N° P.24.1533.F – P.24.1674.F
I. LE PROCUREUR GÉNÉRAL PRÈS LA COUR D’APPEL DE MONS,
demandeur en règlement de juges,
en cause de
1. GLOBAL MATE, société anonyme, dont le siège est établi à Tournai (Marquain), rue de la Terre à Briques, 14, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0472.781.364,
2. EUROPA CUISSON, société anonyme, « et ses vingt filiales », dont le siège est établi à Tournai (Marquain), rue de la Terre à Briques, 14, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0441.357.423,
ayant pour conseil Maître François Koning, avocat au barreau de Bruxelles,
3. J. R. Y M.,
4. J. R. M.,
ayant pour conseil Maître Karim Itani, avocat au barreau de Mons,
prévenus,
contre
ÉTAT BELGE, représenté par le ministre des Finances, dont les bureaux sont établis rue de la Loi, 12, poursuites et diligences du directeur régional des douanes et accises de la province de Flandre orientale, dont les bureaux sont établis à Gand, Ter Plaeten, Sint-Lievenslaan, 27,
partie poursuivante,
II. 1. GLOBAL MATE, société anonyme, mieux qualifiée ci-dessus,
2. EUROPA CUISSON, société anonyme, « et ses vingt filiales », mieux qualifiées ci-dessus,
ayant pour conseil Maître François Koning, avocat au barreau de Bruxelles,
3. J. R. Y M., mieux qualifié ci-dessus,
4. J. R. M., mieux qualifié ci-dessus,
ayant pour conseil Maître Karim Itani, avocat au barreau de Mons,
demandeurs en renvoi de la Cour de cassation à une autre juridiction,
en cause de
1. GLOBAL MATE, société anonyme, mieux qualifiée ci-dessus,
2. EUROPA CUISSON, société anonyme, « et ses vingt filiales », mieux qualifiées ci-dessus,
3. J. R. Y M., mieux qualifié ci-dessus,
4. J. R. M., mieux qualifié ci-dessus,
prévenus,
contre
ÉTAT BELGE, mieux qualifié ci-dessus,
partie poursuivante.
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Dans une requête annexée au présent arrêt, en copie certifiée conforme, le procureur général de Mons sollicite de régler de juges ensuite d’un arrêt rendu le 24 décembre 2020 par la cour d’appel de Gand, chambre correctionnelle, et d’un arrêt rendu le 10 septembre 2024 par la cour d’appel de Mons, chambre correctionnelle.
Par une requête déposée au greffe de la Cour le 6 décembre 2024 et annexée au présent arrêt, en copie certifiée conforme, les demandeurs sub II sollicitent que la Cour soit dessaisie, pour cause de suspicion légitime, de la cause portant le numéro P.24.1533.F relative à la requête susvisée en règlement de juges.
Le 12 décembre 2024, l’avocat général Damien Vandermeersch a déposé des conclusions au greffe dans chacune de ces causes, conclusions auxquelles le demandeur a répliqué par des notes remises le 17 décembre 2024.
À l’audience du 18 décembre 2024, le conseiller Frédéric Lugentz a fait rapport et l’avocat général précité a conclu.
II. LA DÉCISION DE LA COUR
A. Sur la jonction des deux causes :
Déposée postérieurement à la requête en règlement de juges inscrite au rôle général sous le numéro P.24.1533.F et en même temps qu’un document intitulé « mémoire en réponse » à cette requête, la requête des demandeurs sub II, inscrite sous le numéro du rôle général P.24.1674.F, tend au dessaisissement de la Cour de cassation de la première cause susvisée.
Critiquant la manière de procéder de la Cour dans la cause P.24.1533.F, la requête des demandeurs sub II lui est dès lors intimement liée, ce dont attestent au demeurant les termes du « mémoire en réponse » à la requête en règlement de juges, déposé conjointement à la requête en dessaisissement.
Les deux causes présentent dès lors un lien de connexité justifiant qu’elles soient examinées conjointement.
Il y a lieu de joindre les pourvois inscrits au rôle général sous les numéros P.24.1533.F et P.24.1674.F.
B. Sur la requête en dessaisissement de la Cour :
Les demandeurs postulent que la Cour « se dessaisi[sse] de l’instance [en] règlement de juges pendante sous le RG n° P.24.1533.F », pour cause de suspicion légitime.
