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26/05/1993 | CJUE | N°C-125/92

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 26 mai 1993., Mulox IBC Ltd contre Hendrick Geels., 26/05/1993, C-125/92


Avis juridique important

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61992C0125

Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 26 mai 1993. - Mulox IBC Ltd contre Hendrick Geels. - Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Chambéry - France. - Convention de Bruxelles - Article 5, point 1 - Lieu d'exécution de l'obligation contractuelle - Co

ntrat de travail - Travail accompli dans plusieurs pays. - Affaire C-125/...

Avis juridique important

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61992C0125

Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 26 mai 1993. - Mulox IBC Ltd contre Hendrick Geels. - Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Chambéry - France. - Convention de Bruxelles - Article 5, point 1 - Lieu d'exécution de l'obligation contractuelle - Contrat de travail - Travail accompli dans plusieurs pays. - Affaire C-125/92.
Recueil de jurisprudence 1993 page I-04075
édition spéciale suédoise page I-00285
édition spéciale finnoise page I-00319

Conclusions de l'avocat général

++++

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. La Cour d' appel de Chambéry a demandé une décision préjudicielle sur l' interprétation de l' article 5, 1 , de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l' exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après "la convention de Bruxelles"), telle qu' elle a été modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l' adhésion du royaume de Danemark, de l' Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d' Irlande du Nord (JO L 304, p. 79).

Le contexte

2. M. H. Geels, de nationalité néerlandaise, a été engagé par Mulox IBC Limited (ci-après "Mulox"), une société de droit anglais ayant son siège à Londres, en qualité de directeur de marketing international à compter du 1er novembre 1988. Pendant la durée de son emploi chez Mulox, M. Geels a habité à Aix-les-Bains (France) et il semble qu' il ait utilisé son domicile comme bureau et point de départ de ses activités. Il a commencé par s' acquitter de ses fonctions de démarchage des clients et d'
établissement d' un système de distribution pour les produits Mulox en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas et en Scandinavie, dans lesquels il s' est fréquemment rendu. Il ressort d' un rapport d' une année d' activité adressé par lui à son employeur en décembre 1989, qu' après s' être rendu en Allemagne, en Belgique et en Espagne, il a poursuivi ses activités de distribution en 1989 en Allemagne puis en Scandinavie, en Belgique et aux Pays-Bas - le territoire français étant exclu de sa mission
jusqu' en septembre 1989. Selon un mémoire préparé par M. Geels pour son employeur et daté du 19 avril 1990, ce n' est qu' en janvier 1990 qu' il a commencé à travailler avec les agents Mulox en France et à démarcher les clients français de son employeur. Mécontent des résultats du travail de M. Geels, Mulox a décidé de se passer de ses services et il semble que la relation d' emploi ait pris fin le 7 mai 1990, lorsque M. Geels a écrit à Mulox en prenant acte de la rupture de son contrat et en
exigeant une indemnité de préavis correspondant à 12 mois de salaire, plus des dommages-intérêts.

3. M. Geels a saisi le Conseil des Prud' hommes d' Aix-les-Bains qui, estimant qu' il était compétent au titre de l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles et que le litige relevait du droit français, a rendu un jugement en grande partie favorable à M. Geels. Mulox a fait appel de ce jugement devant la Cour d' appel de Chambéry, en faisant valoir principalement que les tribunaux français n' étaient pas compétents car le lieu d' exécution du contrat de travail couvrait toute l' Europe et que le
lieu d' établissement du défendeur se trouvait à Londres. A titre subsidiaire, elle a fait valoir que le contrat était régi par le droit anglais, droit choisi par les parties et découlant de la convention de Rome, du 19 juin 1980, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (JO L 266, p. 1) en tant que loi du lieu d' établissement de l' employeur, et qu' en vertu de la loi anglaise, M. Geels n' avait droit ni à une indemnité de préavis, ni à une indemnité de licenciement ni à des
dommages-intérêts. A titre encore plus subsidiaire, Mulox a fait valoir que les prétentions de M. Geels n' étaient pas fondées en droit français.

4. La Cour d' appel de Chambéry a relevé que, conformément à l' arrêt de la Cour, Ivenel/Schwab, 133/81, Rec. 1982, p. 1891, l' obligation à prendre en considération pour l' application de l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles, en cas de demandes fondées sur différentes obligations résultant d' un contrat, est l' obligation qui caractérise le contrat. La juridiction française a observé que, dans cet arrêt, la Cour de justice a indiqué qu' il était souhaitable que les litiges résultant de
contrats de travail soient portés devant les tribunaux de l' État dont la loi régit le contrat et que, d' après l' évolution des règles de conflit, telle qu' elle est illustrée à l' article 6 de la convention de Rome, la loi applicable au contrat de travail était définie par référence à l' obligation qui caractérise le contrat, qui est normalement l' obligation d' accomplir le travail. La juridiction française a estimé qu' en l' espèce, selon ledit article 6, le contrat était probablement régi par
le droit anglais. Eprouvant donc des doutes sur le point de savoir si l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles doit être interprété de manière à accorder la compétence aux tribunaux français dans les circonstances de l' espèce, la Cour d' appel a demandé à la Cour de justice, de se prononcer à titre préjudiciel sur la question suivante.

"L' application du critère de compétence prévu par l' article 5 - 1 de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 nécessite-t-elle que l' obligation qui caractérise le contrat de travail ait été entièrement exécutée sur le seul territoire de l' État dont relève la juridiction saisie du litige, ou suffit-il à sa mise en oeuvre qu' une partie, éventuellement principale, de l' obligation ait été accomplie sur le territoire de cet État?"

