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17/05/1990 | CJUE | N°C-100/89

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 17 mai 1990., Peter Kaefer et Andréa Procacci contre État français., 17/05/1990, C-100/89


Avis juridique important

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61989C0100

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 17 mai 1990. - Peter Kaefer et Andréa Procacci contre État français. - Demandes de décision préjudicielle: Tribunal administratif de Papeete (Polynesie) - France. - Droit de séjour et d'établissement - Pays et territoires

d'outre-mer - Article 177 - Compétence de la Cour. - Affaires jointes C-100...

Avis juridique important

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61989C0100

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 17 mai 1990. - Peter Kaefer et Andréa Procacci contre État français. - Demandes de décision préjudicielle: Tribunal administratif de Papeete (Polynesie) - France. - Droit de séjour et d'établissement - Pays et territoires d'outre-mer - Article 177 - Compétence de la Cour. - Affaires jointes C-100/89 et C-101/89.
Recueil de jurisprudence 1990 page I-04647

Conclusions de l'avocat général

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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . A l' occasion de deux renvois préjudiciels prononcés par le tribunal administratif de Papeete ( Polynésie française ), la Cour est saisie pour la première fois par une juridiction d' un territoire d' outre-mer associé à la Communauté .

2 . Elle est aussi appelée pour la première fois à interpréter les articles 132, paragraphe 5, et 135 du traité ainsi que l' article 176 de la décision 86/283/CEE du Conseil, du 30 juin 1986, relative à l' association des pays et territoires d' outre-mer ( ci-après "PTOM ") à la CEE ( JO L 175, p . 1 ), adoptée en vertu de l' article 136 du traité .

3 . Il est vrai que dans l' arrêt du 24 novembre 1977, Razanatsimba ( 65/77, Rec . p . 2229 ), la Cour a déjà interprété l' article 62 de la convention entre les États d' Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, d' une part, et la Communauté économique européenne, d' autre part, signée à Lomé le 28 février 1975, publiée en annexe au règlement ( CEE ) n° 199/76 du Conseil, du 30 janvier 1976 ( JO L 25, p . 1 ).

4 . Cet article est à la convention de Lomé ce que l' article 176 est à la décision 86/283 du Conseil, mais la portée de ces deux dispositions n' est cependant pas identique . De plus, la principale question soulevée par la présente affaire n' a pas été abordée dans l' affaire susmentionnée .

5 . En ce qui concerne les faits qui ont donné lieu aux litiges au principal, il nous suffira de rappeler que M . P . Kaefer, de nationalité allemande ( affaire C-100/89 ), entré comme touriste en Polynésie française, aurait voulu y obtenir un permis de séjour . L' autorité administrative compétente a refusé de lui accorder un tel permis en se fondant sur une disposition selon laquelle "un visa délivré à titre touristique ne pourra être transformé sur place en permis de séjour ". M . Kaefer a, dès
lors, introduit un recours devant le tribunal administratif de Papeete en soutenant en substance que l' article 176 de la décision 86/283 du Conseil lui conférait le droit de s' établir dans ce territoire .

6 . M . A . Procacci ( affaire C-101/89 ) est arrivé sur le territoire polynésien avec un passeport suisse . Après l' expiration de son visa touristique, il n' a fait aucune demande pour régulariser sa situation . Il soutient qu' il aurait exercé en Polynésie différentes activités, notamment celle de peintre en lettres . Interpellé pour infraction au code de la route, il a également été inculpé pour diverses autres infractions et notamment pour séjour irrégulier, défaut de carte de séjour et de
travail, défaut de patente et d' inscription au registre du commerce . Le haut-commissaire de la République ayant prononcé son expulsion du territoire, M . Procacci s' est pourvu devant le tribunal administratif en faisant valoir qu' il avait également la nationalité italienne et en invoquant le droit communautaire .

7 . Avant d' aborder le fond de la question, identique dans les deux affaires, que le tribunal administratif de Papeete nous a soumise, nous devons examiner si la Cour a compétence pour y répondre .

