La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/12/1979 | CJUE | N°52/79.

CJUE | CJUE, Conclusions jointes de l'Avocat général Warner présentées le 13 décembre 1979., Procureur du Roi contre Marc J.V.C. Debauve et autres., 13/12/1979, 52/79.


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 13 DÉCEMBRE 1979 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Introduction

De ces deux affaires, la première, l'affaire 52/79, est déférée à la Cour à titre préjudiciel par le tribunal correctionnel de Liège et la seconde, l'affaire 62/79, l'est par la cour d'appel de Bruxelles.

Toutes deux soulèvent des problèmes d'interprétation des articles 59 à 66 du traité CEE, relatifs à la libre circulation des services.

Toutes deu

x ont pour toile de fond les activités d'entreprises assurant des services de télédistribution en Belgique. Un tel s...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 13 DÉCEMBRE 1979 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Introduction

De ces deux affaires, la première, l'affaire 52/79, est déférée à la Cour à titre préjudiciel par le tribunal correctionnel de Liège et la seconde, l'affaire 62/79, l'est par la cour d'appel de Bruxelles.

Toutes deux soulèvent des problèmes d'interprétation des articles 59 à 66 du traité CEE, relatifs à la libre circulation des services.

Toutes deux ont pour toile de fond les activités d'entreprises assurant des services de télédistribution en Belgique. Un tel service consiste essentiellement à capter au moyen d'une antenne des signaux de télévision émis par la voie des airs et à distribuer ces signaux par câble aux téléviseurs de ceux qui ont souscrit au service. Il nous a été dit que d'un point de vue technique, c'est uniquement l'échelle et le caractère professionnel de l'opération (en particulier les dimensions et la situation
des antennes ainsi que le degré de maintenance) qui la distinguent de celle consistant en l'utilisation d'une antenne ordinaire destinée à capter des émissions télévisées dans, par exemple, un immeuble à appartements multiples.

La télédistribution par câble a été dite avoir quatre effets bénéfiques. Tout d'abord, elle constitue un moyen de surmonter les obstacles à la réception directe d'émissions, tels que collines, forêts et grands immeubles. Ensuite, elle améliore la qualité tant de l'image que du son. Troisièmement, elle permet aux abonnés de recevoir des programmes de télévision, même s'ils vivent en dehors de la zone d'émission des stations diffusant ces programmes, c'est-à-dire en dehors de ce qui a été dénommé la
«zone de réception naturelle» de ceux-ci. Enfin, il y a un élément se rattachant à la protection de l'environnement: la télédiffusion par câble dispense ceux qui en sont les bénéficiaires d'installer des antennes privées sur le toit de leur habitation. Il a été souligné que le téléspectateur, abonné à un service de télédistribution, reçoit tous les programmes de télévision par câble, y compris ceux qui peuvent être captés à l'intérieur de la zone de réception naturelle dans laquelle il vit.

Les affaires dont il s'agit ici ont trait à des problèmes que pose la distribution par câble en Belgique de programmes émis par des stations de télévision situées en dehors du territoire belge. Une carte a été présentée à la Cour, montrant que tout endroit quelconque de Belgique est situé dans la zone de réception naturelle d'un ou de plusieurs émetteurs étrangers (britannique, néerlandais, allemand, luxembourgeois, français). L'importance de la pénétration des émetteurs étrangers telle qu'elle
était indiquée sur la carte a été mise en question par l'agent du gouvernement allemand, mais celui-ci n'a pas insisté sur la question et, de toute manière, l'aspect général de la situation n'aurait pas été grandement modifié s'il avait eu raison. Il a été dit, sans que cette affirmation n'ait été contredite, que la télédistribution par câble augmente le nombre des programmes étrangers offerts aux téléspectateurs belges en portant ceux-ci, dans les zones les plus favorisées, de deux ou trois à huit
ou dix.

L'affaire 52/79 procède des poursuites intentées du chef d'une infraction à une interdiction de diffuser de la publicité commerciale, édictée par un arrêté royal auquel nous nous référerons de manière plus détaillée dans un instant. L'affaire 62/79 remonte à une action civile formée du chef de violation de droits d'auteur.

La législation belge applicable en l'espèce

L'émission de programmes par la voie des ondes constitue en Belgique un monopole légal, couvrant à la fois la radio et la télévision. Ce monopole est régi à l'heure actuelle par une loi du 18 mai 1960 (modifiée par un décret du 12 décembre 1977) créant deux instituts d'émission, la «radiotélévision belge de la Communauté culturelle française» (désignée généralement à l'aide du sigle «RTBF») et la «Belgische radio en televisie, Nederlandse uitzendingen» (généralement désignée à l'aide du sigle
«BRT»). La loi a également créé un organisme commun, la «radiodiffusiontélévision belge — institut des services communs», lequel est responsable des services techniques administratifs financiers et culturels communs, des émissions en langue allemande et d'un service des émissions mondiales.

Entre autres restrictions, la loi, par l'article 28, paragraphe 3, interdit toute diffusion par la RTBF ou la BRT (ou, croyons-nous avoir compris, par l'institut des services communs) de messages «revêtant un caractère de publicité commerciale». Il nous a été dit que les programmes parrainés par des collectivités étatiques ou paraétatiques, telles que la Sabena, la Caisse de crédit communal et la Caisse d'épargne, sont néanmoins autorisés.

La distribution d'émissions de télévision par câble est réglée par un arrêté royal du 24 décembre 1966.

Le chapitre II de cet arrêté royal contient des dispositions relatives à l'autorisation de réseaux de distribution d'émissions par câble.

Aux termes de l'article 2, l'établissement d'un tel réseau sans autorisation du ministre compétent est interdit. Il nous a été dit que la demande d'autorisation doit indiquer les stations d'émission dont le demandeur se propose de relayer les programmes et que toute modification du groupe de stations ainsi indiqué nécessite une nouvelle autorisation.

L'article 7 prévoit que l'autorisation est accordée pour un territoire limité à une partie de commune, à une commune ou à un groupe de communes contiguës. Toutefois, le ministre compétent peut autoriser l'installation des collecteurs d'ondes et des appareils qui y sont éventuellement connectés en dehors de ce territoire.

Le chapitre VI de l'arrêté royal est intitulé «Programmes». Il contient entre autres les articles 20 à 23 lesquels sont libellés, en tant qu'ils intéressent la présente espèce, dans les termes suivants:

«Article 20

Sauf en cas d'impossibilité reconnue par la Régie des télégraphes et des téléphones, tout réseau de distribution d'émissions de radiodiffusion télévisuelle doit transmettre simultanément et dans leur intégralité toutes les émissions de la radiodiffusion télévision belge.

Article 21

Sous réserve des stipulations des conventions internationales, le distributeur peut transmettre les émissions de toute autre station de radiodiffusion télévisuelle autorisée par le pays où elle est établie.

Est toutefois interdite la transmission:

1o des émissions revêtant un caractère de publicité commerciale;

...

Article 22

I1 est interdit au distributeur de relier au réseau de distribution d'émissions de radiodiffusion télévisuelle des appareils susceptibles de distribuer des images et sons autres que ceux des programmes autorisés.

...

Article 23

Il est interdit de distribuer des émissions :

a) attentatoires à la sûreté de l'État, à l'ordre public ou aux lois belges;

b) contraires aux bonnes moeurs;

c) susceptibles de constituer un outrage aux convictions d'autrui ou une offense à l'égard d'un État étranger».

L'article 41 de l'arrêté royal prévoit que toute infraction à ces dispositions peut entraîner pour le distributeur le retrait temporaire ou définitif de l'autorisation. Cette sanction est dite prévue sans préjudice des dispositions de l'article 16 de la loi du 26 janvier 1960, aux termes duquel des amendes peuvent être infligées.