Les dispositions de conventions internationales et la jurisprudence pertinentes en l' espèce

5. L' article 2 de la convention de Bruxelles fixe comme règle générale que les personnes domiciliées sur le territoire de l' un des États contractants doivent être attraites devant les juridictions de cet État. Conformément à l' article 3, les seules exceptions à cette règle sont celles prévues aux sections 2 à 6 du titre II de la convention. Elles sont justifiées par le fait que, comme l' énonce le rapport Jenard (JO 1979, C 59, p. 1 et notamment p. 22), il doit exister "un lien de rattachement
étroit entre la contestation et le tribunal qui est appelé à en connaître". Les dérogations doivent être interprétées strictement (Kalfelis/Schroeder, 189/87, Rec. 1988 p. 5565, point 8 et Six constructions/Humbert, 32/88, Rec. 1989 p. 341, point 18). Une telle exception est inscrite à l' article 5, 1 , qui prévoit que:

"Le défendeur domicilié sur le territoire d' un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:

1) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l' obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée".

6. L' application de cette règle de compétence implique la détermination, d' abord de l' obligation pertinente, puis du lieu de son exécution. En ce qui concerne le premier point, la règle générale est que l' obligation à prendre en considération aux fins de l' application de l' article 5, 1 , est celle qui correspond au droit contractuel sur lequel est fondée l' action du demandeur: de Bloos/Bouyer, 14/76, Rec. 1976, p. 1497, point 11. Toutefois, dans le cas de contrats de travail, l' obligation
pertinente est celle qui caractérise le contrat, normalement l' obligation d' accomplir le travail: Ivenel/Schwab (cité ci-dessus, au point 4), confirmé dans Shenavai/Kreischer, 266/85, Rec. 1987, p. 239. Dans Ivenel/Schwab, la Cour a justifié cette exception à la règle générale pour les contrats de travail par une série de raisons, notamment le fait que la compétence devait être attribuée aux juridictions du pays qui a un lien étroit avec le litige, la nécessité d' accorder une protection
appropriée aux salariés, le fait qu' il était souhaitable d' accorder la compétence aux tribunaux de l' État dont la loi régit le contrat et la nécessité d' interpréter la convention de telle façon que la juridiction saisie ne se trouve pas amenée à se déclarer compétente pour statuer sur certaines demandes et non pas sur d' autres. Dans Shenavai/Kreischer, la Cour a en outre justifié sa décision selon laquelle, dans le cas d' un contrat de travail, l' obligation pertinente est l' obligation d'
accomplir le travail en faisant valoir que les contrats de travail se différencient d' autres contrats "en ce qu' ils créent un lien durable qui insère le travailleur dans le cadre d' une certaine organisation des affaires de l' entreprise ou de l' employeur et en ce qu' ils se localisent au lieu de l' exercice des activités, lequel détermine l' application de dispositions de droit impératif et de conventions collectives" (point 16 de l' arrêt).

7. En ce qui concerne la détermination du lieu d' exécution de l' obligation pertinente, la règle générale est que cette détermination doit être faite conformément à la loi qui régit l' obligation, selon les règles de conflit de la juridiction saisie (Tessili/Dunlop, 12/76, Rec. 1976, p. 1473). L' élément inhabituel de cet arrêt est que la Cour a dit pour droit qu' un terme utilisé dans la convention devait être interprété par référence au droit national d' un pays déterminé. La Cour a plus
fréquemment estimé que les termes utilisés dans la convention devaient recevoir une signification autonome, à déterminer à la lumière des objectifs de la convention. L' une des questions à trancher dans la présente espèce est de savoir si la règle fixée dans Tessili/Dunlop, en ce sens que le lieu d' exécution de l' obligation en question doit en général être déterminé par référence au droit national applicable, vaut également pour les contrats de travail ou si, dans le domaine du travail, le lieu d'
exécution doit être déterminé conformément à des critères indépendants que la Cour doit formuler.

8. Dans la plupart des cas, la détermination du lieu d' exécution de l' obligation caractéristique dans un contrat de travail ne fait aucun doute, puisque le travailleur accomplit normalement son travail dans un lieu unique. La seule affaire dans laquelle la Cour a dû se prononcer dans un contexte où un salarié travaillait dans plusieurs pays différents est Six constructions (cité ci-dessus au point 5). En l' espèce, le travailleur exécutait ses obligations dans plusieurs États non-contractants. La
Cour a estimé que, dans de telles circonstances, l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles ne peut aboutir à fonder une compétence à l' intérieur d' un territoire couvert par la convention. Ce qui est plus intéressant, toutefois, est que la Cour a rejeté le point de vue selon lequel, lorsqu' il était difficile ou impossible de déterminer dans quel État le travail était accompli, la compétence devait revenir aux tribunaux du lieu de l' établissement ayant embauché le travailleur. La Cour a
rejeté ce point de vue en admettant l' argument que cela pourrait avoir des conséquences inéquitables au détriment du salarié, puisque cela permettrait à l' employeur de poursuivre ce dernier au lieu de son établissement, créant ainsi un forum actoris contraire au principe fondamental de la convention de Bruxelles.