Quant à la compétence de la Cour

8 . Le Royaume-Uni soutient que le tribunal administratif de Papeete ne serait pas une "juridiction d' un des États membres" à laquelle l' article 177 du traité CEE pourrait s' appliquer et que par conséquent la Cour de justice n' aurait pas compétence pour statuer à titre préjudiciel en l' espèce .

9 . Le Royaume-Uni fait valoir à ce propos que les dispositions de l' article 227, paragraphe 3, qui se rapportent aux pays et territoires d' outre-mer, doivent être opposées aux dispositions de l' article 227, paragraphe 2, qui se rapportent aux départements français d' outre-mer . Il n' y a pas, pour les premiers, d' application générale du traité CEE et de son droit dérivé, comme c' est le cas pour les seconds ( 1 ). L' article 227, paragraphe 3, dispose en effet que

"les pays et territoires d' outre-mer dont la liste figure à l' annexe IV du présent traité font l' objet d' un régime spécial d' association défini dans la quatrième partie de ce traité ".

10 . Toujours selon le Royaume-Uni, il résulte clairement tant des termes de l' article 227, paragraphe 3, que des articles 131 à 136 bis du traité CEE, que la quatrième partie du traité CEE constitue une lex specialis applicable aux pays et territoires d' outre-mer, à l' exclusion des autres dispositions du traité, sauf dans la mesure où ces dispositions seraient insérées par référence ( comme le chapitre relatif à l' établissement, qui est inséré par référence, sous condition, par les dispositions
de l' article 132, paragraphe 5 ). Il serait, dès lors, manifeste que l' article 177 ne s' applique pas aux juridictions des PTOM .

11 . Comme la Commission, nous reconnaissons que l' on peut s' interroger au sujet de la possibilité pour un tribunal d' un pays ou territoire de poser des questions préjudicielles, notamment parce que le paragraphe 2 de l' article 227 prévoit expressément que sont applicables aux départements d' outre-mer les "dispositions particulières et générales du présent traité relatives ... aux institutions", alors que rien de tel ne figure au paragraphe 3 consacré aux PTOM .

Mais, d' un autre côté, force est de constater que cela n' a pas empêché les auteurs du traité de conférer des compétences au Conseil et à la Commission, à la fois dans la quatrième partie du traité et dans la convention d' application annexée à celui-ci . Tel est le cas, notamment, de l' article 136, deuxième alinéa, qui prévoit qu' après l' expiration de la convention d' application annexée au traité qui fixe, pour une première période de cinq ans, les modalités et la procédure de l' association
entre les PTOM et la Communauté

"le Conseil statuant à l' unanimité établit, à partir des réalisations acquises et sur la base des principes inscrits dans le présent traité, les dispositions à prévoir pour une nouvelle période ".

12 . Si les auteurs du traité étaient vraiment partis du principe que les dispositions du traité relatives aux institutions étaient totalement inapplicables dans le domaine du "régime spécial d' association" des PTOM, ils auraient prévu que les mesures visées à l' article 136, deuxième alinéa, seraient mises en oeuvre à travers un nouveau traité ou protocole à négocier par les États membres et à ratifier par les parlements nationaux .

13 . Par ailleurs, il convient de noter, ainsi que la Cour l' a jugé dans ses arrêts du 30 avril 1974, Haegeman ( 181/73, Rec . p . 449 ), et du 30 septembre 1987, Demirel ( 12/86, p . 3719, 3750 ),

"qu' un accord conclu par le Conseil, conformément aux articles 228 et 238 du traité, constitue, en ce qui concerne la Communauté, un acte pris par l' une de ses institutions, au sens de l' article 177, premier alinéa, sous b ), que les dispositions de pareil accord forment partie intégrante, à partir de l' entrée en vigueur de celui-ci, de l' ordre juridique communautaire et que, dans le cadre de cet ordre juridique, la Cour est compétente pour statuer à titre préjudiciel sur l' interprétation de
cet accord ".

14 . Or, cela doit valoir a fortiori pour une décision prise unilatéralement par le Conseil en application d' une disposition du traité, en l' occurrence l' article 136 .