Les dispositions du droit belge en matière de droits d'auteur qui intéressent la présente espèce sont exposées dans l'ordonnance de renvoi de la cour d'appel de Bruxelles. Cette dernière y dit que la situation des entreprises de diffusion par câble est régie en Belgique par l'article 11 bis de la Convention de Berne sur la protection des œuvres littéraires et artistiques, révisée en dernier lieu à Bruxelles, le 26 juin 1948, et ratifiée par une loi belge du 26 juin 1951. Le paragraphe 1 de l'article
11 bis est libellé comme suit:

«Les auteurs d'oeuvres littéraires et artistiques jouissent du droit exclusif d'autoriser:

(i) la radiodiffusion de leurs œuvres ou la communication publique de ces œuvres par tout autre moyen servant à diffuser sans fil les signes, les sons ou les images;

(ii) toute communication publique, soit par fil, soit sans fil, de l'œuvre radiodiffusée, lorsque cette communication est faite par un autre organisme que celui d'origine;

(iii) ...»

La cour d'appel déclare que l'alinéa (ii) entre en jeu en l'espèce dans la mesure où une entreprise belge de distribution par câble constitue un organisme autre que l'émetteur d'origine et dans la mesure où la distribution d'une émission par une telle entreprise à ses abonnés est une «communication publique par fil». Cela étant, l'auteur de toute œuvre littéraire ou artistique faisant l'objet d'une émission a le droit exclusif d'autoriser sa diffusion par une telle entreprise. Si nous comprenons
bien, la cour d'appel estime que ce principe est applicable peu importe que l'émission originale ait été faite en Belgique ou ailleurs.

Selon nous, la Cour ne saurait apprécier l'opinion de la cour d'appel sur ce point, puisque dans le cadre d'un renvoi au titre de l'article 177 du traité, toute question d'interprétation du droit national est de la compétence de la juridiction nationale.

Les articles 1 et 6, paragraphe 1, de l'arrangement européen pour la protection des émissions de télévision, du 22 juin 1960, fait sous les auspices du Conseil de l'Europe (l'arrangement de Strasbourg), intéressent également dans une certaine mesure les présentes affaires. Dans la mesure où les États membres de la Communauté sont concernés, cet arrangement est en vigueur entre la Belgique, le Danemark, la France, la république fédérale d'Allemagne et le Royaume-Uni. L'arrangement n'a pas été ratifié
semble-t-il par l'Irlande, l'Italie, le Luxembourg ou les Pays-Bas.

L'article 1 de l'arrangement, dans la mesure où il intéresse la présente espèce, est libellé dans les termes suivants:

«Les organismes de radiodiffusion constitués sur le territoire d'une partie à l'arrangement en conformité de la loi de celle-ci ou effectuant des émissions sur un tel territoire jouissent, en ce qui concerne toutes leurs émissions de télévision,

1. sur le territoire de toutes les parties à l'arrangement, du droit d'autoriser ou d'interdire:

a) ...

b) la distribution au public de ces émissions par fil

...».

L'article 6, paragraphe 1 édicté:

«La protection prévue à l'article 1 n'affecte aucun des droits pouvant exister au regard d'une émission de télévision au profit de tiers, notamment ceux des auteurs, artistes exécutants ou interprètes, des producteurs de films ou de phonogrammes et des organisateurs de spectacles».

Nous en venons maintenant aux faits des affaires pendantes devant la Cour et, tout d'abord, à ceux de l'affaire 52/79.

Les faits dans l'affaire 52/79

L'article 21 de l'arrêté royal du 24 décembre 1966 a manifestement pour effet qu'en Belgique, les sociétés de distribution d'émissions par câble sont tenues de bannir toute publicité commerciale des programmes de télévision étrangers dont elles assurent le relais. Aux termes de l'article 23, elles sont tenues d'exclure également d'autres types d'émissions, mais l'affaire 52/79 n'a trait qu'à la publicité.

On nous a parlé des difficultés que ces exclusions entraîneraient si le respect des prohibitions des articles 21 et 23 de l'arrêté royal était exigé. Ces difficultés semblent être de trois sortes.

Tout d'abord, chaque réseau de distribution devrait employer les services d'une personne surveillant chaque programme étranger relayé, pendant toute la durée de l'émission du programme, de manière à couper l'émission lorsque des messages prohibés apparaissent sur l'écran et à la rétablir après disparition de ces messages. Cela impliquerait une énorme augmentation d'effectifs entraînant une hausse correspondante des redevances au titre du service de distribution. Il nous a été dit qu'à l'heure
actuelle, tout l'équipement opère de manière automatique une fois qu'un réseau est en place, si bien que les effectifs sont réduits au seul personnel de gestion et d'entretien.

En second lieu, le personnel recruté en vue de surveiller et de censurer les programmes commettrait inévitablement des erreurs de jugement. La ligne de démarcation peut être floue entre les emissions «revêtant un caractère de publicité commerciale» et celles qui ne possèdent pas ce caractère. On nous a parlé des difficultés qu'ont connues la RTBF et la BRT, et qu'elles connaissent encore toujours, pour opérer cette distinction. L'exemple nous a été donné d'un contrôleur surveillant un match de
football et voyant sur son écran une publicité faite dans le stade. Doit-il ou non couper immédiatement l'émission?

En troisième lieu, l'interruption de l'émission produit un bruit déplaisant dans les appareils des abonnés et, sur leur écran ce qui a été décrit comme étant de la «neige». Cela contrarie les abonnés qui sont amenés à se demander si la perturbation tient à leur récepteur, au réseau de distribution ou à l'émission proprement dite. De plus, la disposition de l'article 22 de l'arrêté royal empêche la société de distribution d'insérer ellemême un signal expliquant les raisons de l'interruption de
l'émission.

Il apparaît constant qu'après s'être conformées aux dispositions légales pendant une période initiale, les sociétés de distribution par câble, du fait de ces difficultés et de la croissance rapide de la publicité télévisée dans les pays limitrophes de la Belgique, en sont venues à ignorer l'article 21 de l'arrêté royal et à relayer dans leur totalité les programmes des télévisions étrangères. Face à cette ignorance générale de l'article en question, les autorités choisirent de fermer les yeux. C'est
ce qui ressort des déclarations ministérielles qui nous ont été rapportées ainsi que du fait que les poursuites engagées dans l'affaire 52/79 sont les premières à l'avoir été au titre d'une infraction à l'article 21.

L'initiative de ces poursuites a été prise par trois associations se présentant comme étant des «associations de consommateurs», à savoir l'ASBL «Fédération nationale du mouvement coopératif féminin, organisation de consommateurs», l'ASBL «Fédération belge des coopératives» et l'ASBL «Vie féminine». Pourquoi des organisations féminines se sont-elles à ce point engagées? La raison nous en a été exposée à l'audience par leur avocat. Ces associations se composent principalement de mères de famille et
d'enseignantes qui se préoccupent des effets que peut avoir sur les enfants la publicité diffusée à la télévision.

Quoi qu'il en soit, ces associations déposèrent plainte auprès du ministère public à Bruxelles, Anvers et Liège. La seule réaction vint des autorités du Parquet de cette dernière ville, où des poursuites furent engagées devant le tribunal de police.

Les sociétés contre les activités desquelles les poursuites furent engagées sont une entreprise faisant partie du groupe «Coditel» bien connu et une société dénommée «Association liégeoise d'électricité» (ou «ALE»). Coditel et l'ALE assurent un service de distribution par câble couvrant la ville de Liège et la province du même nom. Trois personnes (MM. Debauve, Denuit et Lohest) sont en fait mises en cause, qui sont des directeurs de Coditel et d'ALE. Coditel et ALE sont citées dans la procédure en
tant que personnes civilement responsables.

Les trois associations qui se trouvent à l'origine des poursuites se sont constituées parties civiles, ainsi que l'ont fait aussi un grand nombre de particuliers, de même que la RTBF.

Il nous a été dit que devant le tribunal de police, le ministère public a conclu à l'acquittement des prévenus.