9. Il convient de noter que l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles a maintenant été modifié par l' article 4 de la convention de San Sebastian du 26 mai 1989, relative à l' adhésion de l' Espagne et du Portugal à la convention de Bruxelles (JO L 285, p. 1). Une phrase supplémentaire a été ajoutée à l' article 5, 1 , dont la teneur est à présent la suivante:

"Le défendeur domicilié sur le territoire d' un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:

1) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l' obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée; en matière de contrat individuel de travail, ce lieu est celui où le travailleur accomplit habituellement son travail; lorsque le travailleur n' accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, l' employeur peut être également attrait devant le tribunal du lieu où se trouve ou se trouvait l' établissement qui a embauché le travailleur."

10. Or, comme la Commission l' a souligné dans ses observations, la convention de San Sebastian est entrée en vigueur, pour la France, les Pays-Bas et l' Espagne, le 1er février 1991, conformément à son article 32. Les modifications apportées par cette convention ne s' appliquent qu' aux actions judiciaires intentées après son entrée en vigueur dans l' État d' origine (article 29, paragraphe 1). Comme il apparaît clairement de l' arrêt de renvoi que M. Geels a engagé une procédure contre Mulox avant
le 1er février 1991, la version de la convention de Bruxelles applicable dans la présente espèce est celle de 1978, établie par la convention relative à l' adhésion du Danemark, de l' Irlande et du Royaume-Uni.

11. Dans un souci d' exhaustivité, nous mentionnerons deux autres conventions qui peuvent apporter quelques lumières quant aux questions dont la Cour est saisie. La convention de Lugano, du 16 septembre 1988 (JO L 319, p. 9) a étendu les principes de la convention de Bruxelles aux pays de l' Association européenne de libre échange. L' article 5, 1 , de la convention de Lugano, qui n' est pas applicable à la présente espèce, prévoit que:

"Le défendeur domicilié sur le territoire d' un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:

1) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l' obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée; en matière de contrat individuel de travail, ce lieu est celui où le travailleur accomplit habituellement son travail, et, si le travailleur n' accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, ce lieu est celui où se trouve l' établissement qui a embauché le travailleur."

12. Les modifications apportées à l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles par la convention de San Sebastian se sont inspirées de la convention de Lugano, mais il a également été tenu compte des commentaires de la Cour dans l' arrêt Six constructions, qui a été rendu après l' adoption de la convention de Lugano: voir le rapport sur la convention de San Sebastian par MM. de Almeida Cruz, Desantes Real et Jenard (JO 1990 C 189, p. 35, et notamment pp. 44 et 45). En conséquence, selon la
convention de San Sebastian, seul le salarié peut se prévaloir de la compétence fondée sur le lieu de l' établissement qui a engagé ce salarié. Au titre de la convention de Lugano, le deux parties peuvent s' en prévaloir. L' article 5, 1 , de la convention de Lugano présente la caractéristique inhabituelle d' être partiellement fondé sur une fiction juridique: lorsque le travail n' est pas habituellement accompli dans un seul pays, le lieu d' accomplissement est réputé être le lieu de l'
établissement qui a embauché le travailleur, même dans l' éventualité où ni l' employeur ni le travailleur n' ont jamais eu à exécuter une obligation résultant du contrat à cet endroit. Bien que la convention de San Sebastian fixe une règle de compétence similaire, elle le fait sans utiliser de fiction juridique: elle prévoit seulement que l' employeur peut être attrait à un endroit particulier sans prétendre qu' il s' agit là du lieu d' exécution d' une quelconque obligation résultant du contrat.

13. La convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, entrée en vigueur le 1er avril 1991, fixe des règles en matière de détermination de la loi applicable aux litiges d' origine contractuelle. La règle fondamentale, fixée à l' article 3, est qu' un contrat est régi par la loi choisie par les parties. L' article 6, paragraphe 2, prévoit que:

"... à défaut de choix exercé conformément à l' article 3, le contrat de travail est régi:

a) par la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail, même s' il est détaché à titre temporaire dans un autre pays,

ou

b) si le travailleur n' accomplit pas habituellement son travail dans un même pays, par la loi du pays où se trouve l' établissement qui a embauché le travailleur,

à moins qu' il ne résulte de l' ensemble des circonstances que le contrat de travail présente des liens plus étroits avec un autre pays, auquel cas la loi de cet autre pays est applicable."

14. La convention de Rome s' applique dans chaque État contractant aux contrats conclus après son entrée en vigueur pour cet État (article 17) (1). La Cour n' est pas encore compétente pour interpréter la convention de Rome et ce n' est en tout cas pas à elle de donner aux juridictions des États contractants une quelconque directive sur la détermination de la lex causae. Dans Ivenel/Schwab, la Cour a toutefois mentionné la convention de Rome et indiqué qu' il était souhaitable d' interpréter l'
article 5, 1 , de la convention de Bruxelles de manière à accorder la compétence aux tribunaux du pays dont la loi régit le contrat de travail. Nous parlerons plus amplement de ce point plus tard

Les observations présentées à la Cour

15. Des observations écrites ont été présentées par les gouvernements français et allemand et par la Commission. Le gouvernement français estime que l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles peut à présent être interprété à la lumière de la convention de San Sebastian; c' est pourquoi, puisque le salarié n' a pas accompli habituellement son travail dans un seul pays, la compétence devrait être donnée aux juridictions de l' État où se trouve, ou se trouvait, l' établissement ayant embauché le
travailleur. Selon le gouvernement français, cela assurerait que le choix du for coïncide avec le choix de la loi applicable, puisque d' après lui, le contrat est régi par le droit anglais en application de l' article 6, paragraphe 2, de la convention de Rome.

