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10/07/1980 | CJUE | N°40/79

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Warner présentées le 10 juillet 1980., Mme P contre Commission des Communautés européennes., 10/07/1980, 40/79


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 10 JUILLET 1980 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La requérante dans cette affaire, Mme P., est membre du personnel de la Commission (au grade C 4) mais ce n'est pas la base de son action. La base de son action réside dans le fait que son ancien époux, feu Manfredo C., était également fonctionnaire de la Commission (au grade D 2). Nous l'appelons «son ancien époux» mais la question de savoir si elle est sa veuve ou sa femme divorcée est litigieus

e dans cette affaire.

En substance, la question que vous êtes, Messieurs, appelés à tran...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 10 JUILLET 1980 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La requérante dans cette affaire, Mme P., est membre du personnel de la Commission (au grade C 4) mais ce n'est pas la base de son action. La base de son action réside dans le fait que son ancien époux, feu Manfredo C., était également fonctionnaire de la Commission (au grade D 2). Nous l'appelons «son ancien époux» mais la question de savoir si elle est sa veuve ou sa femme divorcée est litigieuse dans cette affaire.

En substance, la question que vous êtes, Messieurs, appelés à trancher, est de savoir si, par suite du décès de son ancien époux, la requérante a droit à la pension de survie au titre de l'annexe VIII du statut des fonctionnaires.

Les articles 17 à 20 de l'annexe VIII prévoient le paiement d'une pension de survie à la veuve d'un fonctionnaire ou d'un ancien fonctionnaire. L'article 26 dispose que la veuve qui se remarie cesse d'avoir droit à sa pension de survie mais elle bénéficie alors, dans certaines circonstances, du versement d'une petite somme en capital. L'article 27 est libellé comme suit:

«La femme divorcée d'un fonctionnaire a droit, au décès de ce dernier, à la pension de survie définie au présent chapitre, sous réserve que le jugement prononçant le divorce n'ait pas été rendu à ses torts exclusifs. La femme divorcée perd ce droit si elle s'est remariée avant e décès de son ancien époux. Elle bénéficie des dispositions de l'article 26 ci-dessus si elle se remarie après le décès de son ancien époux.»

Ces termes résultent d'une modification du statut arrêtée en 1978 par le règlement (CECA, CEE, Euratom) n° 912/78 du Conseil. En conséquence, on ne saurait affirmer soit que ces termes ont été choisis à la lumière de la législation des seuls six États membres originaires, soit qu'ils ont été choisis uniquement sur la base des législations des États membres telles qu'elles existaient lorsque le statut a été adopté pour la première fois en 1968.

Les faits de la présente affaire peuvent être résumés comme suit.

La requérante et son ancien époux sont tous deux nés en Silésie, elle en 1936, lui en 1939. Elle était par naissance ressortissante allemande, lui avait la nationalité italienne. Ils se sont mariés à Woluwé-Saint-Lambert, un faubourg de Bruxelles, le 27 avril 1963. Par suite du mariage, elle a acquis la nationalité italienne mais elle a également conservé sa nationalité allemande. Deux enfants sont nés du mariage, tous deux en Belgique, l'un le 2 octobre 1963 et l'autre le 19 septembre 1968.

Le 2 février 1971, la requérante a introduit une demande en divorce auprès du tribunal de première instance de Bruxelles. A l'appui de sa demande, elle a allégué dix faits, consistant, en substance, dans des allégations de cruauté et d'adultère de la part de son époux. A la même époque, celui-ci a engagé une procédure pénale contre la requérante pour adultère. (Il apparaît qu'aux termes de la législation belge, un époux a la possibilité cr engager une telle action contre sa femme.) La procédure
pénale a pris fin par un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du 1er mai 1974 l'acquittant du chef d'adultère. Apparemment, toutefois, cet arrêt (dont aucune copie ne figure parmi les documents produits devant la Cour) a établi l'existence de ce qui a été décrit comme «des relations gravement injurieuses à ľégard de» M. C. entre la requérante et un certain «M... B...» Sur la base de cette constatation, M. C. a introduit contre la requérante une demande reconventionnelle en divorce devant le
tribunal de première instance.