De toute façon, le tribunal de police a prononcé leur acquittement. Par jugement daté du 14 décembre 1978, après avoir rappelé que l'article 21 est dit produire effet «sous réserve des conventions internationales», il a déclaré cette disposition inapplicable pour deux motifs. Tout d'abord, parce que l'arrangement de Strasbourg donne aux stations d'émission étrangères le droit d'interdire la distribution par câble de leurs émissions si leurs programmes sont modifiés. (Et, de fait, une lettre datée du
8 octobre 1966 de l'ambassade de France en Belgique nous a été présentée qui était adressée à ce qui semble être la société mère du groupe Coditel, autorisant la diffusion à Liège des émissions télévisées de l'ORTF dans des conditions prévoyant entre autres que «la distribution devra être effectuée sans coupures» — Annexe I aux observations de M. Debauve et autres). Le second motif retenu par le tribunal est que la Cour de justice ayant décidé dans l'affaire 155/73, Sacchi (Recueil 1974, pp. 409,
427), que la transmission de signaux de télévision, y compris ceux ayant un caractère publicitaire, rentre dans le champ d'application des articles 59 à 66 du traité, exclure des messages publicitaires d'émissions provenant d'autres Etats membres serait contraire au droit communautaire, lequel a préséance sur l'article 21 de l'arrêté royal en cas d'incompatibilité entre ces dispositions.

Sur l'instance des parties civiles (ou d'une majorité d'entre elles), appel a été interjeté de l'acquittement devant le tribunal correctionnel de Liège. Il nous a été dit que devant cette juridiction également, le ministère public a conclu à l'acquittement des prévenus, motif pris essentiellement de ce que l'article 21 de l'arrêté royal serait contraire aux dispositions de la Constitution belge garantissant la liberté d'opinion et interdisant la censure.

Par ordonnance datée du 23 février 1979, le tribunal correctionnel a toutefois déféré deux questions à la Cour, libellées dans les termes suivants:

«1. Eu égard à l'arrêt de la Cour de justice du 30 avril 1974 dans l'affaire 155/73, Sacchi, l'article 59 du traité de Rome doit-il être interprété comme interdisant toute réglementation nationale s'opposant à la transmission par les sociétés de distribution de télévision par fil de messages publicitaires, alors que la captation naturelle de tels messages dans les zones de réception des émetteurs étrangers reste possible et licite, compte tenu notamment de ce que:

a) une telle réglementation introduirait une discrimination fondée sur la localisation géographique de l'émetteur étranger qui ne pourrait émettre de messages publicitaires que dans sa zone de réception naturelle, ces zones pouvant, du fait des densités de population différentes, présenter un intérêt publicitaire très différent,

b) une telle réglementation introduirait une restriction disproportionnée par rapport à l'objet envisagé du fait que celui-ci — à savoir l'interdiction de la publicité télévisée — ne pourrait jamais être entièrement réalisé en raison de l'existence des zones naturelles de captation;

2. Eu égard à l'arrêt de la Cour de justice du 3 décembre 1974 dans l'affaire 33/74, van Binsbergen, les articles 59 et 60 du traité de Rome doivent-ils être interprétés comme ayant un effet direct à l'encontre de toute réglementation nationale dans la mesure où une telle réglementation n'établit aucune discrimination formelle à l'encontre du prestataire en raison de sa nationalité ou de sa résidence (en l'espèce l'interdiction de retransmettre des messages publicitaires)?»

Les faits dans l'affaire 62/79

Dans l'affaire 62/79, les faits sont les suivants.

Par un contrat daté du 8 juillet 1969, conclu entre une société française, la SA «Les Films La Boëtie» (ci-àprès dénommée «La Boëtie») et une société belge, la SA «Cine Vog Films» (ci-après dénommée «Cine Vog»), La Boëtie accordait à Cine Vog le droit exclusif pour une période de sept ans de distribuer en Belgique et au Luxembourg un film dénommé «Le Boucher» qui avait été produit par elle. L'accord couvrait tant les représentations cinématographiques que les émissions télévisées. Il prévoyait
toutefois que le film ne serait représenté à la télévision en Belgique que 40 mois après sa première représentation cinématographique dans ce pays et il ne pouvait être représenté par télévision au Luxembourg avant la dernière année de la période de 7 ans. La première représentation du film dans un cinéma belge a eu lieu le 15 mai 1970, si bien que, selon le contrat, il n'aurait pu passer à la télévision dans ce pays avant septembre 1973.

Le droit de distribuer «Le Boucher» en Allemagne a été concédé par La Boëtie à une autre société française, dénommée «Filmedis», c'est du moins ce que nous a dit à l'audience l'avocat de Cine Vog. Filmedis était autorisée, semble-t-il, aux termes de son contrat avec La Boëtie, à exploiter immédiatement les droits de projeter le film à la télévision allemande, ce qu'elle a fait. Le film est passé à la télévision allemande le 5 janvier 1971. L'émission a été captée en Belgique par Coditel et relayée
par celle-ci à l'intention de ses abonnés, mais uniquement — selon ce qu'à notre entendement, a affirmé Coditel — dans la zone de réception naturelle de la station allemande. Les abonnés de Coditel demeurant dans cette zone virent donc le film (postsynchronisé en langue allemande et sans sous-titres) sept mois seulement après sa première représentation cinématographique en Belgique.

Conjointement avec l'ASBL «Chambre syndicale belge de la cinématographic», Cine Vog a formé une action devant le tribunal de prernière instance de Bruxelles contre La Boëtie et trois compagnies du groupe Coditel, y compris, croyons-nous, la compagnie liégeoise qui est une des prévenues dans l'affaire 52/79. (Pour plus de facilité nous désignerons dorénavant ces trois compagnies sous le nom de «Coditel»). La «Chambre syndicale des producteurs et exportateurs de films français» a été admise à
intervenir à l'instance à l'appui des conclusions de La Boëtie.

La demande présentée par Cine Vog contre La Boëtie, laquelle se fondait sur une faute contractuelle, a été jugée formulée de manière inadéquate par le tribunal de première instance et n'a donc pas abouti.

En revanche, cette juridiction a accueilli la demande dirigée contre Coditel et fondée sur le moyen de violation de droits d'auteur. Il a fait défense à Coditel de représenter en Belgique le film «Le Boucher» sans l'autorisation de Cine Vog, déclaré illicite la représentation du film par Coditel le 5 janvier 1971, condamné Coditel à payer à Cine Vog une somme de 300000 FB au titre de dommages-intérêts et, à la deuxième demanderesse, la somme de 1 FB symbolique à titre de dommages-intérêts, autorisé
cette dernière à publier le jugement dans deux quotidiens belges aux frais de Coditel et condamné Coditel aux dépens de l'instance.

C'est de ce jugement que Coditel a interjeté appel devant la cour d'appel de Bruxelles.

D'autres intéressés ont été admis à intervenir à l'appel. Nous n'en faisons mention que parce que deux d'entre eux étaient représentés individuellement devant la Cour, à savoir «Inter-Régies» et l'«Union professionnelle de radio et télédistribution» qui paraissent être les associations représentant respectivement les organismes de droit public et de droit privé assurant des services de distribution par câble en Belgique.

La cour d'appel a estimé qu'en vertu de la législation belge en matière de droits d'auteur, Coditel n'était pas en droit de relayer l'émission du film «Le Boucher» du 5 janvier 1971, que ce soit dans la zone de réception naturelle de l'émission allemande ou au-delà de celle-ci, sans y avoir été autorisée par Cine Vog. Elle a examiné ensuite si l'article 85 du traité CEE était susceptible d'avoir une influence sur cette situation et elle a considéré que cet article n'était pas applicable dans les
circonstances de l'espèce. Finalement, la cour d'appel a examiné l'article 59 du traité à la lumière du moyen de Coditel selon lequel l'action de Cine Vog était incompatible avec cette disposition dans la mesure où elle restreindrait la possibilité pour une station d'émission dans un pays limitrophe de la Belgique d'assurer librement un service en faveur de personnes établies en Belgique.