16. Le gouvernement allemand est d' avis qu' il suffit qu' une partie de l' obligation caractéristique ait été exécutée dans le territoire de compétence du tribunal saisi pour que ce tribunal soit compétent en application de l' article 5, 1 , et, dans des circonstances où l' obligation a été exécutée dans plusieurs États différents, il est en faveur d' une reconnaissance de la compétence du tribunal de l' endroit coïncidant avec le domicile du travailleur, en l' espèce les tribunaux français.
Paradoxalement, le gouvernement allemand estime comme le gouvernement français que la solution qu' il propose a l' avantage de faire coïncider le choix du for et le choix de la loi applicable, car il pense qu' aux termes de l' article 6, paragraphe 2, de la convention de Rome, la loi qui régit le contrat est le droit français, car le contrat est étroitement lié à la France.

17. La Commission souligne que, conformément à l' arrêt Tessili/Dunlop (cité ci-dessus au point 7), le lieu d' exécution de l' obligation en cause doit être déterminé par la loi qui régit l' obligation, conformément aux règles de conflit du tribunal saisi. Toutefois, la Commission se demande s' il est approprié d' appliquer cette solution aux contrats de travail et pense qu' il serait préférable de donner une définition autonome de la notion de lieu d' exécution en relation avec de tels contrats.
Selon la Commission, les considérations qui ont amené la Cour à traiter les contrats de travail comme une catégorie spéciale aux fins de l' identification de l' obligation pertinente justifient également qu' on traite différemment ces contrats en ce qui concerne la détermination du lieu d' exécution de cette obligation. La Commission relève que cette approche est confirmée par la convention de San Sebastian qui donne une définition autonome du lieu d' exécution des contrats de travail, mais estime
qu' on peut parvenir à un résultat analogue sur la base de la version de 1978 de la convention.

18. En ce qui concerne le contenu de la définition autonome du lieu d' exécution, la Commission estime que, lorsque le travail est effectué dans plusieurs États contractants, la compétence devrait être attribuée aux tribunaux du lieu dans lequel le travail est habituellement accompli. La Commission suggère que, dans une affaire telle que la présente, ce lieu serait normalement l' endroit où le travailleur a son bureau et où il centralise les commandes des clients. En cas d' impossibilité, sur la
base des circonstances matérielles, d' établir un lieu principal d' exécution de l' obligation, la Commission conclut que l' article 5, 1 , ne devrait pas s' appliquer et que la compétence devrait être déterminée conformément au principe général fixé à l' article 2 de la convention.

Le choix entre une interprétation nationale et une interprétation autonome de la notion de "lieu d' exécution"

19. La solution la plus simple - et qui, de surcroît, correspondrait entièrement à la jurisprudence existante - serait de, d' une part, confirmer l' arrêt Ivenel/Schwab en ce sens que l' obligation pertinente aux fins de l' application de l' article 5, 1 , dans des litiges résultant d' un contrat de travail, est l' obligation qui caractérise le contrat (normalement l' obligation d' accomplir le travail) et, d' autre part, de confirmer l' arrêt Tessili/Dunlop en ce sens que le lieu d' exécution de l'
obligation pertinente doit être déterminé par référence à la loi qui régit l' obligation, conformément aux règles de conflit du tribunal saisi. Dans le cas d' une telle approche, il ne serait pas nécessaire que la Cour examine plus avant les critères à utiliser pour déterminer le lieu d' exécution d' un contrat de travail dans le cadre duquel le travailleur exerce ses fonctions dans plusieurs États contractants. Il appartiendrait au tribunal national de résoudre la question conformément à la loi
applicable au contrat, déterminée selon ses propres règles de conflit.

20. A l' instar de la Commission, nous ne pensons pas que cela serait une solution appropriée. C' est là notre avis, bien que, dans l' arrêt Ivenel/Schwab, la Cour ait cité l' arrêt Tessili/Dunlop (au point 7) et répété la règle générale selon laquelle le lieu d' exécution doit être déterminé conformément au droit national applicable (voir également les commentaires de l' avocat général M. Reischl, p. 1904). Toutefois, il s' agissait là essentiellement d' un obiter dictum, puisqu' il ne semble pas
qu' il y ait eu le moindre doute en l' espèce que le travailleur devait travailler dans un seul État contractant et qu' ainsi l' interprétation des termes "lieu d' exécution" n' était jamais en cause; l' affaire portait sur la question de savoir quelle obligation devait être prise en considération pour l' application de l' article 5, 1 .

21. Une interprétation autonome des termes utilisés dans la convention est préférable en principe, car cela contribue à garantir une application uniforme de la convention et donc à la réalisation de l' objectif qui la sous-tend, qui est d' unifier les règles de compétence des États contractants. Une telle unification est forcément gênée si la signification des termes utilisés dans la convention varie en fonction de la loi applicable. C' est ce qui explique sans aucun doute pourquoi la Cour a
toujours considéré l' interprétation autonome comme la règle et n' a eu recours à l' interprétation par référence au droit national que dans des cas exceptionnels où intervenaient des considérations spécifiques. Or, les raisons données par la Cour dans l' arrêt Tessili/Dunlop pour déterminer le lieu de l' exécution par référence au droit national nous semblent loin d' être aussi décisives en ce qui concerne un contrat de travail, surtout si l' obligation pertinente est d' accomplir le travail (voir
points 22 et 23 ci-dessous). Qui plus est, les motifs donnés dans les arrêts Ivenel/Schwab et Shenavai/Kreischer pour traiter les contrats de travail autrement que d' autres contrats en ce qui concerne la détermination de l' obligation pertinente semblent s' appliquer avec la même force pour la détermination du lieu d' exécution de cette même obligation (voir point 24 ci-dessous).

