiennes au regard de l'article 118 A.

48 Il convient aussi de rappeler que l'article 118 A, paragraphe 2, prévoit que les directives adoptées sur cette base doivent éviter d'imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu'elles contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes entreprises. Cela vaut aussi pour les mesures nationales de «protection renforcée».

49 Je crois donc que, même si l'on introduit dans le débat l'article 118 A, le législateur italien ne pouvait imposer l'adoption des mesures prévues par l'article 5 de la directive, indépendamment du résultat de l'évaluation imposée par l'article 3 de celle-ci.

50 Il me reste à préciser un point. Comme l'ont indiqué la Commission et le gouvernement français et contrairement à ce que prétend Italiana petroli, on ne saurait transposer à l'article 118 A les conditions procédurales de dérogation énoncées par l'article 100 A du traité CE. L'article 100 A, paragraphe 4, deuxième alinéa, oblige les États membres à notifier à la Commission des dispositions nationales plus sévères que celles prescrites par une directive. La Commission «confirme ensuite les
dispositions en cause après avoir vérifié qu'elles ne sont pas un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre États membres».

51 Pareille disposition n'est pas prévue par l'article 118 A. Toutefois, comme l'a fait justement remarquer l'agent du gouvernement français, cela ne signifie pas que la Commission ne disposerait pas d'un moyen de contrôle à l'égard des mesures nationales plus sévères. Le texte assurant la transposition d'une directive doit, en effet, être communiqué à la Commission en vertu des mécanismes traditionnels de notification des mesures nationales de mise en oeuvre du droit communautaire.

52 Par ailleurs, s'il s'agit d'une mesure nouvelle qui n'est pas prise exactement dans le cadre d'une directive, on est le plus souvent dans le cadre des notifications exigées par la directive 83/189/CEE du Conseil, du 28 mars 1983, prévoyant une procédure d'information dans le domaine des normes et réglementations techniques (5).

53 Il y aurait donc lieu, à mon avis, de répondre à la première question préjudicielle que le principe de proportionnalité ainsi que les articles 118 A du traité CE et 3, 4 et 5 de la directive 90/394 s'opposent à l'adoption de règles nationales concernant la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs contre les risques liés à l'exposition à des agents cancérigènes qui prescrivent certaines mesures de réduction du risque d'exposition à prendre en toute circonstance et indépendamment
du résultat de l'appréciation du risque.

La question de l'abaissement de la teneur en benzène à des limites «encore inférieures» (troisième question)

54 La troisième question concerne également la directive 90/394 et il apparaît dès lors judicieux de l'examiner à la suite de la première. La juridiction nationale nous demande, en substance, si les articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394 imposent aux employeurs, c'est-à-dire aux responsables de stations-service et aux concepteurs et propriétaires des installations desdites stations, en matière d'abaissement du taux de benzène dans les carburants, des obligations supplémentaires et indéterminées
par rapport à celles créées par la directive 85/210/CEE du Conseil, du 20 mars 1985, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la teneur en plomb de l'essence (6) (qui limite, à partir du 1er octobre 1989, à 5 % la teneur en benzène des carburants), et par le décret législatif italien n_ 246/96 (qui abaisse ladite limite à 1,4 % à partir du 1er juillet 1997 et à 1 % à partir du 1er juillet 1999).

55 En d'autres termes, est-il admissible d'exiger des gérants de stations-service qu'ils se procurent de l'essence ayant une teneur en benzène inférieure à celle qui leur est fournie par les raffineries de la firme dont ils sont les revendeurs, si cela devait s'avérer nécessaire pour réduire l'exposition de leurs salariés au benzène?

56 La réponse à cette question me semble facile à apporter. La directive 85/210 et la directive 90/394 poursuivent, comme le souligne la Commission, des finalités qui, sans être opposées, sont différentes; la première vise à protéger la santé publique et l'environnement en général, la seconde vise à assurer la protection des travailleurs en tant que personnes spécifiquement exposées aux risques présentés par les substances cancérigènes.

57 Il ne saurait être contesté que les responsables de stations-service ne peuvent commercialiser que les produits que leur livrent leurs fournisseurs, et n'ont donc aucune prise sur la teneur en benzène des carburants qu'ils débitent. Tout ce qui peut être exigé d'eux quant à la teneur en benzène du carburant qu'ils commercialisent, c'est que soit respectée la limite fixée par le décret législatif n_ 246/96, dont on doit convenir qu'il n'est pas contraire au droit communautaire, puisque
l'abaissement de la teneur en benzène par rapport à celle fixée par la directive 85/210 qu'il opère a été, conformément à l'article 100 A du traité, notifié à la Commission sans susciter d'objection.