Après avoir observé que,

«a la double objection qui pourrait leur être faite que la restriction litigieuse ne frappera pas le prestataire de services (à savoir, la station d'émission étrangère), mais des intermédiaires (les sociétés de télédistribution) et qu'elle ne s'exercera ainsi qu'entre ressortissants d'un même État (la Belgique), les appelantes répondent que l'article 59 doit être compris en ce sens qu'il interdit les restrictions à la libre prestation des services, et non seulement: à la libre activité des
prestataires de services, et qu'il embrasse toutes les hypothèses où la prestation de service entraîne ou a entraîné, dans un stade antérieur, ou entraînera, dans un stade ultérieur, le franchissement des frontières intracommunautaires»,

la cour d'appel a ordonné le renvoi à la Cour de justice des questions suivantes:

«1. Les restrictions interdites par l'article 59 du traité instituant la Communauté économique européenne sont-elles uniquement celles qui s'opposent à la prestation de services entre ressortissants établis dans des États membres différents ou comprennent-elles aussi les restrictions à la prestation de services entre ressortissants établis dans un même État membre mais qui concernent une prestation dont la substance provient d'un autre État membre?

2. En cas de réponse affirmative au premier membre de la question précédente, est-il conforme aux dispositions du traité relatives à la libre prestation des services que le cessionnaire des droits de représentation d'un film cinématographique dans un État membre invoque son droit pour faire interdire au défendeur de représenter ce film dans cet État par la voie de la télédistribution, alors que le film ainsi représenté est capté par le défendeur dans ledit État membre après avoir été diffusé dans un
autre Etat membre, par un tiers, avec le consentement du titulaire originaire du droit?»

Il est apparu à l'audience, à la suite des questions posées par certains de vous, Messieurs, que les sociétés belges de distribution par câble n'ont jamais payé jusqu'à présent aucune redevance aux propriétaires des droits sur les films dont ils ont relayé la transmission et que la présente affaire a été engagée dans le but spécifique d'établir s'ils sont tenus de faire de tels paiements. Il s'agit, autrement dit, d'une action tendant à obtenir un arrêt de principe.

Points mineurs de droit communautaire

Nous croyons qu'il convient d'examiner tout d'abord, afin de faciliter la discussion, trois points mineurs de droit communautaire dont deux sont soulevés par la première question du tribunal correctionnel de Liège et un par la première question de la cour d'appel de Bruxelles.

Il y a tout d'abord la suggestion contenue au paragraphe a) de la première question du tribunal correctionnel, selon laquelle la réglementation belge interdisant la diffusion par câble de messages publicitaires (et il en serait logiquement de même en ce qui concerne la règle correspondante de la législation belge en matière de droits d'auteur) pourrait être considérée comme créant une discrimination entre des stations d'émission situées dans des États membres limitrophes du fait qu'en raison de leur
situation géographique respective, leurs zones de réception naturelle sont différentes et ne sont pas toutes peuplées avec la même densité. L'idée sous-jacente est, croyons-nous comprendre, qu'une telle «discrimination» ne peut être évitée qu'en permettant de relayer librement par câble dans toute la Belgique la totalité du programme de chacun de ces émetteurs.

Evidemment, le problème ne se pose que dans la mesure où les stations d'émission des États membres limitrophes doivent être considérées, aux fins des articles 59 et 66 du traité, comme fournissant un service aux téléspectateurs belges en dehors de leur zone de réception naturelle respective. C'est là un problème plus difficile que nous examinerons plus tard. A supposer toutefois que de telles stations doivent être considérées de la sorte, il nous paraît clair que «la discrimination» entre elles,
envisagée par le Tribunal correctionnel, n'est pas une discrimination du genre de celle qui est interdite par le traité. Ainsi qu'il a été souligné avec force devant la Cour pour le compte, en particulier, de la RTBF, du gouvernement français et de la Commission, les dispositions du traité interdisant les discriminations visent les discriminations artificiellement créées par des mesures prises par des gouvernements ou d'autres personnes investies d'une autorité. Ces dispositions ne visent pas à
supprimer des avantages concurrentiels dont jouissent des entreprises particulières en raison de leur situation géographique ou d'autres facteurs naturels. Au contraire, le traité, si tant est qu'il s'occupe de tels facteurs, le fait en autorisant, exceptionnellement, les aides aux entreprises handicapées par ceux-ci: voir par exemple l'article 42 et l'article 92.

Le second problème soulevé au paragraphe b) de la première question du tribunal correctionnel est celui de savoir si la réglementation belge interdisant la distribution par câble de messages publicitaires (et, ici aussi, il pourrait en être de même en ce qui concerne la règle correspondante de la législation belge en matière de droits d'auteur) doit être considérée comme incompatible avec le droit communautaire, parce qu'elle introduit une restriction disproportionnée à son but, en ce que
l'interdiction totale de la réception de messages interdits en Belgique ne peut jamais être réalisée en raison de l'existence de zones de réception naturelle de stations d'émission étrangères.

Cela nous semble procéder d'un malentendu. La législation belge, ainsi qu'elle a été commentée devant nous, reconnaît l'existence de zones de réception naturelle de stations d'émission étrangères et ne cherche pas à mettre obstacle à la liberté des téléspectateurs vivant dans ces zones de recevoir directement les programmes émis par ces stations. Ce qu'interdit la réglementation belge dont il s'agit ici, c'est le relais par des sociétés belges de distribution par câble, de certaines parties de ces
programmes, c'est-à-dire la diffusion de ce que nous avons qualifié de «messages interdits». Il est clair que ces règles n'ont pas et ne pourraient avoir pour objet d'interdire de manière absolue ces messages sur le territoire belge. Leur seul but est d'exclure que ceux-ci soient, dans le cas de chaque programme, diffusés au-delà du groupe de ceux qui sont en mesure de les recevoir directement. Selon nous, le fait que la réglementation poursuit uniquement cet objectif limité ne saurait en soi la
rendre non valide.

En troisième lieu, il y a le problème soulevé par la première question de la cour d'appel, quant à savoir si l'article 59 interdit seulement les restrictions relatives à la prestation de services entre personnes établies dans des États membres différents ou s'il interdit également les restrictions apportées à la prestation entre personnes établies dans le même État membre de services dont «la substance provient» d'un autre État membre.

Pour nous, la réponse à la question se trouve dans le libellé même de l'article 59, selon lequel cette disposition s'applique à la prestation de services par «des ressortissants des États membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation». Naturellement, le terme «établis», figurant dans cette disposition, doit être interprété. Dans l'affaire 33/74, l'affaire Van Binsbergen (Recueil 1974, p. 1299), l'article 59 a été jugé applicable au cas d'un
néerlandais résidant en Belgique et fournissant ses services aux Pays-Bas et, dans l'affaire 39/75, l'affaire Coenen (Recueil 1975, p. 1547), il a été jugé applicable dans le cas d'un néerlandais résidant en Belgique et possédant un bureau aux Pays-Bas, qui assurait la prestation de ses services aux Pays-Bas. Interpréter l'article 59 en ce sens qu'il serait inapplicable à de telles situations eût manifestement été erroné, particulièrement en raison de la référence que fait l'article 65 à
l'application de restrictions à des personnes prestant des services «sans distinction de nationalité ou de résidence». Mais l'on chercherait vainement dans les articles 59 à 66 du traité une référence ou une allusion quelconque à une situation dans laquelle la substance ou l'objet d'un service fourni à l'intérieur d'un État membre trouve son origine dans un autre État membre. Il n'est pas surprenant, d'ailleurs, que les auteurs du traité aient éludé un concept aussi imprécis.

Aussi, pour savoir si l'article 59 peut s'appliquer dans les cas présents n'est-il pas nécessaire, selon nous, de rechercher si la «substance» du service assuré par Coditel à ses abonnés «provient» d'autres États membres. Ce qui est important, c'est de savoir si les restrictions imposées par la législation belge à la fourniture de ce service (entièrement à l'intérieur des limites territoriales de ce pays) restreignent indirectement la prestation d'un quelconque autre service par une personne établie
dans un État membre à des personnes situées dans un autre État membre.