22. Dans l' arrêt Tessili/Dunlop, la Cour a justifié le recours à la loi nationale pour déterminer le lieu d' exécution en faisant valoir qu' il était impossible à la Cour de donner des indications "plus amples" sur l' interprétation de cette notion "eu égard aux divergences qui subsistent entre les législations nationales en matière de contrat et compte tenu de l' absence, à ce stade de l' évolution juridique, de toute unification du droit matériel applicable". En l' espèce, un acheteur allemand
réclamait une indemnisation à un vendeur italien en alléguant que ce dernier avait manqué à son obligation de livrer des marchandises de bonne qualité; le vendeur, établi à Como, avait livré les marchandises à un transporteur de Como, désigné par l' acheteur. Tous les systèmes juridiques contiennent des règles pour déterminer le lieu d' exécution de ce type d' obligation; ces règles ont souvent un caractère très technique, elles varient selon le type de contrat (caf, fob, départ usine, etc.), elles
font intervenir des présomptions juridiques en ce qui concerne l' intention des parties et elles sont tout sauf uniformes. Il aurait été manifestement inapproprié que la Cour cherche à fixer une règle uniforme et l' impose aux tribunaux des États contractants. Des considérations analogues s' appliquent aux obligations pécuniaires, dont le lieu d' exécution est souvent déterminé par des règles arbitraires énonçant qu' une dette est payable au domicile du créancier ou du débiteur. Là encore il ne
serait pas approprié que la Cour impose une règle uniforme, même en vue de déterminer la compétence.

23. De telles difficultés ne se présentent pas s' agissant de contrats de travail, une fois admis que l' obligation pertinente est l' obligation du travailleur d' accomplir son travail. Il y a peu de place pour l' application de règles techniques de droit en vue de déterminer à quel endroit quelqu' un accomplit son travail: c' est en grande partie une question de fait. Il est possible que cette question de fait ne soit pas simple si la personne travaille dans plusieurs endroits. Mais aucune
difficulté majeure ne serait créée si la Cour fixait un critère uniforme pour déterminer la compétence dans de tels cas.

24. Il ressort clairement des arrêts Ivenel/Schwab et Shenavai/Kreischer que la raison déterminante pour considérer que les contrats de travail sont un cas à part est l' existence d' un lien étroit et durable avec un système juridique particulier dans le cadre duquel se déroule la relation de travail et au titre duquel le travailleur bénéficie de la protection de lois impératives (voir en particulier les points 15 et 19 d' Ivenel/Schwab et point 16 de Shenavai/Kreischer). Si le but, lorsqu' on
applique l' article 5, 1 , aux contrats de travail, est d' identifier le pays avec lequel existe ce lien étroit et permanent, il reste peu de place pour l' application d' une quelconque règle de droit national susceptible de situer le lieu d' exécution dans un autre pays et qui pourrait - comme le fait l' article 5, 1 , de la convention de Lugano - reposer sur une fiction juridique. Il en résulte que le lieu d' exécution devrait être déterminé, non pas par référence à la loi nationale applicable,
mais sur la base de critères uniformes dont la définition incombe à la Cour. En d' autres termes, la notion de "lieu d' exécution" doit être interprétée de manière autonome.

25. Comme l' a souligné la Commission, ce point de vue est confirmé par la convention de San Sebastian qui donne une définition autonome du lieu d' exécution en relation avec les contrats de travail individuels. Pour les raisons exposées ci-dessus, nous partageons le point de vue de la Commission selon lequel, même si la convention de San Sebastian ne s' applique pas à la présente espèce, il est possible de conclure, sur la base de la version précédente de l' article 5, 1 , que les termes "lieu d'
exécution" doivent être interprétés de manière autonome.

L' interprétation de la notion de "lieu d' exécution"

26. L' arrêt Ivenel/Schwab semble suggérer que l' un des critères principaux pour l' interprétation de l' article 5, 1 , réside dans le fait qu' il est souhaitable d' attribuer la compétence à un tribunal qui sera capable d' appliquer sa propre loi plutôt qu' une loi étrangère. Ainsi, la Cour a déclaré au point 15:

"Il résulte de cet exposé qu' en matière contractuelle, l' article 5, 1 , de la convention vise en particulier à établir la compétence de la juridiction du pays qui a un lien étroit avec le litige; que, dans le cas d' un contrat portant sur la prestation d' un travail dépendant, ce lien consiste notamment dans la loi applicable au contrat; et que, d' après l' évolution des règles de conflit à ce sujet, cette loi est déterminée par l' obligation qui caractérise le contrat en question et qui est
normalement celle d' accomplir le travail."

Une variante de cette idée apparaît dans l' arrêt Shenavai/Kreischer, où la Cour suggère (au point 16) que l' article 5, 1 , doit être interprété de manière à garantir l' application des "dispositions de droit impératif et des conventions collectives" en vigueur à l' endroit où le travail est effectué. Le lien entre la compétence et la loi applicable a également été mis en exergue par la Cour d' appel de Chambéry, dans l' arrêt de renvoi, et par les gouvernements français et allemand dans leurs
observations.