58 Il n'y aurait aucun sens de prétendre que l'article 4 de la directive 90/394 les oblige à abaisser la teneur en benzène à un taux encore inférieur, puisque à leur niveau cela n'est à l'évidence techniquement pas possible.

59 En revanche, ils restent soumis aux exigences relatives à la protection des travailleurs contre les risques d'exposition. Ce dossier fait bien apparaître que, quelle que soit la teneur en benzène des carburants, ce risque ne peut être considéré a priori comme inexistant, dans la mesure où le fonctionnement des stations-service en Italie fait peu de place au système de libre service et où il y a donc des employés qui sont en permanence préposés au remplissage des réservoirs des automobiles de la
clientèle. Il appartiendra donc, en principe, aux employeurs de procéder à l'évaluation du risque prescrite à l'article 3 de la directive et, en fonction des résultats de celle-ci, de mettre en oeuvre, si nécessaire, les mesures énoncées à l'article 5 de la directive.

60 La Commission suggère, mais sans véritablement s'expliquer sur ce point, qu'il pourrait en aller différemment pour les producteurs de carburant, auxquels la directive 90/394 pourrait imposer des obligations de réduction de la teneur en benzène allant au-delà de la teneur limite fixée par le décret législatif n_ 246/96, qui lui-même va plus loin que la directive 85/210. A mon avis il n'est point besoin d'entrer dans ce débat pour répondre à la troisième question préjudicielle, qui me semble n'être
relative qu'aux obligations des responsables des stations-service.

61 De toute manière, il me semble difficile de considérer que, en tant que vendeurs de carburants à leurs clients, les producteurs puissent se voir imposer des obligations par la directive 90/394 qui vise spécifiquement les obligations des employeurs à l'égard de leurs salariés.

62 J'en conclus que les articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394 doivent être interprétés en ce sens qu'ils n'imposent pas aux employeurs, en l'espèce les responsables de stations-service, d'obligations en matière de réduction de la teneur en benzène des carburants qu'ils distribuent, dès lors que les carburants qu'ils commercialisent respectent le taux maximal fixé par la directive 85/210 ou une disposition nationale plus sévère, mais conforme au droit communautaire.

La question du délai fixé pour l'adaptation des équipements de travail (deuxième question)

63 J'en arrive, enfin, à la deuxième question préjudicielle, par laquelle la juridiction nationale nous demande si l'article 4, paragraphe 1, point b), de la directive 89/655 s'oppose à une règle nationale d'application qui, en méconnaissance éventuelle des principes de limite raisonnable et de proportionnalité, fixe uniformément, c'est-à-dire sans opérer de distinction entre les installations nouvelles et les installations existantes nécessitant une adaptation, un délai de trois mois pour son
entrée en vigueur, en prévoyant de lourdes sanctions pénales à l'encontre de l'employeur qui, après l'expiration de ce délai, ferait utiliser par ses salariés des installations non conformes.

64 Pour sa compréhension, cette question exige que l'on examine successivement les dispositions de la directive et la manière dont elles ont été transposées dans l'ordre juridique italien par le décret législatif n_ 626/94.

65 Les États membres devaient mettre en oeuvre la directive au plus tard le 31 décembre 1992. L'article 4 de la directive, consacré aux règles concernant les équipements de travail, prévoit que:

«1. Sans préjudice de l'article 3, l'employeur doit se procurer et/ou utiliser:

...

b) des équipements de travail qui, déjà mis à la disposition des travailleurs dans l'entreprise et/ou l'établissement le 31 décembre 1992, satisfont au plus tard quatre ans après cette date aux prescriptions minimales prévues à l'annexe.»

66 En Italie, pour des raisons qui ne nous ont pas été précisées, la transposition s'est faite avec retard, les dispositions pertinentes n'étant intervenues qu'avec le décret législatif n_ 626/94, du 13 novembre 1994. En vertu de l'article 36 de celui-ci, «tout équipement de travail qui présente des dangers dus à l'évacuation de gaz, de vapeurs ou de liquides ou bien à l'émission de poudres doit être muni de dispositifs adéquats de retenue ou d'extraction situés à proximité de la source des
émissions présentant un tel risque», ladite obligation, qui concerne à l'évidence les stations-service, entrant en vigueur le 13 février 1995.

67 La situation sur laquelle s'interroge le juge national est donc la suivante: la directive communautaire de 1989, qui devait être transposée le 31 décembre 1992, laisse jusqu'au 31 décembre 1996 pour opérer une adaptation des installations existantes, alors que le législateur italien, n'intervenant que le 13 novembre 1994, impose que cette adaptation soit réalisée le 13 février 1995, c'est-à-dire dans un délai de trois mois. Pareil comportement des autorités italiennes est-il admissible au regard
du droit communautaire?