15 . Encore faut-il que la question préjudicielle soit posée par une "juridiction d' un des États membres" ( article 177, deuxième alinéa ). Un tribunal d' un pays tiers, signataire de la convention de Lomé par exemple, ne pourrait évidemment pas en poser . En l' espèce, il n' a cependant pas été contesté que le tribunal administratif de Papeete est une telle juridiction au sens de l' ordre juridique français . Cela résulte notamment des articles 2, 72 et 74 de la Constitution de la République
française ainsi que de la loi du 6 septembre 1984 portant statut du territoire de la Polynésie française ( 2 ), dont l' article 1er prévoit que

"... le territoire de la Polynésie française constitue ... un territoire d' outre-mer doté de l' autonomie interne dans le cadre de la République ".

En vertu de l' article 3 de cette loi, l' État français reste compétent en matière de justice et d' organisation judiciaire . Enfin, la même loi institue un tribunal administratif de la Polynésie française avec siège à Papeete ( 3 ), dont la situation est analogue à celle d' un tribunal administratif de la métropole ( 4 ). En matière de recours pour excès de pouvoir, l' appel doit être interjeté devant le Conseil d' État, dans les autres matières devant la cour administrative d' appel de Paris .

16 . Nous sommes également d' accord avec la Commission lorsqu' elle fait remarquer qu' il est, certes, nécessaire que l' on soit en présence d' une "juridiction d' un des États membres", mais que cet élément

"ne suffit pas en soi à établir la compétence de la Cour . En effet, la notion de juridiction d' un État membre, au sens de l' article 177, deuxième et troisième alinéas, doit être interprétée au vu de son économie et de sa finalité . Elle ne peut recouvrir à cet effet qu' une juridiction statuant dans un litige né dans une partie du territoire d' un État membre couverte par des dispositions du droit communautaire ... Si l' ensemble des dispositions de substance du traité CEE n' est pas applicable
aux PTOM, il n' empêche que ceux-ci relèvent du traité pour ce qui concerne leur régime spécifique d' association à la Communauté ".

17 . Or, la juridiction de renvoi pose précisément à la Cour une question au sujet de l' interprétation de certaines des dispositions qui définissent ce régime spécifique d' association, à savoir l' article 176 de la décision 86/283 du Conseil, du 30 juin 1986, et accessoirement, les articles 132, paragraphe 5, et 135 du traité CEE .

18 . Pour toutes ces raisons, nous estimons que la Cour est compétente pour statuer sur la question posée par le tribunal administratif de Papeete .

Quant au fond

19 . Devant le tribunal administratif, MM . Kaefer et Procacci ont soutenu que les décisions refusant d' accorder une autorisation de séjour au premier et prononçant l' expulsion du second avaient été prises en méconnaissance des dispositions du droit communautaire et notamment de l' article 176 de la décision du Conseil susmentionnée .

20 . Dans les deux affaires, la juridiction de renvoi a, dès lors, posé à la Cour une question identique, à savoir

"d' une part, si le champ d' application des dispositions précitées ( 5 ) de la décision du 30 juin 1986 du Conseil des Communautés européennes doit être regardé, eu égard notamment aux stipulations des articles 132, paragraphe 5, et 135 du traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne, comme s' étendant aux décisions de toute nature que peuvent prendre les autorités de l' État, seules compétentes, en matière d' entrée et de séjour dans le territoire de la Polynésie française
d' étrangers ressortissants d' États membres de la Communauté économique européenne et, d' autre part, et dans l' affirmative, si la nature, l' économie et les termes des dispositions ou stipulations sont susceptibles de produire des effets directs dans les relations entre les destinataires de l' acte et des tiers ".

21 . Nous voudrions examiner successivement les deux branches de cette question .

