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17/03/1987 | CJUE | N°80/86

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 17 mars 1987., Procédure pénale contre Kolpinghuis Nijmegen BV., 17/03/1987, 80/86


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN MISCHO

présentées le 17 mars 1987

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Les questions qui vous ont été soumises par l'Arrondissementsrechtbank d'Arnhem soulèvent une fois de plus le problème de la nature juridique des dispositions d'une directive au sens de l'article 189 du traité instituant la CEE, et de la différence existant entre les directives et les règlements.



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CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN MISCHO

présentées le 17 mars 1987

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1.  Les questions qui vous ont été soumises par l'Arrondissementsrechtbank d'Arnhem soulèvent une fois de plus le problème de la nature juridique des dispositions d'une directive au sens de l'article 189 du traité instituant la CEE, et de la différence existant entre les directives et les règlements.

2.  On a d'ailleurs l'impression qu'à l'origine de la présente affaire se trouve l'utilisation quelque peu impropre qui est parfois faite des expressions « effet direct » ou « applicabilité directe » à propos des directives.

3.  Bien sûr, dans le passé, la Cour a déclaré à maintes reprises que, « si, en vertu des dispositions de l'article 189, les règlements sont directement applicables et, par conséquent, par leur nature susceptibles de produire des effets directs, il n'en résulte pas que d'autres catégories d'actes visés par cet article ne peuvent jamais produire d'effets analogues» ( *1 ).

4.  En utilisant l'expression « effets analogues », la Cour a cependant voulu souligner, à mon avis, qu'il ne pouvait être question d'attribuer aux directives un caractère « directement applicable » dans toute la portée du sens où cette expression est utilisée par l'article 189 à propos des règlements, ni d'effacer la distinction que cet article établit entre ces deux catégories d'actes.

5.  La Cour a en effet tracé les limites de ces « effets analogues » en indiquant que, dans les cas où les dispositions d'une directive apparaissaient comme étant, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, les particuliers étaient fondés à les invoquer à défaut de mesures d'application prises dans les délais, ou en cas de transposition incorrecte, à l'encontre de toute disposition nationale non conforme à la directive, ou encore en tant qu'elles étaient de nature à
définir des droits que les particuliers étaient en mesure de faire valoir à l'égard de l'État.

6.  La Cour a aussi précisé sur la base de quel raisonnement elle était parvenue à cette conclusion.

Dans l'arrêt du 4 décembre 1986 notamment (affaire 71/85, État néerlandais/Federatie Nederlandse Vakbeweging, point 14, Rec. p. 3855) elle a déclaré en toutes lettres:

« Cette jurisprudence se fonde sur la considération qu'il serait incompatible avec le caractère contraignant que l'article 189 du traité CEE reconnaît à la directive d'exclure en principe que l'obligation qu'elle impose puisse être invoquée par des personnes concernées. La Cour en a tiré la conséquence que l'État membre qui n'a pas pris, dans les délais, les mesures d'exécution imposées par la directive ne peut opposer aux particuliers le non-accomplissement, par lui-même, des obligations
qu'elle comporte. »

7.  Dans une chronique parue en 1980 au Recueil Dalloz Sirez (« L'effet des directives communautaires, une tentative de démythification », Dalloz 1980, p. 171 à 176), M. le juge P. Pescatore avait formulé cette conception de la manière suivante:

« Selon l'analyse de la Cour, les directives peuvent être invoquées en justice par les particuliers parce qu'elles sont obligatoires pour les États membres et en tant que reflet de cette obligation. C'est certainement beaucoup moins que l'applicabilité directe des règlements ... Somme toute, la jurisprudence de la Cour sur cette question n'est rien qu'une expression du principe que l'on a l'habitude de désigner par le terme juridique anglais d'estoppel, largement entendu, et que les juristes de
tradition latine se plaisent à exprimer par l'adage ‘venire contra factum proprium’, ou encore ‘nemo auditur’ ... »

8.  Les réponses à donner aux questions de l'Arrondissementsrechtbank d'Arnhem découlent de cette délimitation et de cette explication de « l'effet analogue » des directives.