68 Telle est précisément la question qui nous est posée, et je crois que nous devons nous y tenir, c'est-à-dire qu'il ne me semble ni nécessaire ni opportun d'ouvrir ici un débat théorique sur la possibilité pour un État membre, voyant se profiler le risque de devoir faire face à un recours en manquement, de rattraper, si l'on peut s'exprimer ainsi, le retard pris par les autorités publiques dans l'application du droit communautaire en exigeant des opérateurs économiques un respect quasi instantané
de dispositions nouvelles dont le législateur communautaire avait parfaitement conscience qu'elles nécessitaient une période d'adaptation.

69 Dans la présente affaire, il est vrai que le fait que le délai de transposition, fixé au 31 décembre 1992, n'ait pas été respecté exposait à lui seul la République italienne à un recours en manquement. Toutefois, le retard pris ne compromettait pas définitivement la possibilité d'arriver à ce qu'à la date fixée par la directive, à savoir le 31 décembre 1996, les stations-service italiennes fonctionnent suivant les normes fixées au niveau communautaire. On a de ce fait beaucoup de mal à comprendre
pourquoi le législateur italien a cru bon de fixer à la date du 13 février 1995 l'expiration du délai d'adaptation des installations existantes, privant ainsi les opérateurs économiques de près de deux ans qui leur auraient été fort utiles pour mettre leurs installations en conformité.

70 J'estime que, en faisant un tel choix, le législateur italien a violé le droit communautaire, et cela pour diverses raisons.

71 En premier lieu, je crois que la fixation d'un délai de trois mois va directement à l'encontre de l'esprit de la directive, qui entendait que fût laissé aux employeurs un délai suffisant, dont elle avait elle-même prévu qu'il pût être de quatre années. Ces quatre années, cela ressort clairement de l'article 4 de la directive, n'étaient qu'un maximum, et je crois que ce serait méconnaître la marge d'appréciation dont doit disposer tout État membre pour transposer une directive que de considérer
qu'un délai de quatre années était un droit pour les employeurs. Il eût, à mon avis, été parfaitement admissible que la mise en conformité fût exigée pour le 13 février 1995, si la directive avait été transposée, comme elle aurait dû l'être, pour le 31 décembre 1992. Chacun sait, en effet, qu'il est parfois utile de presser le pas et que le recours aux marches forcées a, dans certains cas, permis de remporter de grandes victoires. Ce qui, en revanche, est parfaitement vain, c'est de demander à un
participant à un marathon de progresser à la même vitesse qu'un coureur de 100 mètres. Or c'est, mutatis mutandis, ce que l'État italien a exigé des responsables de stations-service.

72 Ce n'est pas par une excessive prudence que le législateur communautaire avait prévu une période d'adaptation suffisamment longue, car il apparaît évident que l'adaptation de milliers de points de vente de carburant nécessite à la fois des investissements très importants et des travaux techniques mobilisant un personnel nombreux sur une période relativement longue. Il y a donc eu, comme je l'ai déjà constaté à propos de la première question, adoption par les autorités italiennes d'une démarche en
contradiction avec la démarche imposée par le législateur communautaire.

73 La divergence en matière de méthode est d'autant plus grave qu'elle est de nature à porter sérieusement atteinte à la crédibilité de l'action communautaire en matière de protection des travailleurs, car, à poser des exigences impossibles à respecter, on ruine l'autorité du législateur et on suscite des réactions d'hostilité des sujets de droit, qui auront beau jeu de justifier leur inaction en arguant de ce qu'à l'impossible nul n'est tenu.

74 Par là j'en arrive à la deuxième raison pour laquelle j'estime, en accord avec Italiana petroli, que la fixation d'un délai de trois mois était trop courte, à savoir qu'il y a eu violation du principe de proportionnalité qui, comme je l'ai exposé plus haut, doit être respecté par les États membres lorsqu'ils mettent en oeuvre les directives.

75 A mon sens, rien ne pouvait justifier que les employeurs, auxquels la directive elle-même n'imposait aucune obligation, même s'ils pouvaient en avoir eu connaissance de longue date, fussent privés, pour l'adaptation de leurs installations, de la plus grande partie de la période séparant le 13 novembre 1994, date de transposition effective, du 31 décembre 1996, date impérativement fixée par la directive pour le respect des nouvelles normes.

76 J'ajouterai que, pas plus que pour les mesures s'inscrivant dans le cadre de la directive 90/394, l'article 118 A du traité ne peut être utilement invoqué pour rendre compatible avec le droit communautaire la fixation d'un délai si bref qu'il est inconciliable avec la directive 89/655, car on ne peut rendre admissible une mesure déraisonnable en la qualifiant de mesure renforçant la protection.

