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17/06/1986 | CJUE | N°168/85

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 17 juin 1986., Commission des Communautés européennes contre République italienne., 17/06/1986, 168/85


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN MISCHO

présentées le 17 juin 1986

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Par le présent recours, la Commission vise, en substance, à faire constater que la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité CEE en maintenant en vigueur des dispositions législatives qui ne respectent pas le principe de l'égalité de traitement entre les ressortissants italiens et ceux des autres États membres de la Communauté en ce qui concerne l'

accès à certaines professions.

En vertu des dispositions en cause:

1) ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN MISCHO

présentées le 17 juin 1986

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Par le présent recours, la Commission vise, en substance, à faire constater que la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité CEE en maintenant en vigueur des dispositions législatives qui ne respectent pas le principe de l'égalité de traitement entre les ressortissants italiens et ceux des autres États membres de la Communauté en ce qui concerne l'accès à certaines professions.

En vertu des dispositions en cause:

1) l'assimilation des ressortissants des autres États membres aux ressortissants italiens pour l'accès à différentes activités professionnelles liées au tourisme est subordonnée à la condition de réciprocité (article 11 de la loi-cadre sur le tourisme et les initiatives en faveur du renforcement et de l'amélioration de l'offre touristique) ;

2) l'inscription des ressortissants étrangers sur les listes spéciales annexées au tableau des journalistes professionnels et publicistes est soumise à la condition de réciprocité et l'inscription des journalistes stagiaires sur le registre des stagiaires est réservée aux seuls ressortissants italiens (articles 28, 29, 31, 33, 35, 36 et 38 de la loi n° 69, du 3 février 1963, sur le statut de la profession de journaliste) ;

3) l'admission aux concours pour l'attribution des postes de pharmacien disponibles pour l'exercice privé de cette profession est réservée aux seuls ressortissants italiens (article 3 de la loi n° 475, du 2 avril 1968, intitulée « Dispositions concernant le service pharmaceutique »).

Au cours de la seconde moitié de l'année 1983, suite à des demandes d'explication de la Commission, le gouvernement italien a fait parvenir à celle-ci plusieurs documents dont il résultait qu'il avait, au moyen de circulaires administratives adressées au conseil national de l'ordre des journalistes ainsi qu'aux commissaires du gouvernement dans les différentes régions, instruit les autorités compétentes d'assimiler, en conformité avec le droit communautaire, les ressortissants des autres États
membres aux ressortissants italiens pour ce qui concerne respectivement l'inscription sur les listes des journalistes et l'accès aux concours pour l'attribution des officines de pharmacie.

La Commission n'a pas pour autant renoncé à introduire le présent recours en manquement.

A l'appui de sa requête, elle développe principalement deux moyens:

1) l'illégalité des clauses de réciprocité, confirmée par les arrêts de la Cour du 22 juin 1972 (Frilli, 1/72, Rec. 1972, p. 457), du 28 juin 1977 (Patrick, 11/77, Rec. 1977, p. 1199) et du 25 octobre 1979 (Commission/Italie, 159/78, Rec. 1979, p. 3247);

2) l'insuffisance des circulaires administratives aux fins de remédier à l'incompatibilité d'une disposition législative nationale avec le droit communautaire, résultant de toute une série d'arrêts ( 1 ).

Le gouvernement italien, par contre, estime que:

1) la condition de réciprocité ne porte pas à conséquence car elle est toujours et automatiquement remplie par les ressortissants des autres États membres en vertu des dispositions directement applicables du traité;

2) les circulaires administratives sont des moyens appropriés, non pas pour abroger formellement les dispositions législatives en cause, mais pour confirmer qu'elles ne sauraient prévaloir sur des dispositions de droit communautaire directement applicables.

Ce gouvernement ne conteste donc pas l'incompatibilité formelle des législations incriminées avec le droit communautaire, mais prétend que ces textes ne constituent aucun obstacle réel à la libre circulation des personnes et des services, étant donné, notamment, le caractère directement applicable des articles 48, 52 et 59 du traité CEE.

Est-ce que le gouvernement italien a raison de considérer que, dans ces conditions, on n'est pas en présence d'un manquement au traité? Je ne le pense pas.

Quant à l'illégalité de la clause de réciprocité, il me suffira de renvoyer à l'arrêt 159/78, déjà cité, où la Cour a jugé incompatible avec l'article 52 du traité CEE une disposition législative d'un État membre contenant une condition de réciprocité dont n'étaient pas exemptés les ressortissants des autres États membres (point 23, Rec. 1979, p. 3247, 3264). Elle a ajouté que « le maintien inchangé dans la législation d'un État membre d'un texte incompatible avec une disposition du traité, même
directement applicable dans l'ordre juridique des États membres, donne lieu à une situation de fait ambiguë en maintenant les sujets de droit concernés dans un état d'incertitude quant aux possibilités qui leur sont réservées de faire appel au droit communautaire » et qu'« un tel maintien constitue dès lors, dans le chef dudit État, un manquement aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE » (sommaire, point 3, Rec. 1979, p. 3247, 3248; voir également point 22, p. 3264).