Ils soutiennent que la Cour ayant déjà, dans des précédents, refusé d’admettre la recevabilité de pareille demande, il y a lieu, avant dire droit, d’interroger à titre préjudiciel la Cour constitutionnelle en lui posant la question suivante :
« Interprétés en ce sens que le dessaisissement d’une juridiction pour cause de suspicion légitime ne s’applique pas à la Cour de cassation mais uniquement à toutes les autres juridictions de l’ordre judiciaire, l’article 542 du Code d’instruction criminelle et l’article 648 du Code judiciaire violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution, pris isolément ou lus en combinaison avec les articles 6.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 47, alinéa 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et 14.1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en ce que les articles 542 du Code d’instruction criminelle et 648 du Code judiciaire opèreraient une différence de traitement dépourvue de justification raisonnable et objective entre des justiciables placés dans une situation comparable, à savoir :
- le justiciable se trouvant devant la Cour de cassation et souhaitant, pour la préservation de son droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, obtenir le dessaisissement de la Cour de cassation pour cause de suspicion légitime, d’une part,
- et le justiciable se trouvant devant une autre juridiction de l’ordre judiciaire que la Cour de cassation et souhaitant, pour la préservation de son droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, obtenir le dessaisissement pour cause de suspicion légitime de cette juridiction autre que la Cour de cassation, d’autre part ».
L’article 648, 2°, du Code judiciaire n’est pas applicable en matière répressive.
En tant qu’elle vise cette disposition, la question proposée n’est pas utile à la solution.
L'article 26, § 1er, 3°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle dispose que cette Cour statue, à titre préjudiciel, par voie d'arrêt, sur les questions relatives à la violation par une loi, un décret ou une règle visée à l'article 134 de la Constitution, des articles du titre II « Des Belges et de leurs droits », et des articles 170, 172 et 191 de la Constitution.
L’article 542, alinéa 2, du Code d’instruction criminelle organise le renvoi d’une cause d’une juridiction à une autre lorsqu’il existe, dans le chef de l’ensemble des juges composant la première, une cause de suspicion légitime. Cette disposition confie le jugement de la requête tendant à pareil dessaisissement à la Cour de cassation.
Conformément à l’article 147, alinéa 1er, de la Constitution, il y a pour toute la Belgique une Cour de cassation.
La nature même de la Cour de cassation, ainsi voulue par le Constituant, fait obstacle, lorsque la Cour est elle-même saisie d’une cause, à toute possibilité de renvoi « de la Cour de cassation à une autre juridiction ».
Dès lors, à cet égard, la différence de traitement que les demandeurs allèguent, à la supposer avérée, est étrangère aux dispositions légales à propos desquelles ils postulent que la Cour constitutionnelle soit interrogée, mais découle de l’article 147, alinéa 1er, de la Constitution, dont la Cour constitutionnelle n'est pas compétente pour apprécier la compatibilité avec les règles inscrites dans d'autres dispositions constitutionnelles.
Il n'y a par conséquent pas lieu de poser la question préjudicielle proposée.
Sur la demande d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme :
Dans leur note en réponse aux conclusions du ministère public, les demandeurs sollicitent, à titre subsidiaire, qu’un avis consultatif soit demandé à la Cour européenne des droits de l’homme, en application des articles 1er et 10 du Protocole numéro 16 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Ils demandent, en substance, si le régime qu’ils critiquent et qui fait obstacle au dessaisissement de la Cour de cassation est compatible avec l’article 6.1 de la Convention, dans la mesure, selon les demandeurs, où il résulterait de pareille situation l’impossibilité pour une partie à une procédure devant la Cour de faire respecter ses droits tels que garantis par la disposition précitée.
L’avis demandé est facultatif.
L’article 6.1 de la Convention ne précise pas la manière dont les États doivent permettre aux parties aux procédures devant leurs juridictions de faire respecter le droit à un procès équitable et, notamment, le droit à ce que leur cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial.