A - Le champ d' application "ratione materiae" de l' article 176

22 . La première branche de la question porte en substance sur le point de savoir si les autorités françaises compétentes peuvent encore prendre à l' égard de ressortissants d' autres États membres des mesures telles que le refus d' autorisation de séjour ou l' expulsion, compte tenu des stipulations des articles 132, paragraphe 5, et 135 du traité instituant la CEE et des dispositions de l' article 176 de la décision 86/283 du Conseil .

23 . Quant à la réponse à donner à cette question, nous partageons entièrement le point de vue des gouvernements britannique, français et de la Commission .

24 . Aux termes de l' article 135 du traité,

"sous réserve des dispositions qui régissent la santé publique, la sécurité publique et l' ordre public, la libre circulation des travailleurs des pays et territoires dans les États membres et des travailleurs des États membres dans les pays et territoires sera réglée par des conventions ultérieures qui requièrent l' unanimité des États membres ".

25 . Comme il est constant qu' aucune convention de ce type n' est intervenue, les ressortissants des États membres ne peuvent pas se fonder sur le droit communautaire pour exiger le droit d' entrer et de séjourner dans un pays ou territoire d' outre-mer afin d' y accéder à un emploi salarié et de l' exercer .

26 . Quant à l' article 132, paragraphe 5, du traité, il stipule que :

"Dans les relations entre les États membres et les pays et territoires, le droit d' établissement des ressortissants et sociétés est réglé conformément aux dispositions et par application des procédures prévues au chapitre relatif au droit d' établissement et sur une base non discriminatoire, sous réserve des dispositions particulières prises en vertu de l' article 136 ."

27 . A l' époque des faits qui sont à la base du litige au principal, des "dispositions particulières prises en vertu de l' article 136" étaient en vigueur . Il s' agit de celles de l' article 176 de la décision 86/283 du Conseil qui prévoit ce qui suit :

"En ce qui concerne le régime applicable en matière d' établissement et de prestation de services, les autorités compétentes des pays et territoires traitent sur une base non discriminatoire les ressortissants et sociétés des États membres . Toutefois si, pour une activité déterminée, un État membre n' est pas en mesure d' assurer un traitement de même nature à des ressortissants ou sociétés de la République française, du royaume de Danemark, du royaume des Pays-Bas ou du Royaume-Uni de
Grande-Bretagne et d' Irlande du Nord établis dans un pays ou territoire, ainsi qu' aux sociétés relevant de la législation propre au pays ou territoire en cause établies dans celui-ci, l' autorité compétente de ce pays ou territoire n' est pas tenue d' accorder un tel traitement ."

28 . Il résulte de l' ensemble de ces dispositions que, dans les pays et territoires d' outre-mer, un droit d' entrée et de séjour ne peut être revendiqué par les ressortissants des autres États membres qu' en vue de l' exercice d' une activité professionnelle indépendante, si les conditions prévues à l' article que nous venons de citer sont remplies .

29 . La seule obligation qui incombe aux autorités compétentes des pays et territoires est de traiter les ressortissants et sociétés des autres États membres "sur une base non discriminatoire", c' est-à-dire de leur appliquer des conditions identiques à celles qu' elles appliquent aux personnes et aux sociétés ayant la nationalité de l' État avec lequel ces pays et territoires entretiennent des relations particulières .

30 . Les autorités compétentes sont, dès lors, en droit d' exiger des ressortissants des autres États membres qu' ils possèdent toutes les qualifications professionnelles, et notamment les diplômes, exigées des ressortissants nationaux qui veulent exercer la même profession indépendante ou se livrer à la même prestation de services . De plus, si dans un pays ou territoire l' accès des citoyens originaires de la "métropole" à certaines professions ou prestations de services est soumis à des
restrictions spéciales ou même interdit, ces mêmes restrictions ou interdictions peuvent être appliquées à l' encontre des ressortissants des autres États membres . L' une de ces restrictions peut être l' exigence d' être en possession d' une autorisation d' établissement avant de mettre le pied sur le territoire en question .

31 . Le droit des ressortissants des autres États membres de s' établir dans le pays ou le territoire ou d' y prester un service est, par ailleurs, subordonné à la condition de réciprocité dont il est question à la fin de l' article 176 et à laquelle nous reviendrons plus loin .