Or, une circulaire administrative, comme le gouvernement italien le reconnaît d'ailleurs, ne peut certainement pas apporter une modification à un texte de loi.

Même s'il est vrai que les arrêts relatifs aux circulaires administratives, cités par la Commission, portent tous sur l'exécution incomplète ou sur l'inexécution de directives, il ne saurait y avoir de doutes que les principes y développés par la Cour doivent être appliqués par analogie au cas d'espèce ( 2 ). Il s'ensuit que, si l'adaptation du droit national à des dispositions directement applicables du droit communautaire exige des modifications de dispositions législatives existantes, cette
adaptation ne peut se faire qu'au moyen de « dispositions internes ayant un caractère contraignant» (arrêt 96/81, point 12, Rec. 1982, p. 1791, 1804) et « ayant la même valeur juridique » (arrêt 102/79, point 10, Rec. 1980, p. 1473, 1486).

Tel n'est certainement pas le cas des circulaires administratives qui, comme la Cour l'a dit dans toute une série d'arrêts, sont « par nature modifiables au gré de l'administration et dépourvues d'une publicité adéquate ».

Mais voilà que le gouvernement italien demande à la Cour d'aller au-delà de son arrêt 159/78 et, pour ainsi dire, de dispenser les États membres, « en présence de situations limpides et claires ne donnant lieu à aucun risque de confusion ou d'insécurité juridique », de l'obligation de mettre formellement leurs législations nationales en conformité avec les dispositions communautaires directement applicables.

Pour lui, en effet, le problème fondamental du présent litige n'est pas de nature juridique, mais d'ordre pratique: les dispositions directement applicables du traité se substituant aux normes juridiques nationales contraires, il serait inutile et fastidieux de les abroger ou de les modifier toutes formellement, cela d'autant plus « qu'avec l'évolution du temps, tout citoyen communautaire aurait acquis des certitudes quant aux droits qu'il peut faire valoir dans les États membres autres que celui
dont il est ressortissant » (mémoire en défense, p. 7). En particulier, depuis les premiers arrêts de la Cour sur l'applicabilité directe des articles 48 ( 3 ), 52 ( 4 ) et 59 ( 5 ), l'insécurité juridique n'aurait cessé de s'amenuiser, de sorte que les droits que les citoyens communautaires tirent de ces articles seraient suffisamment garantis, même en l'absence d'une abrogation formelle des législations nationales contraires, dont le maintien ne serait alors plus constitutif d'un manquement.

Notons tout d'abord que, dans la présente affaire, il ne s'agit pas seulement du maintien, mais aussi de l'introduction d'une disposition incompatible avec le traité.

Il est hors de doute que les « certitudes acquises par les citoyens communautaires quant à leurs droits dans les autres États membres » ont, pour le moins, dû être ébranlées, sinon totalement remises en question, par le fait que c'est en 1983, soit plus de treize ans après la fin de la période de transition et près de dix ans après les arrêts Van Duyn, Reyners et Van Binsberghen, que le parlement italien a adopté la loi-cadre sur le tourisme.

En second lieu, il serait hasardeux de supposer que, désormais, la plupart des citoyens de la Communauté aient une connaissance précise des droits découlant pour eux du traité. Le raisonnement suivi par la Cour dans l'affaire 159/78 reste valable même aujourd'hui. Un texte de loi comportant une clause de nationalité ou une condition de réciprocité est susceptible d'exercer un effet dissuasif sur les particuliers qui voudraient exercer leur profession dans le pays en question, car ceux-ci ne
connaissent pas nécessairement la jurisprudence de la Cour, et certainement pas les circulaires administratives des États membres. Le maintien d'une disposition contraire au droit communautaire constitue, dès lors, un manquement également parce qu'il risque de nuire à la réalisation des buts du traité (article 5 du traité CEE).

Le principe suivant lequel une disposition directement applicable ne dispense pas les États membres de mettre leur législation en concordance avec le droit communautaire a d'ailleurs été réaffirmé par la Cour — à propos des règlements — aussi récemment que le 20 mars 1986 (affaire 72/85, Commission/Pays-Bas, point 20, Rec. 1986, p. 1219, 1229).

Rappelons enfin le caractère spécifique de la procédure de l'article 169 qui vise à faire constater et à faire cesser tout comportement d'un État membre qui serait contraire à une des obligations qui lui incombent en vertu du traité.

La Cour en a déduit, comme elle vient de le rappeler dans son arrêt du 18 mars 1986 (affaire 85/85, Commission/Belgique, Rec. 1986, p. 1149), que « l'existence de voies de droit ouvertes auprès des juridictions nationales ne saurait préjudicier à l'exercice du recours visé à l'article 169 du traité, les deux actions poursuivant des buts et ayant des effets différents » (point 24). Elle y renvoie expressément à son arrêt du 17 février 1970 (affaire 31/69, Commission/Italie, Rec. p. 25) dans lequel
elle avait rejeté, pour le même motif, l'argument de la défenderesse suivant lequel la sanction de l'inexécution par un État membre de règles communautaires directement applicables ne relèverait pas du champ d'application de l'article 169, mais de la compétence des tribunaux nationaux saisis par les intéressés (point 7, Rec. 1970, p. 33).