A — Quant à la première et à la deuxième question

9. La première question posée par l'Arrondissementsrechtbank d'Arnhem est libellée comme suit:

«Une autorité nationale (en l'occurrence l'autorité chargée de procéder aux poursuites) peut-elle se prévaloir, à charge de ses ressortissants, d'une disposition d'une directive pour laquelle l'État membre n'a pas arrêté de lois ou de textes d'application? »

10. Avec une unanimité que l'on constate rarement, les trois gouvernements qui ont soumis des observations à la Cour et la Commission ont proposé de donner une réponse négative à cette question.

11. Pour ma part, je n'éprouve aucune hésitation à m'y joindre.

12. Pour résumer les motifs de cette attitude, je ne saurais mieux faire que de citer encore une fois M. Pescatore, qui a su, d'une façon très claire, et en quelques lignes, condenser l'essentiel de l'argumentation:

« Si la directive lie les États membres, elle n'a certainement pas pour effet de s'imposer aux particuliers. La directive ne leur est pas adressée. La publication qui en est faite au Journal officiel des Communautés européennes a lieu pour information; il ne s'agit pas d'une ‘publication légale’ et, à la différence de la publication des actes réglementaires, elle n'a pas d'effet juridique. Les particuliers ne seront liés que par les actes législatifs et réglementaires pris par l'État pour
l'application de la directive. La directive en tant que telle n'est donc pas opposable aux particuliers qui ne peuvent jamais, par son effet, être obligés à l'égard de l'État ou à l'égard d'autres sujets de droit. »

13. Cette façon de voir avait été partagée par l'avocat général M. P. VerLoren van Themaat dans les conclusions qu'il avait présentées dans l'affaire 89/81 (Staatssecretaris van Financiën/Hong-Kong Trade, Rec. 1982, p. 1277).

14. La Cour a eu l'occasion de se prononcer sur la question une vingtaine de jours après que l'Arrondissementsrechtbank d'Arnhem eut formulé les questions dont nous sommes saisis dans la présente affaire, à savoir dans son arrêt du 26 février 1986 intervenu dans l'affaire 152/84 Marshall/Southampton and South-West Hampshire Area Health Authority, Rec. p. 723) dans lequel nous lisons ce qui suit:

« Quant à l'argument selon lequel une directive ne peut pas être invoquée à l'encontre d'un particulier, il convient de souligner que, selon l'article 189 du traité, le caractère contraignant d'une directive sur lequel est fondé la possibilité d'invoquer celle-ci devant une juridiction nationale n'existe qu'à l'égard de ‘tout État membre destinataire’. Il s'ensuit qu'une directive ne peut pas par elle-même créer d'obligations dans le chef d'un particulier et qu'une disposition d'une directive ne
peut donc pas être invoquée en tant que telle à l'encontre d'une telle personne » (point 48).

15. L'Arrondissementsrechtbank demande aussi, dans sa deuxième question, si un juge national est tenu d'appliquer directement les dispositions d'une directive qui s'y prêtent, en l'absence de mesures d'exécution de cette directive, même lorsque le ressortissant concerné n'entend tirer aucun droit de ces dispositions.

16. La réponse à donner à cette deuxième question découle de la réponse — négative — qu'il y a lieu de donner à la première.

17. Puisqu'une directive ne peut pas créer par elle-même des obligations à charge des particuliers et que ceux-ci ne sont liés que par les actes législatifs et réglementaires pris par l'État pour l'application de la directive, il en résulte qu'un juge national ne peut jamais appliquer directement les dispositions d'une directive à l'égard d'un particulier et qu'a fortiori il n'est pas tenu de le faire.

18. Comme la Commission, je vous propose de répondre aux deux premières questions de la juridiction néerlandaise en reprenant en substance la formule utilisée dans l'arrêt Marshall:

« Une directive ne peut pas par elle-même créer d'obligations dans le chef des particuliers et une disposition d'une directive ne peut dès lors pas être invoquée en tant que telle à l'encontre de ceux-ci par une autorité nationale ou appliquée à leur égard par un juge national. »

B — Quant à la troisième question

19. Lorsque le juge national est appelé à interpréter une règle de droit national, doit-il ou peut-il se laisser guider pour cette interprétation par le contenu d'une directive applicable? Voilà ce que la juridiction néerlandaise vous demande en troisième lieu.