32 . Il résulte aussi de tout ce qui précède que la directive du Conseil du 21 mai 1973 relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l' intérieur de la Communauté en matière d' établissement et de prestation de services ( directive 73/148/CEE, JO L 172, p . 14 ) n' est pas applicable dans les pays ou territoires d' outre-mer .

33 . Nous vous proposons, dès lors, de répondre comme suit à la première branche de la question :

"Ni les articles 132, paragraphe 5, et 135 du traité ni l' article 176 de la décision 86/283 du Conseil, du 30 juin 1976, relative à l' association des pays et territoires d' outre-mer à la CEE ne peuvent être considérés comme s' étendant aux décisions de toute nature que peuvent prendre les autorités compétentes en matière d' entrée et de séjour de ressortissants d' autres États membres dans un territoire d' outre-mer . Dans les pays et territoires d' outre-mer, un droit d' entrée et de séjour ne
peut être revendiqué par les ressortissants des autres États membres qu' en vue de l' exercice d' une activité professionnelle indépendante, dans les conditions prévues à l' article 176 susmentionné ."

B - L' article 176 est-il de nature à conférer aux particuliers des droits dont ils peuvent se prévaloir devant les tribunaux?

34 . Bien que la seconde branche de la question n' ait été posée que pour le cas où la Cour réserverait une réponse affirmative à la première, il nous semble cependant indiqué d' y répondre étant donné que l' un des requérants a prétendu vouloir exercer une profession indépendante en Polynésie française .

35 . Selon le gouvernement du Royaume-Uni, il résulte de l' arrêt du 5 février 1963, Van Gend et Loos ( 26/62, Rec . p . 1, 23 ), que la notion d' effet direct du droit communautaire est fondée sur le but du traité d' assurer l' intégration économique dans un marché commun; or, on ne trouve pas de fondement analogue dans les buts de la quatrième partie du traité . Dès lors, celle-ci et la décision 86/283 du Conseil sont dépourvues d' effet direct auprès des juridictions de la Polynésie française .

36 . Il faut reconnaître que l' arrêt Van Gend et Loos est bien construit selon le raisonnement indiqué par le Royaume-Uni et rappelé plus en détail dans le rapport d' audience .

37 . Il n' en reste pas moins que depuis lors la Cour a déclaré, à propos de l' accord d' association signé en 1963 entre la Communauté et la Turquie, ce qui suit :

"Une disposition d' un accord conclu par la Communauté avec des pays tiers doit être considérée comme étant d' application directe lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu' à l' objet et à la nature de l' accord, elle comporte une obligation claire et précise, qui n' est subordonnée, dans son exécution ou dans ses effets, à l' intervention d' aucun acte ultérieur" ( 6 ).

38 . Or, même si cet accord vise à établir à terme une union douanière entre la CEE et la Turquie, on ne peut pas dire qu' il a pour objet de constituer, selon les termes de l' arrêt Van Gend et Loos,

"un nouvel ordre juridique de droit international au profit duquel les États membres ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains, et dont les sujets sont non seulement les États membres, mais également leurs ressortissants ".

39 . Par ailleurs, dans l' arrêt Razanatsimba, précité, qui portait sur la convention de Lomé, c' est-à-dire un accord avec des pays tiers ne visant pas à créer une union douanière, la Cour a déclaré que l' article 62 de cette convention n' emportait pas le droit pour un ressortissant d' un État ACP de s' établir sur le territoire d' un État membre de la CEE, sans condition de nationalité, en ce qui concerne l' exercice de professions réservées par la législation de cet État à ses propres
ressortissants .

40 . La Cour a donc examiné la portée concrète de l' article invoqué par le requérant au principal, et elle n' a pas écarté d' office la possibilité que la convention de Lomé puisse créer au profit des particuliers ( même ressortissants d' un pays ACP ) des droits que les juridictions devraient sauvegarder .