Par jugement daté du 13 juin 1975 (dont une copie figure parmi les pièces produites devant nous — annexe 1 à la requête), le tribunal de première instance a statué sur quatre points. Il a d'abord autorisé la requérante à prouver les dix faits qu'elle avait allégués. Deuxièmement, il a «autorisé» le divorce «aux torts de» la requérante. Il nous a été expliqué que cela résultait de ce qu'en Belgique, aucune juridiction ne prononce en fait un divorce; le mariage est dissous par l'enregistrement du
jugement autorisant le divorce sur les «registres de l'état civil» du lieu où le mariage a été célébré. Dans le cas présent, le jugement a été enregistré à Woluwe-Saint-Lambert (voir annexe 1 au mémoire en défense). Troisièmement, le tribunal a maintenu en vigueur les ordonnances de référé rendues par son président en vertu desquelles la garde des deux enfants nés du mariage et l'administration de leurs biens étaient confiées à la requérante, et par lesquelles M. C. avait été condamné à verser
mensuellement une certaine somme à titre de contribution aux frais d'entretien et d'éducation des enfants. Enfin, le tribunal a réservé les dépens.

La requérante n'a pas fait usage de l'autorisation qui lui avait été donnée par le jugement de produire les preuves étayant les allégations de sa demande en divorce. Il nous a été indiqué en son nom que cela était dû au fait qu'elle avait obtenu par le jugement tout ce qu'elle désirait, à savoir le divorce et la garde de ses enfants ainsi que la condamnation de M. C. à effectuer des paiements pour leur entretien et leur éducation, de sorte qu'elle n'avait aucune raison de souhaiter s'exposer aux
frais et aux préoccupations d'une autre procédure.

M. C. est décédé le 31 octobre 1977.

Par lettre du 25 mai 1978 (annexe 2 à la requête), le chef de la division «Droits individuels et privilèges» de la direction générale du personnel et de l'administration de la Commission a informé la requérante qu'aux termes de l'article 27 de l'annexe VIII du statut, elle n'avait pas droit à une pension de survie, mais que la pension d'orphelin serait versée pour les deux enfants en application de l'article 80 du statut.

Le 11 août 1978, la requérante a introduit une réclamation au titre de l'article 90 (2) du statut contre le refus de lui allouer une pension de survie (annexe V à la requête). Elle n'a reçu aucune réponse à cette réclamation de sorte qu'elle doit être considérée comme ayant été implicitement rejetée.

Dans le présent recours, la requérante conclut à ce qu'il plaise à la Cour:

i) déclarer que la décision du 25 mai 1978 lui refusant une pension de survie est nulle et non avenue;

ii) déclarer que la décision implicite de rejet de sa réclamation du 11 août 1978 est nulle;

iii) condamner la Commission à lui allouer une pension de survie et

iv) les intérêts moratoires sur les mensualités échues de cette pension.

Par ordonnance du 4 octobre 1979, la Cour a admis l'intervention de la mère de M. C, Mme C, en sa qualité de «subrogée-tutrice» des deux enfants. Ils ont un intérêt à la solution du litige dans la mesure où, en vertu des dispositions de l'article 80 du statut, leur pension d'orphelin serait réduite de moitié si la requérante percevait une pension de survie.

Nous dirons immédiatement, afin d'éliminer ce problème, qu'à notre avis, la conclusion de la requérante relative à la décision implicite de rejet de sa réclamation est mal conçue. Ainsi que la troisième chambre l'a récemment souligné dans les affaires jointes 33 à 75/79, Kuhner/Commission (28 mai 1980, non encore publié — voir le 9e attendu de l'arrêt), une telle décision ne faisant que confirmer l'acte contesté ne constitue pas elle-même une acte attaquable au titre de l'article 91 du statut. Mais
cela n'est qu'un aspect formel.