27. Si souhaitable que puisse être l' attribution de la compétence, en matière de litiges de travail, aux tribunaux du pays dont la loi est applicable, cela ne sera pas toujours possible en pratique, même après l' harmonisation des règles de détermination de la loi effectuée par la convention de Rome. Il ressort clairement des articles 3 et 6, paragraphe 1, de la convention de Rome que les parties sont en principe libres de choisir la loi applicable à un contrat de travail; la loi choisie ne doit
pas nécessairement être la loi du tribunal compétent, à moins bien sûr que les parties n' insèrent dans le contrat une clause attributive de compétence spécifiant les tribunaux du pays dont la loi a été choisie en tant que lex causae. Mais même en l' absence de telles complications, on ne peut pas être certain que la lex causae coïncidera toujours avec la lex fori, surtout tant que la Cour de justice ne sera pas compétente pour interpréter la convention de Rome aussi bien que la convention de
Bruxelles. La présente espèce en est la preuve. La juridiction française, qui semble comprendre l' arrêt Ivenel/Schwab comme établissant un lien nécessaire entre la loi applicable et la compétence, estime qu' au titre de l' article 6 de la convention de Rome, le contrat entre Mulox et M. Geels est régi par le droit anglais. On pourrait prétendre qu' une interprétation exacte de l' article 6 implique que le contrat est régi par le droit français. Il est certain qu' un tribunal anglais pourrait
arriver à cette conclusion, soit sur la base de l' article 6 de la convention de Rome, soit sur la base de ses propres règles de droit international privé. Le résultat paradoxal est que si, après la décision préjudicielle de la Cour, le litige est finalement tranché en France, c' est le droit anglais qui sera appliqué, alors que si le litige était porté devant les tribunaux anglais, le droit français pourrait être appliqué (l' article 15 de la convention de Rome exclut le renvoi). Il convient
également de rappeler que la compétence fondée sur l' article 5, 1 , n' est pas exclusive et que le demandeur pourrait en toute hypothèse choisir de poursuivre le défendeur au domicile de ce dernier au titre de l' article 2 de la convention de Bruxelles, quel que soit le lieu d' exécution de l' obligation. Il y a certainement de nombreux cas où un contrat de travail est régi par une loi autre que celle du pays dans lequel le défendeur a son domicile.

28. Nous concluons de ce qui précède qu' il serait erroné d' exagérer l' importance du lien entre la compétence et la lex causae dans les litiges de travail. En ce qui concerne la référence aux règles impératives dans Shenavai/Kreischer, il est certainement important d' empêcher un employeur de se soustraire à l' application de la législation adoptée pour la protection des salariés et à laquelle on ne peut déroger par contrat. Mais alors se pose la question de savoir quel est le pays dont les lois
impératives doivent être appliquées. On peut supposer que des questions telles que les heures de travail, les congés annuels, les congés de maternité et les licenciements abusifs doivent être régies par les dispositions impératives de la lex causae. En ce qui concerne des questions telles que la sécurité et l' hygiène du travail (par exemple les règles relatives aux issues de secours ou à l' utilisation d' asbeste en tant qu' isolant), il semblerait approprié d' appliquer les règles impératives en
vigueur dans chacun des différents lieux d' emploi. Les articles 6 et 7 de la convention de Rome comportent des dispositions qui paraissent permettre d' obtenir les résultats souhaités, quel que soit le pays dans lequel le litige est tranché.

29. A notre avis, le véritable fondement de la décision de la Cour en ce sens que l' obligation pertinente, pour l' application de l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles dans les litiges en matière de travail, est l' obligation qui caractérise le contrat de travail, ne réside pas tant dans le fait qu' il est souhaitable de consacrer la compétence du pays dont la loi régit le contrat, mais plutôt dans la simple idée qu' il convient d' accorder au travailleur le droit de poursuivre son
employeur (et vice versa) à l' endroit où il travaille. C' est le for naturel de tels litiges et, dans la plupart des cas, ce sera le plus pratique pour l' employé. Ce dernier ne devrait pas être privé de cette facilité au seul motif que son employeur est domicilié dans un autre État contractant. Cette dérogation à la règle générale fixée à l' article 2 de la convention est justifiée par le lien particulièrement étroit entre le litige et les juridictions de l' endroit où le travail est accompli.

30. Ayant ainsi établi le fondement de la règle selon laquelle, dans des litiges en matière de travail, la compétence est déterminée par l' obligation caractéristique, nous en venons à la tâche relativement simple de déterminer le lieu d' exécution de cette obligation dans un cas tel que celui qui nous occupe, où le travail était effectué dans plus d' un État contractant.