41 . On peut donc conclure que l' arrêt Van Gend et Loos doit être replacé dans le contexte qui était le sien . Il constituait la première affirmation du principe de l' effet direct et il concernait une disposition du traité . Depuis lors, la Cour a eu l' occasion d' examiner la question de l' effet direct à propos des accords conclus par la Communauté avec des pays tiers . Elle a été amenée à reconnaître que des droits qui entrent dans le patrimoine juridique des particuliers peuvent naître
également de certaines obligations qu' un accord ne créant pas un ordre juridique nouveau impose aux États membres . Il en est ainsi a fortiori lorsqu' on est en présence non pas d' un accord conclu avec des pays tiers, mais, comme ici, d' une décision du Conseil .

42 . Nous sommes donc en droit d' examiner les termes de l' article 176 pour voir s' il satisfait aux critères fixés notamment par l' arrêt Demirel .

43 . A ce propos, le gouvernement français et la Commission rappellent les nombreux arrêts dans lesquels la Cour a fait dépendre l' effet direct d' une disposition du caractère clair, suffisamment précis et inconditionnel de celle-ci . Ils font valoir que l' obligation imposée par l' article 176 aux autorités compétentes des pays et territoires d' outre-mer n' est précisément pas inconditionnelle, puisqu' elle est assortie d' une clause de réciprocité .

44 . Pour notre part, nous sommes cependant de l' avis que par l' expression "disposition inconditionnelle" la Cour a voulu se référer à des dispositions qui ne laissent à ceux qui doivent les exécuter aucune marge d' appréciation leur permettant de conditionner ou de restreindre le champ d' application de celles-ci .

45 . Or, l' article 176, première phrase, de la décision du Conseil ne laisse à ses destinataires, à savoir les autorités compétentes des PTOM, aucune marge d' appréciation quant à l' application du principe de non-discrimination dès lors que les conditions que cet article prévoit sont remplies . Pour ce qui est de la condition de réciprocité, celle-ci n' est pas à la disposition de ces mêmes autorités : elle est ou n' est pas remplie par les autres États membres .

46 . En d' autres termes, nous estimons que la dérogation à la règle de non-discrimination qui peut découler du fait que la condition de réciprocité n' est pas remplie n' a qu' un "caractère éventuel" qui n' est pas susceptible de mettre en cause l' effet direct de la règle elle-même . A titre d' analogie, nous renvoyons à l' arrêt de la Cour du 17 octobre 1989, Commune di Carpaneto Piacentino, point 32 ( 231/87 et 129/88, Rec . p . 3233 ), dans lequel la Cour a estimé que tel était également le cas
de l' exception à la règle du non-assujettissement à la TVA des activités accomplies par les organismes de droit public en tant qu' autorités publiques que prévoit l' article 4, paragraphe 5, deuxième alinéa, de la sixième directive en matière de TVA, dans les cas où le non-assujettissement conduirait à des distorsions de concurrence d' une certaine importance .

47 . Dans le cas qui nous occupe ici, un ressortissant néerlandais, par exemple, doit, à notre avis, être admis à faire valoir devant les autorités compétentes ou les juridictions de la Polynésie française qu' une personne originaire de ce territoire serait en droit d' exercer aux Pays-Bas la même profession indépendante que celle que ce ressortissant voudrait exercer en Polynésie, dans le cas où elle remplirait toutes les conditions exigées des citoyens néerlandais ( à l' exclusion, bien sûr, de la
nationalité ).

48 . La charge de cette preuve incomberait au requérant . Il pourrait l' apporter, par exemple, en produisant une pièce émanant d' une autorité compétente des Pays-Bas, ou en faisant état d' une directive de la Communauté relative à la reconnaissance mutuelle des diplômes en ce qui concerne la profession en question lorsque cette directive, comme cela semble toujours être le cas, ne fait pas de distinction entre les ressortissants des autres États membres selon qu' ils proviennent du territoire
métropolitain d' un État membre ou d' un pays ou territoire d' outre-mer dépendant de celui-ci .