A l'appui de ses demandes sur le fond, trois moyens principaux ont été invoqués au nom de la requérante.

D'abord il a été affirmé, au regard de l'article 184 du traité CEE, que la condition énoncée à l'article 27 de l'annexe VIII du statut du personnel sur laquelle la Commission avait fondé son refus de lui accorder une pension, c'est-à-dire la condition «que le jugement prononçant le divorce n'ait pas été rendu à ses (la femme divorcée) torts exclusifs», est illégale. Il a été soutenu dans la requête qu'il en était ainsi pour une série de raisons mais, dans la réplique et à l'audience, la requérante
s'est bornée à affirmer que cela procédait du fait que la condition en question violait le principe de l'égalité de traitement dans la mesure où elle pouvait affecter uniquement les femmes divorcées dans un pays où la juridiction saisie a la possibilité de prononcer le divorce aux torts de l'un ou l'autre des époux.

En second lieu et à titre subsidiaire, la requérante a fait valoir que la Commission l'avait considérée à tort comme la femme divorcée de M. C. plutôt que comme sa veuve parce que le divorce belge ne serait reconnu ni en Italie, le pays de leur nationalité commune, ni en Allemagne, dont elle était ressortissante.

Troisièmement et toujours à titre subsidiaire, elle a soutenu que, selon une interprétation correcte, le jugement du 13 juin 1975 n'a pas prononcé le divorce «à ses torts exclusifs», de sorte que la condition énoncée à l'article 27 était, en fait, remplie.

Nous sommes parvenu à la conclusion que le premier moyen de la requérante est bien fondé.

Les législations pertinentes des États membres peuvent être résumées comme suit. Dans un État membre, l'Irlande, la législation ne comporte pas de dispositions sur le divorce. Dans trois États, la Belgique, la France et le Luxembourg, la juridiction autorisant ou prononçant un divorce peut le faire aux torts de l'une ou de l'autre ou des deux parties, encore que la possibilité du divorce par consentement mutuel existe également. Dans les cinq États membres restants, le divorce est prononcé sur la
base de la rupture irrémédiable du mariage, sans attribution de torts. En Italie, il en a toujours été ainsi depuis que le divorce a été introduit en 1970. Dans les quatre autres de ces États membres, cela résulte d'une réforme relativement récente visant à abolir le concept de délit ou de faute matrimoniale. Cette abolition est intervenue en 1969 au Danemark, en Angleterre et au pays de Galles, en 1971 aux Pays-Bas, en 1976 en Allemagne et en Ecosse, et en 1978 en Irlande du Nord. Cela ne signifie
évidemment pas que le comportement des parties ne puisse pas être pris en considération par les juridictions dans certains de ces pays aux fins de statuer sur la question de savoir si le mariage est irrémédiablement rompu ou de se prononcer sur des problèmes tels 3ue l'entretien et la garde des enfants nés u mariage. Le point essentiel est cependant que les torts ne sont pas attribués pour la dissolution du mariage. La condition énoncée à l'article 27 ne peut donc s'appliquer qu'aux femmes qui sont
soumises à la compétence en matière de divorce des tribunaux de Belgique, de France et du Luxembourg (ou de tout État tiers dans lequel le concept de délit matrimonial continue d'exister). En d'autres termes, l'article 27 prévoit que les femmes dont le comportement a été similaire sont traitées différemment selon que leur situation personnelle (nationalité, domicile, etc.) les place sous la juridiction des tribunaux de l'un ou l'autre pays. De fait, il peut exister dans certains cas un choix de
juridiction de sorte que l'applicabilité ou l'inapplicabilité de la condition peut dépendre de la manière dont le choix est exercé. En outre, même lorsque le divorce est accordé en Belgique, en France ou au Luxembourg, il dépendra du choix de la procédure, c'est-à-dire de la question de savoir si le divorce est obtenu dans le cadre d'une procédure contentieuse ou par consentement.