31. Compte tenu des termes de la question formulée par la Cour d' appel, il convient de faire deux observations préliminaires. En premier lieu, nous ne pensons pas que le travail doit avoir été "entièrement" exécuté sur le "seul" territoire d' un État contractant pour que l' article 5, 1 , s' applique; lorsque le travailleur est normalement employé dans un pays, les tribunaux de ce dernier ne devraient pas perdre leur compétence du seul fait qu' il effectue un déplacement isolé dans un autre pays
dans l' exercice de ses fonctions. En second lieu, lorsque des parties peu importantes du travail sont effectuées dans plusieurs pays différents, nous ne pensons pas qu' on peut interpréter l' article 5, 1 , comme conférant une compétence concurrente aux tribunaux de tous ces pays, au choix du demandeur; si, par exemple, M. Geels a fait un seul voyage d' affaires au Danemark, cela ne devrait pas signifier qu' il peut former un recours ou être attrait au Danemark. Le lien avec le Danemark ne serait
pas suffisamment fort pour justifier l' attribution de la compétence aux tribunaux de ce pays. Qui plus est, bien que la Cour ait occasionnellement interprété les règles de compétence spéciales de la convention comme accordant au demandeur un choix de compétence (comme dans Bier/Mines de Potasse d' Alsace, 21/76, Rec. 1976, p. 1735, qui concernait la compétence en matière délictuelle où des considérations différentes s' appliquent), la règle générale est que l' article 5, 1 , doit être interprété de
manière à "éviter dans la mesure du possible, la multiplication des chefs de compétence juridiciaire par rapport à un même contrat": point 9 de l' arrêt de Bloos/Bouyer, 14/76 (cité ci-dessus au point 6). Il convient de garder à l' esprit que, comme l' ont souligné la Commission et le gouvernement allemand, si l' on accordait un choix de compétence au demandeur, ce choix s' appliquerait aux recours formés par l' employeur aussi bien que par le travailleur. Il ne serait pas très équitable de
permettre à l' employeur de priver le salarié du for naturel en lui demandant d' effectuer une petite partie de son travail dans un quelconque autre État contractant.

32. Il résulte de ces remarques préliminaires que, lorsque le travail est accompli dans plus d' un État contractant, l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles devrait être interprété comme établissant la compétence au lieu principal du travail. Dans la plupart des cas, cette notion sera plus ou moins synonyme de celle de lieu "habituel" de travail utilisé à l' article 6 de la convention de Rome ainsi que dans les conventions de Lugano et de San Sebastian. Toutefois, l' expression "lieu
principal du travail" semble préférable, car elle véhicule avec plus d' efficacité l' idée que l' un des lieux de travail du salarié doit normalement être plus important que les autres. Le fait que le terme "habituel" n' est pas d' un grand secours est démontré dans les circonstances de la présente espèce: une personne employée dans plusieurs États peut n' avoir de lieu habituel de travail dans aucun d' entre eux mais avoir quand même un lieu principal de travail dans l' un d' eux. La question de
savoir quel est le lieu principal de travail est, dans une large mesure, une question de fait et doit en fin de compte être laissée à l' appréciation du tribunal national, bien que la Cour de justice puisse offrir quelques indications à la lumière des circonstances établies en l' espèce. En gardant à l' esprit la nécessité d' être prudent, puisque notre connaissance des faits est forcément limitée, nous nous bornerons aux remarques ci-après.

33. Lorsqu' une personne employée en tant que représentant commercial a un bureau dans un État contractant, qu' elle utilise en tant que point de départ de ses activités, et que cette personne voyage de temps en temps à partir de ce bureau vers d' autres États contractants en vue de démarcher des clients, il y a nécessairement une forte présomption que son lieu de travail principal se trouve à l' endroit où elle a son bureau, surtout si, comme dans la présente espèce, elle réside également à cet
endroit. C' est là qu' elle reçoit des instructions de son employeur; c' est de là qu' elle communique avec ses clients par courrier, téléphone, téléfax etc., c' est de là qu' elle organise ses voyages d' affaires dans les autres États contractants et c' est là qu' elle revient après chaque déplacement. Même si elle passe plus de la moitié de l' année à voyager dans d' autres pays et ne visite en fait aucun client dans le pays où elle a son bureau, il nous semble très difficile de réfuter la
présomption que son lieu principal de travail se trouve à l' endroit où réside son centre d' opérations.

34. Nous ferons brièvement trois remarques finales. D' abord, le gouvernement allemand a prétendu que, de préférence à la compétence au lieu principal de travail, qui peut être difficile à déterminer, il serait plus pratique d' utiliser le domicile du travailleur en tant que point de rattachement; ainsi, il pourrait poursuivre à l' endroit où il vit, pourvu que - présumons-nous - une partie de son travail y soit accompli. Dans le cas présent, cette approche a un résultat satisfaisant, car le bureau
de M. Geels était situé à son domicile. Il n' y a toutefois aucune garantie qu' il en soit toujours ainsi. Si, par exemple, M. Geels avait vécu en Italie et eu son bureau et centre d' opérations de l' autre côté de la frontière, en France, et s' il lui arrivait à l' occasion de démarcher des clients en Italie, l' approche préconisée par le gouvernement allemand signifierait qu' il pourrait saisir les tribunaux italiens au titre de l' article 5, 1 , même si une part insignifiante de son travail était
accomplie en Italie. Nous ne voyons pas en quoi le domicile du travailleur peut être un point de rattachement décisif aux fins de l' article 5, 1 .

