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08/02/1990 | CJUE | N°C-201/89

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 8 février 1990., Jean-Marie Le Pen et Front national contre Detlef Puhl e.a., 08/02/1990, C-201/89


Avis juridique important

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61989C0201

Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 8 février 1990. - Jean-Marie Le Pen et Front national contre Detlef Puhl e.a. - Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Colmar - France. - Protocole sur les privilèges et immunités - Immunité des parlementaires

européens - Compétence de la Cour. - Affaire C-201/89.
Recueil de jurisp...

Avis juridique important

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61989C0201

Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 8 février 1990. - Jean-Marie Le Pen et Front national contre Detlef Puhl e.a. - Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Colmar - France. - Protocole sur les privilèges et immunités - Immunité des parlementaires européens - Compétence de la Cour. - Affaire C-201/89.
Recueil de jurisprudence 1990 page I-01183

Conclusions de l'avocat général

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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . Le point en litige en l' espèce est celui de savoir si la Cour, ou une juridiction française, est compétente pour juger des actes prétendument préjudiciables commis dans les locaux du Parlement européen à Strasbourg .

2 . La genèse de l' affaire remonte à 1984 lorsque, à l' instigation du groupe socialiste, le Parlement européen a constitué une commission d' enquête sur la montée du fascisme et du racisme en Europe . Un recours introduit par le groupe des droites européennes, représenté par son président, M . Jean-Marie Le Pen, visant à l' annulation de la décision instituant la commission, a été déclaré irrecevable par ordonnance de la Cour du 4 juin 1986 ( Groupe des droites européennes/Parlement, 78/85, Rec .
p . 1753 ). Au vu du rapport établi par la commission, le Parlement européen, le Conseil, les représentants des États membres réunis au sein du Conseil et la Commission ont adopté, le 11 juin 1986, une déclaration contre le racisme et la xénophobie ( JO C 158, p . 1 ).

3 . Dans l' intention de publier cette déclaration et les travaux de la commission parlementaire qui l' ont précédée, le groupe socialiste a chargé un journaliste allemand, M . Detlef Puhl, de rédiger une brochure, intitulée "Gegen Faschismus und Rassismus in Europa ". Cette brochure a été traduite en français sous le titre "Non au racisme et au fascisme en Europe ". La version allemande était préfacée par M . Rudi Arndt, qui à l' époque était membre du Parlement européen et président du groupe
socialiste . La version française contenait une introduction rédigée conjointement par M . Arndt et M . Ernest Glinne, vice-président du groupe . Sur la couverture et la page de garde de chaque brochure figuraient, outre le titre et le nom de M . Puhl, la dénomination et l' emblème du groupe socialiste . La dernière page de la version allemande indiquait que le groupe socialiste était l' "éditeur" et M . Arndt le "responsable" (" verantwortlich "). Dans la version française, il était précisé que le
groupe socialiste était l' "éditeur responsable ". La version allemande était imprimée par la firme allemande Thomas Druck GmbH et la version française par une société belge, la SPRL Printéclair à Bruxelles .

4 . Une brochure en langue anglaise avait été demandée également à un journaliste britannique, M . Andrew Bell . Cette plaquette, intitulée "Against Racism and Fascism in Europe", était préfacée conjointement par M . Arndt et M . Alf Lomas, un membre britannique du Parlement européen . Sur la couverture et la page de garde figuraient à nouveau la dénomination et l' emblème du groupe socialiste . A la dernière page, il était précisé que des copies supplémentaires de la plaquette étaient disponibles
auprès du groupe travailliste du Parlement européen ou au siège du groupe socialiste à Bruxelles . L' imprimeur était la SPRL Printéclair .

5 . Il semble que les trois versions linguistiques de la brochure ont été distribuées dans les locaux du Parlement européen à Strasbourg en septembre et octobre 1986 .

6 . M . Le Pen et le parti politique français "Front national", dont il est président, ont estimé que la brochure contenait des imputations diffamatoires à leur égard et ont intenté une action devant le tribunal de grande instance de Strasbourg, réclamant 500 000 francs français à titre de dommages et intérêts pour diffamation, en se fondant sur l' article 1382 du code civil français et sur l' article 29 de la loi française du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse . Le recours était dirigé
contre les deux journalistes, M . Puhl et M . Bell, contre M . Arndt, contre les deux imprimeurs et contre treize partis socialistes et sociaux-démocrates individuels des différents États membres de la CEE .