La Commission a fait valoir que cette discrimination (que nous n'hésiterons pas à qualifier d'arbitraire) trouvait son origine non pas dans les dispositions de l'article 27 qui s'appliquent, en soi, uniformément à tous, mais dans le fait, auquel les institutions communautaires étaient incapables d'échapper, que les législations des différents pays étaient différentes. Nous ne pouvons pas accepter cet argument. L'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire 21/74, Airola/Commission (Recueil 1975, p. 221)
montre qu'on ne doit pas permettre que les dispositions des législations des Etats membres entraînent des discriminations lorsque cela peut être évité. Les législations des États membres (et peut-être également celles des autres États) sont des faits dont les institutions communautaires doivent, le cas échéant, tenir compte en élaborant leur législation. Il existe sans aucun doute des cas dans lesquels il est impossible de concevoir cette législation de manière à éviter entièrement les différences
de traitement dues aux disparités entre ces législations. Mais, en l'occurrence, on a adopté une formule qui, de par sa nature même, devait aboutir à une discrimination parce qu'elle pouvait avoir pour effet d'exclure des prestations uniquement les femmes, aux cas desquelles des législations nationales particulières étaient applicables. Au nom de la Commission, on nous a cité un certain nombre d'exemples de domaines dans lesquels, affirmait-on, des disparités entre les législations nationales
pouvaient donner lieu à un traitement différencié dans le cadre du droit communautaire. L'un des exemples concernait l'âge de la majorité. A notre avis, le choix de cet exemple n'était pas hereux parce que l'article 2 (3) de l'annexe VII du statut du personnel surmonte tout problème résultant du fait que l'âge de la majorité n'est pas le même dans tous les pays, en fixant certaines limites d'âge à l'intérieur desquelles les prestations familiales sont dues. Si, au contraire, il avait prévu qu'elles
devaient être payées jusqu'à ce que chaque enfant ait atteint la majorité, il aurait presque certainement été discriminatoire. Nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire d'absorber votre temps, Messieurs, en rappelant les autres exemples cités par la Commission. Ils ne nous ont pas convaincu qu'il était admissible que le statut prévoit que des fonctionnaires ou leurs personnes à charge soient traités différemment sur la base des législations nationales qui leur sont applicables lorsque cela pouvait
être évité.

Moins convaincant encore, à notre avis, a été l'argument, présenté au nom de la Commission, selon lequel une pension de survie doit être considérée comme un substitut à l'obligation d'entretien qui pesait, de son vivant, sur le fonctionnaire décédé. Une telle pension, a-t-on affirmé, était refusée aux femmes divorcées à leurs torts exclusifs parce qu'elles n'auraient normalement pas droit à la pension alimentaire. Cet argument nous semble être en contradiction avec ce que la Cour a déclaré dans
l'affaire 24/71, Meinhardt/Commission (Recueil 1972, p. 269, 3e attendu de l'arrêt), en ce sens que les dispositions de l'annexe VIII n'ont pas pour objet d'assurer à la veuve ou à l'épouse divorcée la continuation sous une forme différente d'une obligation alimentaire résultant du mariage ou du divorce, mais fondent un droit que les intéressées tiennent directement du statut en leur seule qualité de veuve ou d'épouse divorcée. La prémisse sur laquelle l'argument de la Commission se fonde n'est, en
fait, pas correcte non plus. Au regard des législations des États membres dans leur ensemble, il est manifestement impossible d'affirmer, même d'une manière générale, que le droit d'une femme divorcée à une pension alimentaire due par son ancien époux est subordonné à la question de savoir si le divorce a ou non été prononcé à ses torts exclusifs.