Dès l'arrêt Van Gend et Loos du 5 février 1963 (affaire 26/62, Rec. 1963, p. 1), qui a jeté les bases de la jurisprudence relative à l'applicabilité directe du droit communautaire, la Cour avait statué que « la vigilance des particuliers intéressés à la sauvegarde de leurs droits entraîne un contrôle efficace qui s'ajoute à celui que les articles 169 et 170 confient à la diligence de la Commission et des États membres » (Rec. 1963, p. 25).

Il résulte logiquement de ce qui précède qu'un État membre ne saurait prendre prétexte de l'existence d'une disposition directement applicable du droit communautaire pour s'abstenir d'y conformer sa législation nationale contraire.

Comment pourrait-il en être autrement si on considère les raisons profondes qui ont conduit la Cour à reconnaître à certaines dispositions du traité un caractère directement applicable, à définir l'obligation de tout juge national de laisser inappliquée toute disposition de la loi nationale contraire au droit communautaire, que celle-ci soit antérieure ou postérieure à la règle communautaire ( 6 ), et à retenir que, dans certaines circonstances particulières ( 7 ), certaines dispositions de
directives sont susceptibles de produire des « effets directs » ( 8 ).

Il s'agit, dans tous ces cas, d'assurer aux particuliers, à titre de « garantie minimale » ( 9 ), la possibilité de faire valoir leurs droits devant les juridictions nationales en dépit du non-accomplissement de leurs obligations par les États membres.

Or, il serait pour le moins paradoxal qu'une jurisprudence établie par la Cour afin de protéger les particuliers contre la carence de leurs gouvernements puisse maintenant être invoquée par ces gouvernements pour prolonger leur carence ou pour se dispenser complètement d'adapter leur droit interne aux exigences du droit communautaire.

Pour toutes les considérations qui précèdent, je propose à la Cour de constater, conformément aux conclusions de la Commission, que, en maintenant en vigueur les dispositions législatives incriminées, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 48, 52 et 59 du traité CEE et, en application de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, de condamner la République italienne aux dépens.

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( 1 ) Arrêts rendus le 6 mai 1980 dans l'affaire 102/79, Commission/Belgique, Rec. 1980, p. 1473, le 25 mai 1982 dans l'affaire 96/81, Commission/Pays-Bas, Rec. 1982, p. 1791, le 25 mai 1982 dans l'affaire 97/81, Commission/Pays-Bas, Rec. 1982, p. 1819, le 15 décembre 1982 dans l'affaire 160/82, Commission/Pays-Bas, Rec. 1982, p. 4637, le 1er mars 1983 dans l'affaire 300/81, Commission/Italie, Rec. 1983, p. 449, et le 15 mars 1983 dans l'affaire 145/82, Commission/Italie, Rec. 1983, p. 711.

( 2 ) Dans l'affaire 159/78, le gouvernement italien avait, d'ailleurs, également invoqué l'existence d'une circulaire administrative assimilant les ressortissants des autres États membres à ses propres ressortissants.

( 3 ) Arrêt 167/73 du 4 avril 1974, Commission/France, Rec. 1974, p. 359, et plus particulièrement arrêt Van Duyn du 4 décembre 1974, affaire 41/74, Rec. 1974, p. 1337.

( 4 ) Arrêt Reyners du 21 juin 1974, affaire 2/74, Rec. 1974, p. 631.

( 5 ) Arrêt Van Binsbergen du 3 décembre 1974, affaire 33/74, Rec. 1974, p. 1299.

( 6 ) Arrêt du 9 mars 1978, affaire 106/77, Simmenthal, Rec. p. 629, point 21.

( 7 ) « Notamment dans le cas où un État membre aurait omis de prendre les mesures d'exécution requises ou adopté des mesures non conformes à une directive» — voir arrêt du 6 mai 1980, affaire 102/79, Commission/Belgique, Rec. 1980, p. 1473, 1487, point 12.

( 8 ) Voir le chapitre spécial consacré à « l'effet direct » des directives en général dans l'arrêt du 19 janvier 1982, affaire 8/81, Ursula Becker/Finanzamt Münster-Innenstadt, Rec. p. 53.

( 9 ) Voir, pour les règlements, l'arrêt précité dans l'affaire 72/85, point 20, et, pour les directives, l'arrêt précité dans l'affaire 102/79, point 12.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 168/85
Date de la décision : 17/06/1986
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Manquement: liberté d'établissement - Accès aux professions de journaliste professionnel, journaliste stagiaire, publiciste, aux activités professionnelles liées au tourisme et aux concours pour l'attribution des officines de pharmacie.

Libre circulation des travailleurs

Droit d'établissement

Libre prestation des services


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République italienne.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mischo
Rapporteur ?: Koopmans

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1986:249

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