7 . Les premiers juges ont débouté les demandeurs de leur action à l' égard de M . Arndt, estimant qu' il bénéficiait de l' immunité le mettant à l' abri des poursuites judiciaires devant les juridictions nationales, en vertu des articles 8 à 10 du protocole sur les privilèges et immunités des Communautés européennes ( ci-après "protocole "), et que, conformément aux articles 178 et 215, paragraphe 2, du traité CEE, la Cour de justice était seule compétente pour connaître des litiges relatifs à la
réparation des dommages causés par les institutions communautaires ou par leurs agents . Le tribunal s' est déclaré compétent pour connaître de l' action dirigée contre les autres défendeurs et a jugé que le fait que les plaquettes avaient été distribuées dans les locaux du Parlement ne constituait pas un obstacle à sa compétence . Toutefois, il a ensuite débouté les demandeurs au motif que, selon l' article 42 de la loi française du 29 juillet 1881, la responsabilité des autres défendeurs était
subsidiaire par rapport à celle de l' éditeur bien connu des brochures - le groupe socialiste -, qui ne pouvait toutefois être lui-même poursuivi parce qu' il ne possédait pas la personnalité juridique .

8 . En appel, la cour d' appel de Colmar ( deuxième chambre civile ) a estimé qu' il était nécessaire de saisir la Cour de justice d' une demande de décision à titre préjudiciel "sur l' interprétation du droit communautaire invoqué ". Elle a donc renvoyé la question préjudicielle suivante à la Cour :

"La Cour de justice des Communautés européennes est-elle compétente pour juger les faits ci-dessus exposés, dès lors qu' ils ont été commis dans les locaux du Parlement européen à Strasbourg?"

9 . Il est nécessaire de déterminer au préalable l' étendue de la question, laquelle n' est pas conçue comme une question d' interprétaiton et ne renvoie à aucune disposition de droit communautaire . Telle qu' elle est formulée, la question se limite, semble-t-il, à demander si la compétence de la Cour résulte uniquement du fait que les actes litigieux ont eu lieu dans l' enceinte du Parlement européen . Il s' agit là d' une question directe et, à notre avis, la réponse est claire .

10 . Toutefois, un examen des arguments des parties et des vues du tribunal de grande instance, qui sont résumés dans l' arrêt de renvoi, montre que la cour d' appel cherche également à être éclairée sur la question de savoir si la compétence des juridictions nationales est exclue à un autre titre, soit le fait qu' un groupe politique du Parlement européen ( qui n' est pas partie à l' instance nationale ) accepte la responsabilité principale de la publication . Le raisonnement suivi par la
juridiction nationale semble être que l' implication du groupe socialiste pourrait entraîner la responsabilité du Parlement ou de la Communauté, auquel cas la Cour serait compétente . S' il en était ainsi, il pourrait en résulter que ni les parlementaires européens pris individuellement, ni les partis politiques composant le groupe, ni toute autre personne impliquée dans la publication ne pourraient être poursuivis devant les juridictions françaises, étant donné que l' exercice de la compétence par
les juridictions françaises à l' égard des défendeurs en question pourrait être incompatible avec la compétence exclusive de la Cour en matière de responsabilité non contractuelle .

11 . Il convient de relever que l' on pourrait invoquer un aspect supplémentaire de la question de compétence, à savoir l' étendue de l' immunité à l' égard des poursuites judiciaires nationales dont bénéficient les membres du Parlement européen en vertu du protocole . Étant donné que la cour d' appel ne semble pas désireuse d' obtenir une décision à cet égard et que ni les parties à l' instance nationale ni la Commission n' ont fait valoir d' argument sur ce point, nous sommes d' avis qu' il sort
des limites du renvoi .

12 . La première question vise à savoir si la Cour est compétente simplement parce que les actes litigieux ont eu lieu dans les locaux du Parlement européen . En vertu de l' article 28 du traité de fusion, les Communautés européennes "jouissent sur le territoire des États membres des privilèges et immunités nécessaires à l' accomplissement de leur mission dans les conditions définies au protocole du présent traité ". Aux termes de l' article 1er du protocole :

"Les locaux et bâtiments des Communautés sont inviolables . Ils sont exempts de perquisition, réquisition, confiscation ou expropriation . Les biens et avoirs des Communautés ne peuvent être l' objet d' aucune mesure de contrainte administrative ou judiciaire sans l' autorisation de la Cour de justice ."

13 . Les parties défenderesses au principal soutiennent qu' il résulte de ces dispositions que les instances des États membres, y compris les juridictions nationales, n' ont pas autorité sur les locaux des institutions communautaires, ce qui entraîne la compétence exclusive de la Cour à l' égard d' actes commis dans les locaux en question .

14 . Cette thèse ne saurait être admise . Rien dans les dispositions énoncées plus haut ne confère compétence à la Cour de justice au seul motif que des actes sont commis dans les locaux des Communautés . Le lieu où un acte est commis n' est pas non plus une considération pertinente en vertu d' autres dispositions concernées de droit communautaire qui confèrent compétence à la Cour .