20. Dans ses observations, le gouvernement du Royaume-Uni a rappelé fort opportunément que, selon l'arrêt de la Cour du 10 avril 1984 (affaire 14/83, Von Colson et Kamann/Land Nordrhein-Westfalen, Rec. p. 1891, 1909 et 1910-1911), il appartient à une juridiction nationale « de donner à la loi prise pour l'application de la directive, dans toute la mesure où une marge d'appréciation lui est accordée par son droit national, une interprétation et une application conformes aux exigences du droit
communautaire ».

21. Un cas particulier se présente lorsqu'un État membre, d'une part, a légiféré pour mettre en œuvre une partie des dispositions de la directive et, d'autre part, a estimé que certains textes préexistants de son droit national offraient d'ores et déjà toutes les garanties d'une mise en oeuvre efficace des autres dispositions de la directive ou lorsqu'il a estimé, et informé la Commission, que l'état de son droit national rendait superflue toute mesure de transposition. Dans ce cas, il appartient
évidemment au juge national de donner aux textes nationaux en question une interprétation et une application conformes aux exigences du droit communautaire.

22. Lorsqu'il s'agit, par contre, d'une disposition nationale préexistante à la directive, qui n'a dès lors pas été adoptée en vue de la mise en œuvre de celle-ci et qui n'est pas non plus censée garantir le respect d'une disposition d'une directive, je suis d'avis, comme l'avocat général M. G. Slynn dans l'affaire 152/84, Marshall (conclusions du 18 septembre 1985, Rec. p. 725, 733), qu'il n'existe pas de principe de droit communautaire imposant au juge national de l'interpréter à la lumière de la
directive.

23. Reste à savoir si le droit communautaire lui permet d'interpréter la législation nationale à la lumière de la directive. A ce propos, il y a lieu de faire une distinction que je voudrais illustrer à l'aide des circonstances du cas d'espèce.

24. Dans l'affaire au principal, on est en présence d'une disposition de droit national à caractère pénal, en l'occurrence l'article 2 du Keuringsverordening (règlement d'inspection) de la commune de Nimègue interdisant un certain comportement. Cette disposition stipule qu'il est défendu de détenir en stock, en vue de la vente et de la livraison, des denrées destinées à la commercialisation et à la consommation humaine, qui sont de composition défectueuse. Le règlement d'inspection ne définit pas
l'expression « de composition défectueuse ».

25. Selon les déclarations du ministère public (l'Officier van justitie), il y avait tromperie de la part de Kolpinghuis à l'égard des clients qui commandaient de l'eau minérale, parce que l'eau livrée n'avait pas les propriétés que les clients avaient pu lui attribuer sur la base de cette appellation.

26. La juridiction saisie pourrait dès lors commencer par examiner les habitudes linguistiques ainsi que les usages commerciaux, et constater par exemple (j'établis une pure hypothèse) que la langue néerlandaise connaît les notions d'« eau minérale » d'une part, et d'« eau gazeuse » ou « pétillante », d'autre part. Elle pourrait ensuite estimer qu'aux yeux de la majeure partie de la population l'expression « eau minérale » implique que l'eau en question a sa source en un endroit bien déterminé,
qu'elle contient certains éléments minéraux dont on déduit des effets bienfaisants pour la santé et qu'il ne saurait donc en aucun cas s'agir d'eau du robinet. Elle pourrait enfin, si les règles nationales d'interprétation le lui permettent, se référer à la directive 80/777 pour constater que celle-ci tend à confirmer qu'une interprétation stricte de l'expression « eau minérale » correspond à la tradition de la plupart des pays de la Communauté puisqu'une telle interprétation a été retenue dans
le cadre de cette directive, entre-temps mise en œuvre aux Pays-Bas. La juridiction pourrait dès lors parvenir à la conclusion que, déjà au moment des faits, c'est-à-dire avant la transposition de la directive, une boisson vendue sous la dénomination « eau minérale », mais fabriquée à base d'eau du robinet, devait être considérée, aux Pays-Bas, comme un « produit de composition défectueuse ».