49 . La Commission a précisément introduit un recours en manquement contre la France ( affaire C-263/88, Rec . 1990, p . 0000 ) parce que cet État membre n' avait pas pris les mesures nécessaires de nature à permettre aux ressortissants d' un autre État membre, titulaires du diplôme français requis en la matière, de s' établir ou d' exercer des prestations de services en tant que médecin, infirmier responsable des soins généraux, sage-femme, praticien de l' art dentaire et vétérinaire dans le
territoire d' outre-mer de la Polynésie française, suite à l' adoption de directives communautaires visant à la reconnaissance mutuelle des diplômes, certificats et autres titres de ces cinq professions . La Commission ne soutient pas que ces directives sont applicables dans ce territoire, mais qu' il en résulte que les autres États membres sont tenus, dans les conditions de fond et de forme prévues en la matière, de reconnaître les diplômes français, tout comme d' ailleurs ceux délivrés par un
autre État membre, détenus par un ressortissant de la République française sans pouvoir y attacher une condition quant au lieu d' établissement dudit ressortissant .

50 . Dans nos conclusions de ce jour relatives à l' affaire C-263/88, nous avons proposé d' accueillir le recours de la Commission .

51 . Rappelons encore une fois que l' article 132, paragraphe 5, du traité CEE prévoit que,

"dans les relations entre les États membres et les pays et territoires, le droit d' établissement des ressortissants et sociétés est réglé conformément aux dispositions et par application des procédures prévues au chapitre relatif au droit d' établissement et sur une base non discriminatoire, sous réserve des dispositions particulières prises en vertu de l' article 136 ".

52 . Or, les dispositions particulières qui ont été prises en vertu de l' article 136 ne concernent que l' hypothèse d' un ressortissant d' un État membre désirant s' établir dans un pays ou territoire d' outre-mer . Il s' agit précisément de l' article 176 en cause dans la présente affaire .

53 . L' article 132, paragraphe 5, reste jusqu' à aujourd' hui la seule disposition qui règle le problème de la liberté d' établissement dans le sens PTOM-Communauté . Comme cet article se réfère aux dispositions et aux procédures du chapitre relatif au droit d' établissement, nous estimons être en droit de conclure que les directives intervenues sur cette base, qui n' excluent pas de leur champ d' application les personnes jusque-là établies dans un pays ou territoire d' outre-mer, peuvent être
invoquées par ces personnes .

54 . Pour autant qu' une telle directive est intervenue, un citoyen français provenant de la Polynésie peut donc s' établir dans tous les autres États membres en faisant état d' un diplôme français . Il en est ainsi a fortiori s' il est titulaire du diplôme prévu par la législation du pays où il souhaite s' établir . (( Puisque l' article 132, paragraphe 5, renvoie au chapitre sur la liberté d' établissement, on peut même se demander si, dans l' hypothèse visée en dernier lieu, le droit d'
établissement ne lui est pas déjà acquis depuis la fin de la période de transition, sur la base de l' arrêt du 21 juin 1974, Reyners ( 2/74, Rec . p . 631 ). Dans cette hypothèse, la condition de réciprocité, qui ne figurait pas à l' article 8 de la convention d' application relative à l' association des PTOM, annexée au traité CEE, aurait été introduite dans l' article 176 par inadvertance, probablement dans le seul but d' établir un certain parallélisme avec les conventions de Yaoundé et de Lomé,
alors que dans ces accords elle a une tout autre portée, ainsi que cela résulte de l' arrêt Razanatsimba, précité . Mais il n' est pas nécessaire d' approfondir cette question ici .))

55 . Par contre, comme nous l' avons déjà indiqué, un ressortissant d' un autre État membre ne saurait revendiquer le droit d' établissement dans un pays ou territoire d' outre-mer dépendant, par exemple, de la France que s' il dispose d' un diplôme français .

56 . Contrairement à ce qu' affirme le gouvernement français, le droit des ressortissants français établis dans un pays ou territoire d' outre-mer de s' établir sur le territoire des autres États membres n' est donc plus à la discrétion de ces derniers dès lors qu' une directive est intervenue . Il ne saurait, en particulier, varier dans le temps, au gré de la volonté de ces États membres .