Avant de passer à l'examen de ce problème crucial, il nous faut toutefois analyser les problèmes plus généraux d'interprétation des articles 59 à 66 du traité qui formaient la trame de l'argumentation des parties et dont les réponses qui y seront données doivent nécessairement conditionner dans leur ensemble la manière d'aborder ces affaires.

Le champ d'application des articles 59 à 66 du traité

La première de ces questions est celle de savoir si, comme certains de ceux qui ont présentés des observations à la Cour l'ont soutenu ou supposé, le but des articles 59 à 66 est seulement d'abolir, entre prestataires de services, les discriminations en raison de la nationalité ou de la résidence ou si, comme d'autres l'ont soutenu ou supposé, ces articles visent, de manière plus large, à créer, ainsi qu'il a été dit, «un marché commun des services».

Chacune de ces opinions peut trouver appui dans la jurisprudence de la Cour. Mais, avant de passer à l'examen de celle-ci, nous croyons qu'il convient d'examiner les dispositions du traité applicables en la matière.

Les articles 59 à 66 forment le chapitre 3 du titre III de la deuxième partie du traité.

La deuxième partie du traité est intitulée «Les fondements de la Communauté».

Le titre III s'intitule «La libre circulation des personnes des services et des capitaux». Ce titre reflète le libellé de l'article 3 c) du traité, lequel inclut au nombre des activités de la Communauté «l'abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux». Cela montre clairement que, contrairement à ce que l'on croit parfois, la libre circulation des services était, dans l'esprit des auteurs du traité, distincte de la libre
circulation des personnes. En effet, comme la Commission a coutume de le souligner, la prestation d'un service par une personne dans un État membre en faveur d'une personne dans un autre État membre n'exige pas nécessairement que l'une ou l'autre de celles-ci circule.

Le titre III comporte quatre chapitres, à savoir le chapitre 1 «Les travailleurs», le chapitre 2 «Le droit d'établissement», (ces deux chapitres visant manifestement la libre circulation des personnes), le chapitre 3 «Les services» et le chapitre 4 «Les capitaux».

L'article 59, qui ouvre le chapitre 3, ne dit rien en matière de discrimination. Son premier alinéa prévoit, en termes généraux, ce qui suit:

«Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté sont progressivement supprimées au cours de la période de transition à l'égard des ressortissants des États membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation».

Le second alinéa de l'article 59 habilite simplement le Conseil à étendre le bénéfice des dispositions du chapitre 3 «aux prestataires de services ressortissant d'un État tiers et établis à l'intérieur de la Communauté».

Le premier alinéa de l'article 60 est libellé de manière à confirmer que la libre prestation des services doit être considérée comme distincte de la «libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes».

Le second alinéa de l'article 60 n'intéresse pas la présente question.

Nous en venons ensuite au troisième alinéa de cette disposition qui est la première du chapitre 3 à parler de discrimination. Il édicté:

«Sans préjudice des dispositions du chapitre relatif au droit d'établissement, le prestataire peut, pour l'exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants».

Cela semble impliquer que, si la personne assurant un service ne se rend pas dans l'État où le service est assuré, les conditions imposées par cet État à ses propres nationaux n'entrent pas en jeu ou, à tout le moins, ne constituent pas un élément majeur.

Aucune autre disposition du chapitre 3 ne fait mention de discriminations avant celle de l'article 65, laquelle est libellée comme suit:

«Aussi longtemps que les restrictions à la libre prestation des services ne sont pas supprimées, chacun des États membres les applique sans distinction de nationalité ou de résidence à tous les prestataires de services visés à l'article 59, alinéa 1».

Par conséquent, la discrimination pour des raisons de nationalité ou de résidence était interdite avant même l'abolition de toute restriction au titre du premier alinéa de l'article 59. Il s'ensuit qu'il est difficile de soutenir que l'article 59 vise uniquement l'abolition des discriminations, étant donné qu'en ce cas, il resterait peu, sinon rien, à abolir en application de ses dispositions qui ne l'ait déjà été en vertu de l'article 65.

Il reste l'article 66, lequel rend les dispositions des articles 55 à 58 (du chapitre 2) applicables à la matière régie par le chapitre 3. Rien toutefois dans ces dispositions n'indique un tant soit peu clairement que le chapitre 3 a seulement trait à la suppression des discriminations.

Il existe deux différences significatives entre les dispositions du chapitre 3 et celles du chapitre 2.

La première, c'est que l'article 52 (le premier article du chapitre 2) contient, dans son second alinéa, une disposition visant clairement les discriminations. Cette disposition est libellée comme suit:

«La liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 58, alinéa 2, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux».

Déjà dans l'affaire 6/64, Costa/ENEL (Recueil 1964, p. 1162-1163), la Cour a interprété ce paragraphe comme définissant la liberté d'établissement et en a déduit que le chapitre 2 vise uniquement les discriminations. Il n'y a toutefois pas de disposition de cette nature à l'article 59 ni ailleurs dans le chapitre 3.

L'autre différence significative tient en ce que le chapitre 2 ne contient aucune disposition semblable à l'article 65.

Il se peut qu'une des raisons de ces différences tienne à ce que certains services sont nationalisés dans certains États membres. La nationalisation d'un service dans un État a souvent pour corollaire que les particuliers ne peuvent pas s'y établir en vue d'assurer le même service. Il serait logique pour les auteurs du traité de considérer qu'une telle interdiction doit être applicable aux ressortissants d'autres États membres dans la même mesure qu'elle l'est aux ressortissants de l'État même qui a
nationalisé le service considéré, mais qu'elle ne doit pas s'étendre à la prestation du service par une personne établie dans un autre Etat membre aussi longtemps que la prestation de ce service par cette personne n'amène pas cette dernière à se transporter sur le territoire de l'État qui a nationalisé ledit service. Autrement, l'entreprise nationalisée serait en mesure de prester librement ses services en faveur de résidents d'autres États membres, alors que les entreprises établies dans ces États
seraient empêchées de le faire en faveur des résidents de l'État qui a nationalisé le service.

Quoi qu'il en soit, l'analyse des dispositions du traité relatives à la matière considérée ici nous amène à conclure que quelque puisse être la portée du chapitre 2 relativement au droit d'établissement, ceux qui ont soutenu que le chapitre 3 était destiné à créer un marché commun dans le domaine de la prestation des services et non pas seulement à abolir les discriminations entre prestataires de services, avaient raison.

Telle apparaît avoir été l'opinion de la Cour dans les affaires Van Binsbergen et Coenen, celle-ci ayant déclaré que:

«Les restrictions dont l'élimination est prévue par l'article 59, alinéa 1, du traité comprennent toutes exigences, imposées au prestataire en raison notamment de sa nationalité ou de la circonstance qu'il ne possède pas de résidence permanente dans l'État où la prestation est fournie, non applicables aux personnes établies sur le territoire national ou de nature à prohiber ou à gêner autrement les activités du prestataire.»

(Dixième attendu de l'arrêt dans l'affaire Van Binsbergen et sixième attendu de l'arrêt dans l'affaire Coenen — les mots soulignés le sont de notre plume.)