La Commission a en fait reconnu qu'il en était ainsi et il nous a été indiqué en son nom qu'elle avait proposé au Conseil une modification de l'article 27 aux termes de laquelle cet article ne conférerait à une femme divorcée le droit à une pension de survie que si celle-ci justifiait avoir été, lors du décès de son ancien époux, créancière à charge de celui-ci d'une pension alimentaire en vertu soit d'une décision de justice, soit d'une convention — bien qu'il apparaisse qu'en vertu de la
proposition telle qu'elle est actuellement formulée, la condition exigeant que le divorce n'ait pas été prononcé aux torts exclusifs de la femme serait maintenue. Il nous semble, si nous pouvons nous permettre de le dire, qu'une telle formule, abstraction fait évidemment de la condition, ne soulèverait probablement pas d'objections, mais nous estimons qu'il y a lieu d'entreprendre, avant son adoption, une étude attentive des législations des États membres (à tout le moins) en ce qui concerne les
droits à la pension alimentaire, de manière à s'assurer qu'elle n'aboutirait pas à des différences e traitement evitables.

Si vous partagez, Messieurs, notre point de vue sur cette première question, cela suffit à trancher cette affaire. Mais nous voudrions ajouter que nous sommes parvenus, après quelques hésitations, à la conclusion que si la condition énoncée dans l'article 27 est valide, la requérante peut obtenir gain de cause sur la base de son troisième moyen, c'est-à-dire au motif que le jugement du tribunal de première instance n'a pas autorisé le divorce à ses torts exclusifs.

Les avocats ont considéré cette question comme une question d'interprétation du jugement, mais nous pensons qu'il s'agit, en réalité, d'une question d'interprétation de l'article 27. La signification du jugement est suffisamment claire: il a autorisé un divorce «aux torts de» (mais non pas «aux torts exclusifs de») la requérante, il l'a autorisée à poursuivre la procédure sur la base de sa propre demande, il a maintenu des ordonnances de référé statuant sur la garde, l'entretien et l'éducation des
enfants et il a réservé les dépens. En d'autres termes, le tribunal a estimé que la requérante avait des torts tout en laissant ouverte la question de savoir si M. C. était également en tort. Il s'agit de savoir si la condition énoncée dans l'article 27 s'applique ou non à une telle situation. Aux fins de répondre à cette question il est, nous semble-t-il, utile d'examiner les termes de la condition dans toutes les six langues. Ce sont les suivants:

allemand:«sofern sie in dem Scheidungsurteil nicht für allein schuldig erklärt worden ist»;

anglais:«provided that the court which pronounced the decree of divorce did not find that the divorced wife in question was solely to blame»;

danois:«såfremt hun ved skilsmissedommen ikke har fået tillagt hele skylden»;

fiançais:«sous réserve que le jugement prononçant le divorce n'ait pas été rendu à ses torts exclusifs»;

italien:«a condizione che la sentenza di divorzio non sia stata pronunciata esclusivamente per colpa del coniuge divorziato»;

néerlandais:«mits het echtscheidingsvonnis niet alleen de vrouw als schuldige partij aanmerkt».

Ce qui en ressort, à notre avis, c'est que, pour que la condition s'applique, le jugement de divorce doit constater les torts exclusifs de la femme. Cette condition aurait, à notre avis, été remplie dans l'espèce présente s'il n'y avait pas eu de demande de la requérante ou si sa demande avait été rejetée. A notre avis, il ne suffit pas qu'à la date du décès de M. C, la seule constatation positive faite par le tribunal ait été de reconnaître les torts de la requérante parce que cela n'équivaut pas à
constater qu'elle avait exclusivement tort.

Nous en venons au deuxième moyen de la requérante qui est, comme vous vous en souvenez, Messieurs, qu'elle devrait être traitée comme la veuve de M. C. et non pas comme sa femme divorcée parce que le divorce belge ne serait reconnu ni en Italie ni en Allemagne.

Ce moyen se fonde sur l'argument suivant:

Différentes dispositions du statut, y compris celles concernant les pensions de survie, se réfèrent à l'état des personnes aux fins soit de leur accorder, soit de leur refuser des avantages. L'état des personnes est régi par le droit national et il peut se produire qu'une personne possède un état particulier au titre de la législation d'un des États membres et un état différent sous la législation d'un autre État membre. De tels conflits ne peuvent être résolus qu'en appliquant les règles du droit
international privé et l'une des règles générales du droit international privé veut que l'état d'une personne soit régi par la législation du pays dont elle possède la nationalité.