15 . En conséquence, aucune disposition pertinente de droit communautaire n' exclut ni ne restreint la compétence d' une juridiction nationale à l' égard d' actes illicites commis dans l' enceinte d' une institution communautaire . L' article 1er du protocole implique qu' une juridiction nationale doit demander l' autorisation préalable de la Cour de justice avant de délivrer un mandat permettant aux autorités nationales de pénétrer dans les locaux des Communautés ou d' y perquisitionner, ou de
saisir des biens leur appartenant . Toutefois, il n' est pas question d' une telle mesure de contrainte en l' espèce .

16 . La deuxième question vise à savoir si la responsabilité de la Communauté au titre de l' article 215, deuxième alinéa, du traité peut être en jeu en l' espèce . En vertu de l' article 178 du traité, la Cour de justice est compétente pour connaître des litiges relatifs à la réparation des dommages visés à l' article 215, deuxième alinéa; et, en vertu de l' article 183 du traité, cette compétence est exclusive . L' article 215, deuxième alinéa, dispose que :

"En matière de responsabilité non contractuelle, la Communauté doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l' exercice de leurs fonctions ."

17 . La question essentielle revient à se demander si les actes d' un groupe politique peuvent être imputés à une institution communautaire - concrètement, le Parlement européen -, au motif que les groupes politiques sont, dans un sens, parties constituantes du Parlement .

18 . A notre avis, il convient de répondre à cette question par la négative . Le Parlement européen dispose de certains organes représentatifs permanents, notamment le bureau et la présidence, dont les actes, pourvu qu' ils relèvent de la compétence de l' organe, constituent des actes du Parlement en tant que tel ( voir l' affaire Les Verts/Parlement européen, point 20, 294/83, Rec . 1986, p . 1339; l' affaire Conseil/Parlement, point 8, 34/86, Rec . 1986, p . 2155 ). L' article 26 du règlement du
Parlement européen ( JO 1981, C 90, p . 49 ), arrêté conformément à l' article 142 du traité CEE, prévoit la constitution de groupes politiques, et l' effet combiné d' un certain nombre de dispositions diverses de ce règlement est d' attribuer aux groupes politiques un rôle important dans le fonctionnement du Parlement . Il n' existe, cependant, dans le règlement aucune disposition autorisant un groupe politique à agir au nom du Parlement, ou laissant entendre que les actes accomplis par un groupe
politique sont imputables au Parlement en tant que tel .

19 . A notre avis, les actes d' un groupe politique ne peuvent être regardés comme des actes du Parlement lui-même que s' ils sont expressément autorisés ou approuvés par cette institution ( par exemple par une résolution du Parlement ) ou par une décision d' un de ses organes représentatifs, agissant dans les limites de sa compétence . Rien ne laisse toutefois supposer, en l' espèce, qu' une telle autorisation ou approbation était donnée . Au contraire, les faits tels qu' ils sont établis par la
juridiction nationale montrent clairement que la publication des brochures était essentiellement un acte du groupe socialiste, agissant de sa propre initiative . Ce fait est effectivement reconnu dans la préface de la version allemande, dans laquelle il est déclaré que le groupe socialiste "agissant de façon indépendante et sous sa propre responsabilité" (" unabhaengig und in eigener Verantwortnung ") a chargé M . Puhl de rédiger la plaquette .

20 . En conséquence, nous suggérons d' apporter la réponse suivante à la question posée :

"1 ) Le protocole sur les privilèges et immunités des Communautés européennes ne donne pas compétence à la Cour de justice des Communautés européennes pour connaître de certains actes au seul motif que les actes en question ont été commis dans les locaux d' une institution communautaire, pas plus qu' il n' exclut ni ne restreint pour ce motif la compétence des juridictions nationales à l' égard de tels actes .

2 ) L' article 215, deuxième alinéa, du traité CEE doit être interprété en ce sens que la publication, de sa propre initiative, d' une brochure politique par un groupe politique du Parlement européen ne saurait être tenue pour un acte du Parlement européen susceptible d' engendrer la responsabilité non contractuelle de la Communauté ."

(*) Langue originale : l' anglais .


Synthèse
Numéro d'arrêt : C-201/89
Date de la décision : 08/02/1990
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Colmar - France.

Protocole sur les privilèges et immunités - Immunité des parlementaires européens - Compétence de la Cour.

Dispositions institutionnelles

Privilèges et immunités

Responsabilité non contractuelle


Parties
Demandeurs : Jean-Marie Le Pen et Front national
Défendeurs : Detlef Puhl e.a.

Composition du Tribunal
Avocat général : Jacobs
Rapporteur ?: Koopmans

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1990:63

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