Il nous semble que tous les autres arrêts rendus par la Cour relativement aux articles 59 à 66 sont compatibles ou, à tout le moins, conciliables avec cette opinion, à l'exception d'un seul. Il s'agit de l'arrêt dans l'affaire 15/78, Société générale alsacienne de Banque/Koestler (Recueil 1978, p. 1971), dans lequel la Cour est indubitablement partie de la considération que ces dispositions visent seulement la suppression des discriminations. La question ne semble toutefois pas avoir été pleinement
débattue dans cette affaire. En particulier, il n'apparaît pas que l'attention de la Cour ait été attirée sur l'article 65 ou sur sa portée. La Cour semble avoir basé ses conclusions sur un examen du troisième alinéa de l'article 60 (cité dans l'arrêt comme étant le deuxième alinéa), encore que cette disposition n'était pas applicable dans le cas d'espèce, étant donné qu'aucun agent de la Société générale ne s'est rendu en Allemagne dans le cadre de la prestation des services de la banque en faveur
de M. Koestler, de même que sur un examen du programme général adopté par le Conseil en application de l'article 63, encore que [comme nous nous sommes permis de le souligner dans l'affaire 36/74, Walrave & Koch/UCI (Recueil 1974, p. 1425)], le programme général ne pouvait pas définir le champ d'application de l'article 59 et ne visait d'ailleurs pas à le faire. Le programme général n'était pas même essentiel pour la mise en oeuvre de l'article 59 durant la période de transition: voir les mots par
lesquels débute le deuxième paragraphe de l'article 63. Il nous semble, en outre, que si les dispositions de l'article 56 relatives à l'ordre public, dans la mesure où elles sont applicables aux fins du chapitre 3 en vertu de l'article 66, ont l'effet que nous croyons qu'elles ont (problème sur lequel nous reviendrons dans un instant), elles auraient fourni dans l'affaire Koestler un autre motif de parvenir au même résultat en fait. En conclusion, nous estimons qu'il conviendrait, Messieurs, que
vous vous mainteniez à l'opinion exprimée par la Cour dans les affaires Van Binsbergen et Coenen, plutôt que celle sur laquelle celle-ci s'est fondée dans l'affaire Koestler. Nous pensons, en effet, que toute autre attitude serait contraire aux termes exprès du traité.

L'étendue de l'effet direct de l'article 59

La manière dont est libellée la seconde question du tribunal correctionnel de Liège rend déjà nécessaire à elle seule d'examiner la mesure dans laquelle l'article 59 a effet direct. Heureusement, nous pourrons ici être plus brefs.

Il est clair que le second alinéa de l'article 59 ne peut avoir d'effet direct. Ainsi le problème se rapporte-t-il uniquement à son premier alinéa.

La Cour a estimé dans trois cas au moins que cette disposition possède effet direct «en tout état de cause» dans la mesure où elle tente à abolir toute discrimination à l'endroit d'une personne assurant un service, en raison de sa nationalité ou de son lieu de résidence — formule dont l'usage tend, soit dit en passant, à confirmer que l'article 59 possède également un but plus étendu. Nous supposons que la Cour s'est servie de cette formule dans ces affaires de manière à éviter d'avoir à aller
au-delà de ce qui était nécessaire aux fins de leur solution. Ces trois affaires sont l'affaire Van Binsbergen, l'affaire Walrave & Koch et l'affaire 13/76, Dona/Mantero (Recueil 1976, p. 1333). Il existe également des affaires dont la solution qui leur a été donnée serait difficilement conciliable avec l'opinion que le premier alinéa de l'article 59 produit seulement effet direct dans cette mesure limitée: voir en particulier les affaires 110 et 111/78, Ministère public/Van Wesemael et autres
(Recueil 1979, p. 35).

Nous ne voyons aucun motif sur la base duquel il pourrait être soutenu que l'effet direct de cette disposition était à ce point limité, et aucune des parties qui ont présenté des observations à la Cour dans ces affaires n'a d'ailleurs avancé un motif de ce genre.

Aussi considérons-nous que le premier paragraphe de l'article 59 a effet direct sous tous ses aspects.

Ce disant, nous ne perdons pas de vue que l'arrêté royal dont il s'agit dans l'affaire 52/79 a été promulgué en 1966, c'est-à-dire après l'entrée en vigueur du traité, si bien que sa compatibilité avec le droit communautaire doit être appréciée par référence à l'article 62 (la disposition de «standstill» du chapitre 3) plutôt qu'au regard de l'article 59 proprement dit, ainsi qu'il a été fait observer. Nous croyons néanmoins que l'étendue de l'effet direct de l'article 62 et du premier alinéa de
l'article 59 doit être la même.

Les services en cause

Nous en venons maintenant à la question dont nous avons déjà dit qu'elle présentait une importance cruciale en l'espèce.

Il ne saurait y avoir de doute que l'interdiction de la distribution par câble de messages publicitaires, contenue à l'article 21 de l'arrêté royal, d'une part, et le droit du titulaire des droits d'auteur sur un film d'empêcher sa distribution par câble en Belgique, de l'autre, constitueraient, chaque fois qu'ils seraient mis en œuvre, une restriction apportée à la liberté de Coditei d'assurer son service à ses abonnés. Il ne saurait cependant y avoir de doute non plus que le service assuré par
Coditei à ses abonnés est, en soi, un service fourni entièrement à l'intérieur des frontières de la Belgique, si bien que l'article 59 ne saurait lui être applicable. Certaines parties à l'instance (et notamment la RTBF) ont soutenu que cela met un point final à l'affaire. Nous ne croyons pas toutefois que les choses soient aussi simples que cela, car la question subsiste de savoir si les restrictions directes apportées au service assuré par Coditei à ses abonnés produisent indirectement un effet
restrictif sur un autre service quelconque présentant un caractère transnational.

Nous commencerons par ce cas simple. La RTBF a pour mission de fournir des émissions télévisées à la population belge de langue française. Son audience consiste pour partie en ceux qui reçoivent directement ses émissions et, pour partie également, en ceux qui la reçoivent par l'intermédiaire d'un système de distribution par câble. Ce serait pure fiction de considérer, ainsi que nous avons en fait été pressés de le faire, que la RTBF assure son service uniquement pour ceux qui sont en mesure de
recevoir directement ses émissions, y compris les sociétés de diffusion par câble. L'abonné de Coditel, lorsqu'il suit un programme de la RTBF sur son récepteur, bénéficie de deux services: le service assuré par la RTBF en tant qu'émettrice du programme et le service fourni par Coditel en relayant le programme à son intention. Le premier service ne finit pas là où le second commence.

La situation est-elle différente lorsque l'abonné de Coditel suit un programme étranger? Il y a deux raisons pour lesquelles on pourrait considérer que tel est le cas.

La première a été invoquée avec insistance par le gouvernement du Royaume-Uni et, avec plus de force encore, par le gouvernement allemand. Elle repose sur les mots «destinataire de la prestation» dont les auteurs du traité se sont servis à l'article 59. Il a été soutenu qu'une distinction devait être faite entre les personnes vers lesquelles une émission est dirigée et celles qui sont fortuitement en mesure de la capter. Les émissions de la télévision allemande s'adresseraient au public allemand et
non pas aux habitants des pays voisins. La circonstance que certains de ceux-ci soient en mesure de les capter n'inclurait pas ces personnes parmi les destinataires de ces émissions et n'entraînerait donc pas l'application de l'article 59.

Il s'agirait là d'une solution aisée s'il était possible de soutenir, sur un plan général du moins, qu'un émetteur de télévision réalise ses émissions exclusivement à l'intention des personnes demeurant dans son propre pays. Mais nous savons que tel n'est pas le cas. Des exemples nous ont été donnés, tel celui des programmes diffusés par l'ORTF qui comprennent des messages publicitaires indiquant des prix en francs belges ainsi que celui des programmes diffusés par RTL qui contiennent des messages
publicitaires se rapportant à des magasins situés à Liège, ville se trouvant en dehors de la zone de réception naturelle de RTL si l'on en croit la carte à laquelle nous nous sommes déjà référé plus tôt.

Comment alors les juridictions nationales saisies d'affaires du genre de celles de l'espèce pourraient-elles établir si une émission particulière est diffusée ou non à l'intention d'un public déterminé? Il est clair qu'elles ne peuvent le faire en faisant appel au témoignage de producteurs déterminés de programmes relativement au public auquel ils entendaient s'adresser. Il ne nous semble pas non plus qu'il soit très pratique pour ces juridictions d'assister à la projection d'enregistrements des
programmes pour tenter de se faire une opinion objective sur leur contenu. D'une part, ces enregistrements peuvent être inexistants et, de l'autre, à supposer qu'ils existent, leur contenu peut ne donner aucune indication sur le public auquel leurs auteurs les destinaient.

La réponse qui tombe sous le sens me paraît être qu'une émission télévisée doit être supposée destinée à tous ceux qui sont en mesure de la capter, que ce soit directement ou par l'intermédiaire d'un réseau de distribution par câble et peu importe que les responsables de l'émission avaient conscience ou non de s'adresser à eux.