57 . En résumé, nous estimons donc qu' un ressortissant d' un État membre doit être admis à démontrer devant les autorités compétentes ou les juridictions d' un pays ou territoire d' outre-mer que la condition de réciprocité est remplie en ce qui concerne l' État membre dont il a la nationalité et à se prévaloir, en conséquence, de la règle de non-discrimination prévue à l' article 176 de la décision 86/283 du Conseil .

Conclusion

58 . Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, nous vous proposons de répondre comme suit à la question posée par le tribunal administratif de Papeete ( 7 ):

"1 ) Ni les articles 132, paragraphe 5, et 135 du traité ni l' article 176 de la décision 86/283/CEE du Conseil, du 30 juin 1976, relative à l' association des pays et territoires d' outre-mer à la CEE ne peuvent être considérés comme s' étendant aux décisions de toute nature que peuvent prendre les autorités compétentes en matière d' entrée et de séjour de ressortissants d' autres États membres dans un territoire d' outre-mer . Dans les pays et territoires d' outre-mer, un droit d' entrée et de
séjour ne peut être revendiqué par les ressortissants des autres États membres qu' en vue de l' exercice d' une activité professionnelle indépendante, dans les conditions prévues à l' article 176 susmentionné .

2 ) L' article 176 de la décision 86/283/CEE du Conseil, du 30 juin 1986, relative à l' association des pays et territoires d' outre-mer à la CEE doit être interprété en ce sens que la règle de non-discrimination qu' il prévoit peut être invoquée devant les autorités compétentes d' un pays ou territoire par un ressortissant d' un État membre autre que celui avec lequel ce pays ou territoire entretient des relations particulières, qui voudrait y exercer une activité indépendante déterminée ou de s' y
rendre pour effectuer une prestation de services d' un type déterminé et que cette demande doit être accueillie, si la personne en question remplit toutes les conditions exigées, en ce qui concerne l' activité indépendante ou la prestation de services en question, des ressortissants de l' État membre avec lequel le pays ou territoire entretient des relations particulières qui ne sont pas établis dans ce pays ou territoire, et s' il est constant que dans l' État membre dont elle est le ressortissant
un traitement de même nature est assuré aux personnes établies jusque-là dans le pays ou territoire en question et ayant la nationalité de l' État membre avec lequel ce pays ou territoire entretient des relations particulières ."

(*) Langue originale : le français .

( 1 ) Voir arrêt du 10 octobre 1978, Hansen ( 148/77, Rec . p . 1787 ).

( 2 ) Loi n° 84-820, du 6 septembre 1984, portant statut du territoire de la Polynésie française ( Journal officiel de la République française du 7 septembre 1984, p . 2831 ).

( 3 ) Articles 98-102 de la loi du 6 septembre 1984, précitée .

( 4 ) Voir Chapus, R .: Droit du contentieux administratif, Paris, éd . Monchrestien, 1982, p . 16 à 20, et Schultz, P .: Contentieux administratif français d' outre-mer, Juris-Classeur administratif d' outre-mer, fascicule 780, mise à jour, 1989 .

( 5 ) Il résulte de l' alinéa précédent du jugement qu' il s' agit de l' article 176 .

( 6 ) Arrêt du 30 septembre 1987, Demirel, point 14, précité ( 12/86, p . 3752 ).

( 7 ) Comme le litige au principal concerne des individus et non des sociétés, nous laissons de côté cet aspect de l' article 176 .


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-100/89
Date de la décision : 17/05/1990
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demandes de décision préjudicielle: Tribunal administratif de Papeete (Polynesie) - France.

Droit de séjour et d'établissement - Pays et territoires d'outre-mer - Article 177 - Compétence de la Cour.

Relations extérieures

Accord d'association

Libre circulation des travailleurs

Pays et territoires d'outre-mer


Parties
Demandeurs : Peter Kaefer et Andréa Procacci
Défendeurs : État français.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mischo
Rapporteur ?: Sir Gordon Slynn

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1990:214

Source

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