35. En second lieu, on peut concevoir la survenance de situations exceptionnelles dans laquelle deux lieux de travail ou plus sont également importants. Si, par exemple, M. Geels dirigeait le bureau français de Mulox à Aix-les-Bains et son bureau italien à Turin et passait approximativement la moitié de son temps dans chacune de ces villes, il pourrait être difficile de classer l' une d' entre elles comme le lieu principal et l' autre comme le lieu accessoire. La Commission laisse entendre que, dans
un tel cas, l' article 5, 1 , de la convention de Bruxelles devrait cesser de s' appliquer et que M. Geels devrait poursuivre Mulox à son domicile en Angleterre, au titre de l' article 2, même s' il n' avait jamais travaillé à cet endroit. A notre avis, un tel résultat serait regrettable et inéquitable. Ce serait aussi illogique que de dire que M. Smith et M. Jones méritent tous les deux, et dans la même mesure, une promotion et que, pour éviter un choix difficile entre eux, la promotion devrait
être accordée à M. Brown dont les mérites sont nettement inférieurs. Même dans des cas difficiles, il devrait être possible de trouver des critères appropriés pour donner la priorité à l' un des lieux de travail plutôt qu' à l' autre (par exemple l' endroit où sont payés les cotisations de sécurité sociale et l' impôt sur le revenu, ou l' endroit où est versé le salaire du travailleur). Dans les rares cas où il n' est pas possible d' identifier un lieu principal de travail, il serait raisonnable, en
dépit de ce que nous avons dit précédemment quant à la nécessité d' éviter la multiplication des fors, d' autoriser le demandeur à agir en justice à l' un quelconque des endroits qui ont les mêmes titres à constituer le lieu principal de travail.

36. Troisièmement, même si Mulox pouvait être attraite en Angleterre, où elle a son siège social, au titre de l' article 2 de la convention de Bruxelles, nous ne sommes pas d' accord avec le point de vue du gouvernement français en ce sens que les tribunaux anglais pourraient être compétents au titre de l' article 5, 1 , de la convention. Comme le reconnaît le gouvernement français, on ne peut aboutir à un tel résultat qu' au titre de la nouvelle version de l' article 5, 1 , introduite par la
convention de San Sebastian. L' ancienne version se fondait sur un seul point de rattachement: à savoir le lieu d' exécution de l' obligation en question, que la Cour a jugé être, dans les litiges en matière de travail, l' endroit où le travail est accompli. La convention de San Sebastian a introduit un point de rattachement alternatif (soit l' endroit où est situé ou était situé l' établissement qui a embauché le travailleur) qui ne s' applique qu' en faveur du travailleur et seulement lorsqu' il
n' est pas normalement employé dans un seul pays. Ce point de rattachement alternatif est totalement différent de celui utilisé dans l' ancienne version de l' article 5, 1 , et il peut avoir pour résultat d' accorder la compétence aux tribunaux d' un pays dans lequel il n' a jamais été question d' exécuter une obligation résultant du contrat. Il est clair qu' un tel résultat ne peut pas être justifié sur la base de l' ancienne version de l' article 5, 1 , et la nouvelle version ne saurait s'
appliquer à une procédure engagée avant qu' elle n' entre en vigueur. En conséquence, si, dans la présente espèce, il est impossible de déterminer le lieu principal de travail, il faut recourir, non pas à la nouvelle règle introduite par la convention de San Sebastian, mais à la règle générale de compétence inscrite à l' article 2 de la convention de Bruxelles.

37. Nous ne voulons pas dire par là, toutefois, qu' il convient de négliger complètement les modifications apportées par la convention de San Sebastian. Le point de rattachement alternatif introduit par cette convention peut produire des résultats quelque peu anormaux: si, par exemple, M. Geels avait été embauché à Luxembourg par un organisme transféré depuis lors en Italie, cela pourrait suffire pour accorder la compétence aux tribunaux du Luxembourg ou d' Italie, même s' il n' avait jamais
travaillé dans l' un ni dans l' autre pays. Cela montre bien qu' il est important de faire un certain effort pour identifier un lieu de travail principal (ou habituel). Cela permettrait de garantir que la compétence est accordée aux tribunaux d' un pays qui a un lien réel avec le litige - résultat qui ne sera pas toujours possible si l' on recourt au point de rattachement alternatif introduit par la convention de San Sebastian. C' est pourquoi nous estimons que, si la convention de San Sebastian s'
appliquait à un cas tel que celui qui nous occupe, le terme "habituellement" ne devrait pas être interprété de manière trop littérale, mais être compris comme indiquant le lieu principal de travail.

Conclusion

38. En conséquence, nous pensons que la question déférée à la Cour par la Cour d' appel de Chambéry devrait recevoir la réponse suivante:

L' article 5, 1 , de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l' exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprétée en ce sens que, pour des litiges nés dans le cadre d' un contrat de travail aux termes duquel le travail est accompli dans plus d' un État contractant, la compétence appartient aux tribunaux du lieu principal du travail. C' est à la juridiction nationale qu' il appartient de déterminer ce lieu à la lumière de tous les faits
pertinents. Dans le cas d' un directeur de marketing international ayant un bureau dans l' un des États contractants qui lui sert de centre d' opérations et d' adresse pour sa correspondance et à partir duquel il voyage de temps en temps dans d' autres États contractants et non contractants, en vue de démarcher des clients, ce bureau constituera normalement le lieu principal de travail, à moins qu' il n' existe un autre facteur de nature à établir un lien plus étroit avec un autre État contractant.

(*) Langue originale: l' anglais.

(1) - La juridiction française considère la convention comme applicable au contrat entre Mulox et M. Geels, bien que celui-ci ait manifestement été conclu avant le 1er avril 1991.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-125/92
Date de la décision : 26/05/1993
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Chambéry - France.

Convention de Bruxelles - Article 5, point 1 - Lieu d'exécution de l'obligation contractuelle - Contrat de travail - Travail accompli dans plusieurs pays.

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 - Compétence

Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968


Parties
Demandeurs : Mulox IBC Ltd
Défendeurs : Hendrick Geels.

Composition du Tribunal
Avocat général : Jacobs
Rapporteur ?: Schockweiler

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1993:217

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