Nous ajouterons qu'étant donné qu'une société de distribution d'émissions par câble ne peut pas relayer les programmes d'une organisme d'émission sans le consentement de ce dernier, en tout cas dans les États liés par l'arrangement de Strasbourg, il paraît raisonnable de dire qu'une organisation d'émission qui a donné son consentement en vue du relais d'un de ses programmes par un service déterminé de distribution par câble doit considérer que les abonnés à ce service constituent une partie de son
audience aux fins de ce programme.

Le second motif pour lequel il pourrait être soutenu qu'une station d'émission étrangère n'assure pas à l'intention des abonnés de Coditel un service auquel l'article 59 est applicable, repose sur le premier alinéa de l'article 60 en tant que celui-ci prévoit que:

«Au sens du présent traité, sont considérées comme services les prestations fournies normalement contre rémunération ...»

Naturellement, si les sociétés de distribution par câble faisaient normalement des paiements aux organismes d'émission en rémunération du droit de relayer les programmes de ceux-ci, cette disposition ne poserait aucun problème. Le coût de ces redevances serait répercuté dans les tarifs d'abonnement appliqués aux clients de ces sociétés et il serait manifeste en ce cas que le service en question est accompli contre rémunération. Mais il se fait qu'en pratique, il n'y a pas paiement de telles
redevances. En fait, il nous a été dit que la raison pour laquelle les programmes de la BBC ne sont pas relayés en Belgique tient à ce que la BBC ne consent pas à être relayée sans paiement d'une redevance.

Nous avons toutefois été convaincus par un argument qui nous a été présenté par la Commission, selon lequel considérer que l'absence de tout paiement de redevances aux organisations d'émission par les sociétés de distribution par câble revêt de l'importance aux fins de l'espèce, reviendrait à interpréter erronément l'article 60. Le but de la définition des «services» donnée par cet article est d'identifier les types de services auxquels le traité est applicable et, en particulier, d'exclure ceux qui
sont normalement assurés gratuitement. Les émissions de télévision sont financées de différentes manières. Certaines organisations sont financées entièrement au moyen du produit de redevances payées par les téléspectateurs; d'autres dépendent entièrement des revenus provenant des messages publicitaires qu'elles diffusent; d'autres encore sont financées pour partie par le premier procédé et pour partie par le second. La question qui se pose ici est de savoir si les émissions de télévision en tant que
telles constituent un service du genre de ceux auxquels le traité est applicable. La méthode de financement de certaines organisations d'émission ou de certaines émissions déterminées ne saurait revêtir de l'intérêt aux fins de la réponse à donner à cette question. L'élément décisif, c'est que les émissions de télévision sont normalement payées, c'est-à-dire rémunérées, d'une façon ou d'une autre. Aussi faut-il en conclure qu'il s'agit d'un service du genre de ceux auxquels le traité est applicable,
peu importe la source dont provient la rémunération. Nous croyons, en effet, que toute autre opinion équivaudrait à revenir sur ce que la Cour a dit dans l'affaire Sacchi.

En conclusion, nous estimons que les stations d'émission situées hors de Belgique, dans la mesure où leurs programmes sont susceptibles d'être captés par des téléspectateurs demeurant dans ce pays, que ce soit directement ou par l'intermédiaire d'un système de distribution par câble, doivent être considérées comme assurant à ces personnes un service auquel l'article 59 est applicable et que les restrictions dont il s'agit ici doivent être considérées constituer des restrictions apportées à ce
service tout autant qu'au service assuré à leurs abonnés par des sociétés belges de distribution par câble.

Telle étant notre opinion sur ce que nous avons considéré comme l'aspect crucial de ces affaires, nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire d'abuser de votre temps, Messieurs, en examinant les arguments qui ont été invoqués au cours du débat relativement à l'existence d'autres services transnationaux qui pourraient être affectés par ces restrictions, tel le service assuré par des stations d'émission extérieures à la Belgique au bénéfice d'annonceurs belges ou le service assuré par ces stations en
faveur d'annonceurs non belges cherchant à s'implanter sur le marché belge.

La dernière question qui se pose est celle de savoir si ces restrictions, encore que prohibées à première vue par l'article 59, si nous voyons juste, peuvent échapper à cette interdiction par le biais de l'exception «d'ordre public» de l'article 56 du traité ou d'une autre façon. Nous proposons d'examiner cette question séparément, tout d'abord en relation avec les restrictions apportées à la diffusion de messages publicitaires et, en second lieu, en ce qui concerne la restriction applicable en
vertu de la législation en matière de droits d'auteur.

La légalité des restrictions apportées à la diffusion de messages publicitaires

L'article 56, paragraphe 1, du traité (que l'article 66 rend applicable aux services) prévoit, vous vous en souvenez Messieurs, que:

«Les prescriptions du présent chapitre et les mesures prises en vertu de celles-ci ne préjugent pas l'applicabilité des dispositions législatives, réglementaires et administratives prévoyant un régime spécial pour les ressortissants étrangers, et justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique.»

Il a été soutenu que cette disposition ne saurait s'appliquer en l'espèce, parce que les ressortissants étrangers ne sont pas assujettis à un «régime spécial». L'interdiction de diffuser des messages publicitaires par des stations étrangères ne constituerait qu'une extension à ces stations de l'interdiction applicable aux émissions réalisées par des stations belges.

Toutefois, ainsi que l'a souligné le gouvernement allemand, l'article 56, en permettant aux États membres de prendre, pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, des mesures prévoyant un régime spécial pour les ressortissants étrangers doit permettre a fortiori aux États membres de prendre, pour les mêmes raisons, des mesures applicables indistinctement aux ressortissants étrangers et à leurs propres ressortissants. (C'est la raison pour laquelle nous avons dit, plus
tôt, estimer que l'article 56 aurait fourni dans l'affaire Koestler un autre motif permettant de parvenir au même résultat.)

Quoi qu'il en soit, imposer le respect de l'interdiction de diffuser des messages publicitaires aboutirait en fait à appliquer un régime spécial aux émissions étrangères, étant donné que ce ne serait que dans le cas de celles-ci qu'il serait nécessaire de couper certaines parties des programmes. De plus, si l'article 21 de l'arrêté royal doit être compris en ce sens qu'il impose de retrancher de programmes étrangers des messages publicitaires d'un type que les stations de télévision belges sont
autorisées à émettre — nous songeons aux messages publicitaires faits par la Sabena et d'autres, dont l'on nous a entretenu — cela constituerait également un régime spécial.

Nous ne doutons pas que le contrôle de la publicité télévisée relève pleinement de l'ordre public. La Belgique n'est pas le seul pays à connaître un tel contrôle. Nous avons appris l'existence de telles restrictions en Allemagne où, par exemple, les messages publicitaires doivent pouvoir être clairement distingués d'autres émissions, ne doivent pas absorber un temps d'émission supérieur à vingt minutes par jour, ne peuvent pas être diffusés après 8 heures du soir ni, en aucun cas, les dimanche et
jours fériés, où la publicité pour les cigarettes ou l'annonce d'emplois vacants sont interdites, où la publicité pour les médicaments est restreinte et où ni les annonceurs ni les publicistes ne sont autorisés à influencer d'autres parties des programmes. Nous avons appris qu'il existe également des restrictions similaires à de nombreux égards au Royaume-Uni et qu'il en existe également au Luxembourg, à tout le moins pour ce qui est de la publicité en faveur de médicaments.