Ainsi, aucune disposition de la Convention ne prévoit que les États liés par ce traité doivent prévoir une procédure permettant le dessaisissement de la juridiction saisie d’une cause dans laquelle il est allégué que l’ensemble des juges seraient inaptes à en connaître en raison de préjugés, plutôt qu’une autre mesure. Et sous peine d’entraver définitivement le cours de la Justice, il ne se déduit d’aucune disposition, notamment de la Convention, que lorsque l’ensemble des juges composant la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire d’un État sont accusés de partialité, cette juridiction devrait se dessaisir de la cause qui a donné lieu à pareil grief ou qu’aucun autre remède que le dessaisissement ne puisse être envisagé afin que la cause soit jugée conformément aux exigences de la Convention.
Enfin, au terme de son arrêt Manzano Diaz contre Belgique, du 18 mai 2021, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas admis les griefs de partialité que les demandeurs invoquent à l’appui de leur demande de dessaisissement de la Cour de cassation.
Il n’y a dès lors pas lieu de solliciter l’avis demandé.
Aucune disposition ne permettant le dessaisissement de la Cour pour cause de suspicion légitime, la requête est manifestement irrecevable.
C. Sur la requête en règlement de juges :
Sur la fin de non-recevoir opposée à la requête par les prévenus et déduite de l’absence de qualité du ministère public :
Les prévenus soutiennent que dans la mesure où c’est l’État belge, représenté par le ministre des Finances, qui est la partie poursuivante dans la présente cause, le procureur général près la cour d’appel de Mons n’avait pas la qualité requise pour déposer la requête en règlement de juges.
Les prévenus sont poursuivis, sur la citation de l’État belge, pour avoir commis des infractions consistant dans l’absence de paiement ou le paiement insuffisant de droits de douane et de la taxe sur la valeur ajoutée.
Conformément à l’article 281, § 2, de la loi générale sur les douanes et accises, en matière de douanes et accises, l’administration n'exerce que l'action publique tendant à l'application de peines mixtes, soit, notamment, l'amende et la confiscation, mais non celle tendant à l'application de l'emprisonnement principal. Par ailleurs, les tribunaux ne prononceront sur ces affaires qu'après avoir entendu les conclusions du ministère public.
D’où il suit que le ministère public et l’administration ont pareillement qualité pour requérir qu’il soit réglé de juges.
La fin de non-recevoir ne peut être accueillie.
Sur la fin de non-recevoir opposée à la requête par les prévenus et déduite de ce que les deux décisions que le ministère public oppose ne créeraient pas un conflit de juridiction dès lors que, par le seconde, les juges d’appel se sont bornés à constater qu’ils n’étaient pas régulièrement saisis :
Mais par son arrêt du 10 septembre 2024, la cour d’appel de Mons a décidé qu’elle n’était pas régulièrement saisie au motif que, selon cet arrêt qui renvoie à une décision de la Cour constitutionnelle, en cas d’annulation, par le juge d’appel, d’une décision ayant refusé le changement de la langue de la procédure, c’est au tribunal statuant en première instance et situé dans le ressort le plus rapproché statuant dans la langue dont il est fait choix qu’il y a lieu de renvoyer la cause, et non au juge d’appel.
Ayant ainsi décidé que le juge d’appel n’est pas celui auquel ressortit la compétence pour connaître de la cause en pareilles circonstances, alors que l’arrêt de la cour d’appel de Gand, du 24 décembre 2020, l’avait cependant renvoyée à la cour d’appel de Mons, l’arrêt de cette dernière, du 10 septembre 2024, engendre un conflit de juridiction avec celui de la première, conflit qui entrave le cours de la justice.
La fin de non-recevoir ne peut être accueillie.
Sur la fin de non-recevoir opposée à la requête par les prévenus et déduite de ce qu’une requête en règlement de juges ne peut se substituer à un pourvoi en cassation que la partie poursuivante aurait omis de former contre la seconde des décisions que cette partie oppose :
D’une part, il y a lieu à régler de juges en présence de deux décisions judiciaires passées en force de chose jugée et qui engendrent, entre deux juridictions pénales, un conflit de juridiction qui entrave le cours de la justice.
À cet égard, il suffit que les deux décisions qui statuent sur le point de compétence litigieux soient passées en force de chose jugée : entre deux arrêts de la cour d’appel, il n’est dès lors pas requis qu’un pourvoi en cassation ait été préalablement formé contre l’une ou l’autre de ces décisions.