27. En d'autres termes, le juge peut, à mon avis, si les règles nationales d'interprétation le lui permettent, avoir recours à la directive pour confirmer une interprétation du droit national fondée à titre principal sur d'autres éléments.

28. A l'inverse, 1'Arrondissementsrechtbank pourrait tout aussi bien être amené à constater qu'aux Pays-Bas les expressions « eau minérale » et « eau gazeuse » sont utilisées alternativement sans que la première ait une portée plus précise que la seconde, ou bien qu'il n'existe pas d'autre expression que celle d'« eau minérale » pour désigner tant les eaux ayant une composition bien spécifique que les eaux simplement additionnées de gaz carbonique. Dans ces dernières hypothèses, la juridiction ne
saurait utiliser la portée très précise attribuée par la directive à l'expression « eau minérale », pour interpréter la notion de « produit de composition défectueuse », sous peine de remplacer l'interprétation susceptible d'être dégagée du contexte national (et qui, en l'occurrence, est favorable au prévenu) par l'interprétation contraire découlant de la directive (qui est en défaveur du prévenu).

29. De cette façon, le juge aboutirait en effet, par une voie indirecte, à invoquer les dispositions d'une directive non transposée à 1 encontre d'un particulier, ce qui, aux termes de l'arrêt Marshall, n'est pas admissible.

30. En conclusion, je vous propose de répondre comme suit à la troisième question :

« Il n'existe aucun principe de droit communautaire imposant à un juge national de se laisser guider par le contenu d'une directive applicable, mais non encore mise en œuvre par l'État membre en question en vue d'interpréter une règle de droit national au contenu insuffisamment précis. La question de savoir s'il peut le faire pour confirmer l'interprétation qu'il dégage d'éléments d'appréciation purement nationaux est à résoudre à la lumière des règles d'interprétation nationales. Par contre, le
juge ne saurait se baser sur une telle directive pour modifier, dans un sens défavorable au particulier, l'interprétation qui se dégage d'éléments d'appréciation nationaux. »

C — Quant à la quatrième question

31. En dernier lieu, l'Arrondissementsrechtbank d'Arnhem demande si la réponse aux trois premières questions serait différente si, au moment des faits, le délai imparti aux États membres pour adapter leur législation nationale aux prescriptions de la directive n'était pas encore venu à expiration.

32. Comme une directive ne peut pas, par elle-même, créer des obligations dans le chef d'un particulier et que le juge national n'est pas tenu de s'inspirer d'une directive non encore transposée, il est évidemment, comme le dit la Commission, sans intérêt que le délai prévu pour l'adaptation de la législation nationale à une directive soit ou non venu à expiration.

33. A titre principal, je vous propose dès lors de répondre à cette question comme suit:

« La réponse aux trois premières questions ne serait pas différente si, au moment des faits, le délai imparti à l'État membre pour adapter la législation nationale n'était pas encore venu à expiration. »

34. Mais comme la juridiction nationale, en posant sa quatrième question, est probablement partie de l'idée que l'écoulement de ce délai permettrait effectivement d'appliquer la directive à l'encontre du défendeur au principal et comme, à mon avis, tel ne saurait être le cas, vous pourriez éventuellement aussi répondre que, à la lumière de la réponse donnée par la Cour aux trois premières questions, la réponse à la quatrième question est devenue sans objet.

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( *1 ) Voir, notamment, arrêt du 5 avril 1979 dans l'affaire 148/78, Ministere public/Ratti, Rec. p. 1629.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 80/86
Date de la décision : 17/03/1987
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Arrondissementsrechtbank Arnhem - Pays-Bas.

Possibilité d'opposer à un justiciable une directive non encore transposée.

Rapprochement des législations

Denrées alimentaires

Agriculture et Pêche


Parties
Demandeurs : Procédure pénale
Défendeurs : Kolpinghuis Nijmegen BV.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mischo
Rapporteur ?: Due

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1987:138

Source

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