Une telle règle générale n'existe évidemment pas. Aux termes de la législation de nombreux pays (y compris les trois nouveaux Etats membres), l'état des personnes est régi, principalement, par la législation de leur «domicile». Mais l'erreur fondamentale sur laquelle cet argument repose est la supposition qu'il existe un ensemble unique et universel de règles du droit international privé auxquelles on peut recourir pour résoudre tout problème de conflit de lois. En fait, chaque pays dispose
évidemment de ses propres règles de droit international privé (qui peuvent ou non être modifiées par des conventions internationales, telles que les conventions entre la Belgique et l'Allemagne, et entre la Belgique et l'Italie, auxquelles nous avons été renvoyé). Dans la mesure où il entre en ligne de compte dans l'espèce présente, le droit international privé de chaque pays vise à permettre aux juridictions de ce pays de statuer sur la question de savoir si elles reconnaissent un divorce étranger.

La question est donc de savoir si la Cour doit énoncer une série de règles de droit international privé applicables sur le plan communautaire. Une simple règle qui s'appuyerait sur la nationalité de la personne concernée ne serait certainement pas suffisante, d'abord parce qu'elle pourrait aboutir à des résultats artificiels et inéquitables dans des cas concernant des ressortissants ou des personnes domiciliées dans des États membres dans lesquels le domicile revêt une importance déterminante,
ensuite parce que, dans le cas d'au moins un État membre, le Royaume-Uni, une telle règle serait, en soi, inopérante — les ressortissants du Royaume-Uni, tels qu'ils sont définis aux fins du droit communautaire (voir, à cet égard, l'arrêt rendu dans l'affaire 257/78, Devred/Commission, 14 décembre 1979, non encore publié) étant soumis à un éventail de systèmes juridiques différents — et, enfin, parce que cela n'établirait pas nécessairement l'état d'une personne qui, à l'instar de la requérante de
l'espèce présente, possède la double nationalité. En fait, le texte de la convention de La Haye du 1er juin 1970 sur la reconnaissance des divorces et des séparations légales, à laquelle nous avons été renvoyés par l'avocat de la Commission, illustre de manière éclatante la complexité qu'aurait nécessairement un tel ensemble de règles. A notre avis, de bonnes raisons s'opposent à ce que la Cour se lance dans une telle entreprise.

En premier lieu, cela équivaudrait à une législation juridictionnelle. Il pourrait en être autrement si la convention de La Haye avait été ratifiée par tous les États membres ou, peut-être, par la plupart d'entre eux. Mais il apparaît qu'elle n'a été ratifiée que par deux États membres (le Danemark et le Royaume-Uni).

En second lieu, cela ne dispenserait pas nécessairement les services du personnel des institutions communautaires responsables de l'application du statut d'enquêter en vue d'établir si un divorce obtenu dans un pays serait effectif dans un autre. La complexité et les incertitudes potentielles ainsi que les frais de telles recherches sont parfaitement illustrés par le débat suscité en l'espèce par les questions de savoir si, et dans quelle mesure, le divorce belge serait reconnu, selon le cas, en
Allemagne et en Italie, questions auxquelles, en dépit de toute la science qui leur a été consacrée, il ne nous a pas semblé que l'on nous ait fourni des réponses tout à fait claires.