77 Il reste à examiner deux autres objections qui pourraient être faites. En affirmant que les principes généraux du droit communautaire - tels que le principe de proportionnalité -, s'appliquent déjà:

- avant la date ultime prévue par une directive pour sa transposition,

- avant la date ultime prévue par une directive pour la mise en oeuvre d'une obligation qu'elle prévoit,

ne va-t-on pas inciter les États membres à transposer les directives le plus tard possible?

78 En ce qui concerne la première partie de cette question, je dirais qu'il ne serait pas grave qu'un État membre transpose une directive seulement à la fin du délai prescrit, puisqu'il n'a aucune obligation de le faire plus tôt.

79 Pour ce qui est de la seconde hypothèse (en cause dans la présente affaire), les considérations exposées ci-dessus ont montré, à mon avis, qu'il n'est pas toujours dans l'intérêt d'une bonne application d'une directive de renoncer à faire usage du délai prévu par le Conseil pour la mise en oeuvre d'une obligation donnée. On risque, en effet, de poser des exigences impossibles à respecter et, de cette façon, de saper l'autorité du législateur.

80 Dans un autre ordre d'idées, il importe aussi de prendre position à propos d'une observation faite par la Commission au sujet des sanctions pénales. Si j'ai bien compris la Commission, elle nous a dit que le problème de proportionnalité ne se posait pas tellement à propos de la brièveté du délai laissé aux opérateurs économiques, mais plutôt à propos de la lourdeur des sanctions prévues en cas de non respect de ce délai (un emprisonnement de trois à six mois).

81 A cet égard, je voudrais observer que ce serait - là encore - saper l'autorité du législateur que d'imposer aux opérateurs des obligations très difficiles à respecter dans les délais prescrits, tout en leur indiquant, par la fixation d'une sanction très légère, que l'on ne s'attend pas vraiment à ce qu'ils les respectent.

82 Je conclus en conséquence, sur cette deuxième question, que le principe de proportionnalité et l'article 4, paragraphe 1, point b), de la directive 89/655 s'opposent à une règle nationale qui fixe un délai si bref qu'il ne permet pas une mise aux normes des installations dans le sens fixé par la directive.

Conclusion

83 Arrivé au terme des développements que nécessitaient les questions soumises à la Cour, je propose qu'il soit répondu:

1) à la première question, que le principe de proportionnalité ainsi que les articles 118 A du traité et 3, 4 et 5 de la directive 90/394/CEE du Conseil, du 28 juin 1990, concernant la protection des travailleurs contre les risques liés à l'exposition à des agents cancérigènes au travail (sixième directive particulière au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE), s'opposent à l'adoption de règles nationales concernant la protection de la santé et de la sécurité des
travailleurs contre le risque lié à l'exposition à des agents cancérigènes qui prescrivent des mesures de réduction du risque d'exposition à prendre en toute circonstance et indépendamment du résultat de l'appréciation du risque;

2) à la troisième question, que les articles 3, 4 et 5 de la directive 90/394 doivent être interprétés en ce sens qu'ils n'imposent pas aux responsables des stations-service des obligations en matière de réduction de la teneur en benzène des carburants qu'ils distribuent, dès lors que lesdits carburants respectent le taux maximal fixé par la directive 85/210/CEE du Conseil, du 20 mars 1985, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la teneur en plomb de l'essence, ou
une disposition nationale plus sévère, mais conforme au droit communautaire;

3) à la deuxième question, que le principe de proportionnalité et l'article 4, paragraphe 1, point b), de la directive 89/655/CEE du Conseil, du 30 novembre 1989, concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour l'utilisation par les travailleurs au travail d'équipements de travail (deuxième directive particulière au sens de l'article 16, paragraphe 1, de la directive 89/391/CEE), s'opposent à une règle nationale qui fixe, pour la mise aux normes des installations existantes, un
délai si bref qu'il ne permet pas que soit atteint le résultat fixé par la directive.

(1) - JO L 393, p. 13.

(2) - JO L 196, p. 1.

(3) - JO L 179, p. 4.

(4) - Arrêt du 23 janvier 1997 (C-29/95, Rec. p. I-285).

(5) - JO L 109, p. 8.

(6) - JO L 96, p. 25.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-2/97
Date de la décision : 28/04/1998
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunale di Genova - Italie.

Politique sociale - Protection de la sécurité et de la santé des travailleurs - Utilisation d'équipements de travail - Risques liés à l'exposition à des agents cancérigènes - Directives 89/655/CEE et 90/394/CEE.

Politique sociale


Parties
Demandeurs : Società italiana petroli SpA (IP)
Défendeurs : Borsana Srl.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mischo
Rapporteur ?: Moitinho de Almeida

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1998:176

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