D’autre part, l’arrêt de la cour d’appel de Mons, du 10 septembre 2024, ayant légalement décidé que la cause relevait de la compétence du tribunal correctionnel et non de la cour d’appel, le pourvoi en cassation dont les prévenus soutiennent qu’il aurait d’abord dû être formé contre cette décision, aurait été inapte à résoudre le conflit de juridiction ainsi créé.
Procédant de prémisses juridiques erronées, la fin de non-recevoir ne peut être accueillie.
Sur la demande tendant à interroger, à titre préjudiciel, la Cour constitutionnelle et sur la demande d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme :
Pour les motifs indiqués en réponse aux demandes, identiques, d’interroger la Cour constitutionnelle et la Cour européenne des droits de l’homme et formulées à l’appui de la requête en dessaisissement de la Cour, il n’y a pas lieu de poser la question proposée ni de solliciter l’avis demandé.
Sur la requête en règlement de juges :
Par un arrêt du 24 décembre 2020, annulant un jugement du 10 juin 2020 du tribunal de première instance de Flandre occidentale et évoquant, la cour d’appel de Gand a renvoyé les prévenus devant la cour d’appel de Mons, conformément à l’article 23 de la loi du 15 juin 1935 concernant l’emploi des langues en matière judiciaire.
Par un arrêt avant-dire-droit du 21 décembre 2022, la cour d’appel de Mons a interrogé, à titre préjudiciel, la Cour constitutionnelle à propos de la constitutionnalité du renvoi, en application de l’article 23, alinéa 4, de la loi du 15 juin 1935, des prévenus devant une juridiction de second degré plutôt que devant le tribunal correctionnel.
Aux termes de l’arrêt numéro 47/2024 du 25 avril 2024, la Cour constitutionnelle a dit pour droit :
« L’article 215 du Code d’instruction criminelle, interprété en ce sens qu’il impose aux juridictions d’appel annulant un jugement ayant refusé, avant tout examen de la cause, de faire droit à une demande de changement de la langue de la procédure formulée sur la base de l’article 23, alinéa 4, de la loi du 15 juin 1935 "concernant l’emploi des langues en matière judiciaire" de renvoyer la cause à une juridiction d’appel et non à une juridiction de première instance, viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
La même disposition, interprétée comme ne s’appliquant pas lorsque le jugement annulé est un jugement ayant refusé, avant tout examen de la cause, de faire droit à une demande de changement de la langue de la procédure formulée sur la base de l’article 23, alinéa 4, de la loi du 15 juin 1935 "concernant l’emploi des langues en matière judiciaire", ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution ».
À la suite de cet arrêt, la cour d’appel de Mons, par l’arrêt du 10 septembre 2024, a décidé qu’elle n’avait pas été valablement saisie par la cour d’appel de Gand et que, dans le silence de la loi, il ne lui appartenait pas de renvoyer elle-même la cause au tribunal compétent.
Ces deux décisions sont contradictoires et engendrent un conflit de juridiction qui entrave le cours de la justice, de sorte qu’il y a lieu à régler de juges.
Il découle de l’arrêt susvisé, de la Cour constitutionnelle, que la cour d’appel de Gand n’a pas légalement renvoyé les prévenus devant la cour d’appel de Mons et que la juridiction habilitée à connaître des poursuites est le tribunal correctionnel « le plus rapproché, où la procédure est faite en français ».
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Joint les causes inscrites au rôle général sous les numéros P.24.1533.F et P.24.1674.F ;
Vu les articles 542 à 552 du Code d'instruction criminelle ;
Rejette la requête en dessaisissement ;
Condamne les demandeurs aux frais de cette requête ;
Lesdits frais taxés jusqu’ores à zéro euro.
Réglant de juges,
Annule l’arrêt du 24 décembre 2020 de la cour d’appel de Gand en tant qu’il renvoie la cause à la cour d’appel de Mons ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt annulé ;
Renvoie la cause au tribunal correctionnel du Hainaut, division Tournai.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient Eric de Formanoir, premier président, Françoise Roggen, Frédéric Lugentz, François Stévenart Meeûs et Ignacio de la Serna, conseillers, et prononcé en audience publique du dix-huit décembre deux mille vingt-quatre par Eric de Formanoir, premier président, en présence de Damien Vandermeersch, avocat général, avec l’assistance de Mike Van Beneden, greffier.