En tout état de cause, cela serait, dans un cas tel que l'espèce présente, inapproprié. Comme la Cour l'a fait remarquer dans son ordonnance du 4 octobre 1979 admettant l'intervention de Mme C, l'arrêt que vous rendrez, Messieurs, dans cette affaire, ne peut pas avoir et n'aura pas pour effet de trancher à tous égards la question de l'état de la requérante. Il statuera uniquement sur la question de savoir si la requérante a droit à une pension de survie au titre des dispositions du statut. Si le
point de vue que nous avons exprimé sur ses premier et troisième moyens est erroné, la réponse ne peut dépendre que du point de savoir si, aux fins de ces dispositions, la requérante doit être considérée comme une veuve ou comme une femme divorcée. A cet égard, nous ne doutons pas, pour notre part, que, dans le cadre des rapports entre une personne et une institution communautaire en matière statutaire, une personne qui a engagé une action devant les juridictions d'un État (qu'il s'agisse ou non
d'un État membre) ou admis la juridiction de celles-ci, ne saurait prétendre que la décision de ces juridictions ne lie pas. Voilà, Messieurs, jusqu'où il vous suffit d'aller en l'espèce puisque la requérante elle-même a engagé l'action devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Nous ne pensons pas non plus qu'il soit nécessaire d'examiner les questions qui ont été évoquées au cours des débats sur le point de savoir quelles auraient été les conséquences s'il avait été démontré que le
tribunal s'était à tort reconnu compétent, même en droit belge, ou qu'il avait agi en violation des droits de la défense.

Nous concluons donc au rejet du deuxième moyen de la requérante.

Eu égard, cependant, aux points de vue que nous avons exprimés sur ses premier et troisième moyens, nous estimons que vous devriez, Messieurs, déclarer nulle la décision, notifiée à la requérante par la lettre du 25 mai 1978, du chef de la division «Droits individuels et privilèges» de la direction générale du personnel et de l'administration de la Commission, lui refusant une pension de survie.

Quant à la réparation conséquente, vous disposez, Messieurs, en vertu de la dernière phrase de l'article 91 (1) du statut, d'une compétence de pleine juridiction.

Vous avez, en particulier, la compétence de condamner la Commission à allouer à la requérante une pension de survie conformément aux dispositions de l'annexe VIII du statut (voir l'affaire Meinhardi) et nous pensons que vous devriez le faire puisque la requérante conclut à une telle condamnation. Mais la condamnation devrait, à notre avis, spécifier qu'il y a lieu de déduire des mensualités échues de la pension, des sommes égales à la moitié des pensions d'orphelin perçues par la requérante au titre
de ses enfants. Pour l'avenir, un ajustement de ces pensions devrait, sauf erreur de notre part, être automatique.

La requérante réclame également le paiement d'intérêts moratoires au taux de 8 % sur les mensualités échues de sa pension, sans spécifier à partir de quelle date. En ce qui concerne le taux, nous croyons que les deux dernières affaires dans lesquelles la Cour a accordé des intérêts ont été l'affaire 115/76, Leonardini/Commission (Recueil 1978, p. 735), où 8 % ont été réclamés et accordés, et l'affaire 114/77, Jacquemart/Commission (Recueil 1978, p. 1897), dans laquelle 6 % ont été réclamés et
accordés. Nous pensons donc que 8 % pourraient être accordés dans l'espèce présente. Quant à la date, nous avons résumé les principes pertinents dans nos conclusions dans l'affaire Jacquemart (voir Recueil 1978 aux p. 1718 et 1719) et nous étions parvenu à la conclusion que la date appropriée dans ce cas était celle à laquelle la requérante avait saisi la Commission de sa réclamation. La Cour a adopté ce point de vue.

A notre avis, la même solution devrait s'appliquer ici, de sorte que les intérêts sur les arrérages devraient courir à compter du 11 août 1978 dans le cas des mensualités de la pension échues avant cette date.

Enfin, la requérante demande que la Commission soit condamnée aux dépens de l'instance et il devrait, à notre avis, être statué en ce sens.

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( 1 ) Traduit de l'anglais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 40/79
Date de la décision : 10/07/1980
Type de recours : Recours de fonctionnaires - fondé

Analyses

Fonctionnaires: pension de survie.

Statut des fonctionnaires et régime des autres agents


Parties
Demandeurs : Mme P
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Warner
Rapporteur ?: Koopmans

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1980:191

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