L'avocat de Coditei a soutenu que l'article 21 de l'arrêté royal ne saurait être d'ordre public en Belgique, étant donné que, tour à tour, divers gouvernements ainsi que le ministère public avaient clairement fait comprendre qu'ils ne chercheraient pas à en assurer le respect. A cela, les avocats des associations de consommateurs, plaignantes au principal, ont répondu que ce qui est d'ordre public dans un pays doit se déduire de sa législation et non pas des opinions exprimées par les autorités de
ce pays, chargées de la mise en œuvre de cette législation. Nous ne croyons pas que ce qui est d'ordre public dans un État membre, au sens du traité, doit nécessairement être établi de façon exclusive par référence à sa législation (voir l'affaire 41/77, Van Duyn/Home Office, Recueil 1974, p. 1337). Cependant, nous croyons que c'est en dernier ressort aux juridictions compétentes de chaque État membre, et non pas à la Cour, qu'il appartient de définir ce qui est d'ordre public dans leur État., en ce
sens.

La légalité de la restriction en matière de droit d'auteur

Personne n'a soutenu que la protection des droits d'auteur relève du domaine de l'ordre public. Le gouvernement allemand, mais lui seul, a soutenu que l'article 56 devrait lui être étendu «par analogie».

Nous estimons que le gouvernement allemand était mieux fondé en soutenant que la disposition devant être appliquée par analogie est l'article 36. Il a été appuyé en cela par d'autres parties à l'instance, y compris la Commission.

Dans les affaires 138 et 137/77, Frankfurt/Neumann et Ludwig/Hambourg (Recueil 1978, p. 1641-1642), nous avons examiné la jurisprudence de la Cour en matière d'application par analogie de dispositions de droit communautaire et nous en avons déduit qu'elle était permise lorsqu'il existait une lacune manifeste qu'il convenait de combler, due à une omission de la part des auteurs de l'acte considéré et ne procédant pas de leur intention délibérée. Nous croyons que l'absence de toute disposition dans
les articles 59 à 66 du traité relativement à la protection de la propriété industrielle et commerciale tient fort probablement plus à un oubli qu'à une intention délibérée. Il pourrait également être soutenu que la protection de la propriété industrielle et commerciale relevait de l'article 57, paragraphe 2, dans l'esprit des auteurs du traité, mais cela ne nous semble pas très probable. Si l'opinion que nous avons exprimée précédemment au sujet du champ d'application des articles 59 à 66 est
pertinente, le concept du traité en matière de libre circulation des services s'apparente à celui de libre circulation des marchandises. L'application par analogie de l'article 36 apparaît donc être adéquate.

Les observations présentées par Coditei et par la Commission semblent accréditer l'idée que la référence à l'article 36 soulève d'emblée une difficulté d'ordre linguistique en ce qui concerne le texte de cet article dans certaines langues officielles. La phrase «industrial and commercial property» utilisée dans le texte en langue anglaise n'est pas, pour autant que nous sachions, une expression consacrée en droit anglais. Il s'agit d'une expression ayant un sens vague et général qui tire tout son
sens du contexte dans lequel elle figure. Dans celui de l'article 36, nous ne doutons pas qu'elle soit suffisamment large pour englober les droits d'auteur. Il semble que tel ne soit pas le cas dans les phrases correspondantes en d'autres langues. Les juristes de langue française, par exemple, ne considèrent pas volontiers que la «propriété industrielle et commerciale» inclut les droits d'auteur; ils les rattacheraient plutôt à une catégorie différente, dénommée «propriété littéraire et artistique».
Cependant, Coditei et la Commission disent toutes deux que dans le contexte de l'article 36, la «propriété industrielle et commerciale» devrait être comprise comme incluant les droits d'auteur. Ce point de vue semble conforme à l'opinion de la très large majorité de la doctrine et nous croyons qu'il doit être correct.

L'application par analogie de l'article 36 soulève, au regard des arrêts de la Cour sur l'exercice des droits de propriété industrielle et commerciale relativement aux marchandises, le problème de l'objet spécifique du droit en cause.

Le droit en cause est ici un élément du droit d'auteur, à savoir le droit de représentation. Toutes les parties qui ont présenté des observations à la Cour reconnaissent qu'on ne saurait appliquer, dans le domaine du droit de représentation, la doctrine de l'épuisement des droits telle qu'elle s'applique dans celui de la commercialisation des marchandises. Il est de l'essence même d'un droit de représentation qu'il permet à son titulaire d'autoriser ou d'interdire chaque représentation de l'oeuvre à
laquelle il se rapporte.

Il est tentant de dire que le propriétaire d'un droit de représentation d'une oeuvre doit être réputé, lorsqu'il autorise la diffusion de celle-ci par la voie des ondes, autoriser également la distribution par câble de l'émission. Il apparaît qu'il existe des États membres dont la législation dispose ainsi dans une mesure limitée. Référence a été faite à la «section» 40 (3) du «Copyright Act 1956» du Royaume-Uni qui dispose ainsi dans le cas d'émissions de la BBC et de la IBA, au «Copyright Act
1963» irlandais qui dispose de la même manière, à la «section» 52 (3), dans le cas d'émissions réalisées par Radio Eireann, ainsi qu'à un jugement du Landgericht de Hambourg du 6 janvier 1978, confirmé par arrêt du Oberlandesgericht de Hambourg du 14 décembre 1978, aux termes duquel la loi allemande dispose en ce sens dans la mesure où il s'agit de la diffusion d'émissions dans la zone de réception naturelle de celles-ci. Dans pareils cas, la redevance perçue par le titulaire du droit de
représentation de la part de l'organisation émettrice est calculée en tenant compte de ce que l'émission sera relayée par câble.

Il s'agit toutefois ici de cas exceptionnels. L'analyse complète et très utile du droit des États membres qui a été présentée par la Commission (et corrigée sous des aspects mineurs en ce qui concerne le droit du Royaume-Uni par le gouvernement de ce pays), montre qu'en général, le droit d'autoriser une émission et le droit d'autoriser la distribution de celle-ci par câble sont considérés comme étant distincts l'un de l'autre, ainsi que l'a estimé la cour d'appel de Bruxelles dans le cas de la
Belgique. Cela étant, nous ne croyons pas que la Cour pourrait considérer que le droit communautaire dénie au titulaire du droit de représentation relatif à une oeuvre telle qu'un film le pouvoir — considéré en tant qu'élément de l'objet spécifique de ce droit — d'autoriser ou d'interdire la distribution par câble d'une émission de l'oeuvre.

Conclusions

En conclusion, nous estimons qu'en réponse aux questions déférées à la Cour par le tribunal correctionnel de Liège dans l'affaire 52/79, vous devriez dire pour droit que:

1) L'article 59 du traité CEE doit être compris comme interdisant toute réglementation nationale restreignant la distribution par câble de messages publicitaires émis dans d'autres États membres, sauf dans la mesure où cette réglementation serait justifiée par des raisons d'ordre public.

2) Les dispositions de l'article 59 produisent effet direct et peuvent dès lors être invoquées devant les juridictions nationales.

Nous estimons qu'en réponse aux questions déférées à la Cour par la cour d'appel de Bruxelles dans l'affaire 62/79, vous devriez dire pour droit que:

1) L'article 59 du traité CEE interdit seulement les restrictions à la prestation de services par des personnes établies dans un État membre en faveur de celles d'un autre État membre.

2) Lorsqu'un film cinématographique est diffusé par la télévision dans un Etat membre avec le consentement du titulaire du droit de représentation dans cet État, les dispositions du traité sur la libre prestation des services n'empêchent pas le cessionnaire du droit de représentation dans un autre État membre d'invoquer son droit pour interdire la distribution par câble de l'émission dans l'autre État.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( 1 ) Traduit de l'anglais.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 52/79.
Date de la décision : 13/12/1979
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Tribunal de première instance de Liège - Belgique.

Affaire 52/79.

SA Compagnie générale pour la diffusion de la télévision, Coditel, et autres contre Ciné Vog Films et autres.

Demande de décision préjudicielle: Cour d'appel de Bruxelles - Belgique.

Affaire 62/79.

Prestations de services: télédistribution.

Libre prestation des services

Propriété intellectuelle, industrielle et commerciale


Parties
Demandeurs : Procureur du Roi
Défendeurs : Marc J.V.C. Debauve et autres.

Composition du Tribunal
Avocat général : Warner
Rapporteur ?: Koopmans

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1979:291

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award