N° S.19.0062.F
ENODIA, société coopérative, anciennement dénommée Publifin, dont le siège est établi à Liège, rue Louvrex, 95, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0204.245.277,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile,
contre
L. G.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Bruno Maes, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Watermael-Boitsfort, chaussée de La Hulpe, 177/7, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 20 mai 2019 par la cour du travail de Bruxelles, statuant comme juridiction de renvoi ensuite de l’arrêt de la Cour du 18 mai 2015.
Le 21 novembre 2024, l’avocat général Hugo Mormont a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Christian Storck a fait rapport et l’avocat général Hugo Mormont a été entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- articles 23, 149 et 159 de la Constitution ;
- principe général du droit suivant lequel le juge ne peut appliquer une disposition qui viole une norme supérieure, dit principe de légalité, dont l’article 159 de la Constitution est une application particulière ;
- principe général du droit de la séparation des pouvoirs.
Décisions et motifs critiqués
1. L’arrêt attaqué condamne la demanderesse à payer au défendeur 4 506,16 euros brut à titre de salaire et de sursalaire pour la période du 1er novembre 2009 au 30 novembre 2011, à majorer des intérêts aux taux légaux depuis la date d’exigibilité de cette somme, et la condamne aux dépens.
2. L’arrêt attaqué décide qu’« il n’est pas établi que le recul sensible du degré de protection du droit [du défendeur] à des conditions de travail et à une rémunération équitables était, en l’espèce, nécessaire et approprié au regard du but d’économie poursuivi et qu’il ne comportait pas de conséquences disproportionnées pour les droits des personnes concernées, dont [le défendeur] ».
Il en conclut que la modification des conditions de travail et de rémunération en question par le règlement de travail adapté le 14 août 2009 est contraire à l’article 23 de la Constitution et que, par suite, conformément à l’article 159 de la Constitution, la cour du travail doit écarter en l’espèce les dispositions litigieuses de ce règlement.
L’arrêt attaqué fonde ces décisions et les condamnations qu’il prononce sur la base de celles-ci sur les considérations qu’il énonce sous le titre « Examen de la contestation », tenues ici pour intégralement reproduites, et plus spécialement sur les motifs que
« Il appartient, en règle, à l'autorité de s'expliquer au moment de l'adoption de la norme sur les raisons qui motivent la régression et su le caractère approprié, nécessaire et proportionné de celle-ci. Si elle a procédé à cette appréciation expresse, le juge fera preuve de retenue dans son contrôle de la justification, afin de préserver la marge d'appréciation de l'auteur de la norme. En revanche, si l'autorité n'a pas eu égard à l'article 23 de la Constitution au cours de son processus décisionnel, le contrôle sera plus strict et le doute sur la justification de la mesure régressive profitera entièrement à celui qui la conteste »,
et que
« Comme cela a déjà été précisé, il incombe à l'autorité de procéder à cette appréciation au moment de l'adoption de la norme. Si elle a procédé à cette appréciation expresse, le juge fera preuve de retenue dans son contrôle de la justification, afin de préserver la marge d'appréciation de l'auteur de la norme. En revanche, si l'autorité n'a pas eu égard au caractère nécessaire, approprié et proportionné de la mesure au cours de son processus décisionnel, le doute sur la justification de la mesure régressive profitera entièrement à celui qui la conteste ».
3. L'arrêt attaqué fonde ainsi ses décisions sur ce que le juge appréciera la justification de la mesure avec plus ou moins de retenue selon que l'autorité aura eu égard expressément ou non à l'article 23 de la Constitution au cours de son processus décisionnel.
Griefs
1. Dans la matière qu'il couvre, l'article 23 de la Constitution implique une obligation de standstill qui s'oppose à ce que l'autorité compétente réduise sensiblement le degré de protection offert par la législation applicable sans qu'existent, pour ce faire, de motifs liés à l'intérêt général.
Cette obligation ne s'oppose à une réduction, fût-elle sensible, de rémunération justifiée par des motifs liés à l'intérêt général que si cette réduction affecte le caractère équitable de la rémunération.
2. Pour apprécier si une modification statutaire, justifiée par des considérations d'intérêt général, heurte l'obligation de standstill déduite de l'article 23 de la Constitution, le juge doit rechercher sur la base de l'ensemble des éléments de la cause si la mesure prise par l'autorité est ou non dans
un rapport de proportionnalité raisonnable avec son but.
Il ne peut, à cet égard, substituer sa propre appréciation de l'opportunité de la mesure à celle de l'autorité administrative (principe général du droit de la séparation des pouvoirs).
3. Ni l'article 23 de la Constitution, ni l’article 159 de celle-ci, ni le principe général du droit dit principe de légalité ne prévoient que le juge devrait estimer différemment l'existence d'un rapport de proportionnalité raisonnable entre la réduction des avantages statutaires dont disposent les agents d'une personne de droit public et les motifs d'intérêt général qui justifient cette modification statutaire, selon que cette autorité publique aurait ou n'aurait pas - comme en l'espèce - expressément justifié le caractère raisonnable de sa mesure par rapport au but poursuivi au moment où celle-ci a été prise. La question est en effet de savoir si cette justification existe au regard de l'article 23 de la Constitution et non si elle a été expressément énoncée au moment où l'autorité a pris sa décision.
4. Il suit de là qu'en fondant sa décision que la modification statutaire litigieuse est contraire à l'article 23 de la Constitution sur la règle que le juge fera preuve de moins de retenue dans l'appréciation de la décision de l'autorité lorsqu'elle n'a pas, comme en l'espèce, motivé expressément la mesure critiquée au regard des exigences de cet article, l'arrêt attaqué se fonde sur une règle inexistante et viole dès lors les articles 23 et 159 de la Constitution ainsi que le principe général du droit dit principe de légalité.
En admettant ainsi qu'il pouvait faire preuve de moins de retenue dans l'appréciation de la justification de la mesure litigieuse au regard des exigences de l'article 23 de la Constitution, l'arrêt attaqué viole en outre le principe général du droit de la séparation des pouvoirs en admettant que, dans ce cas, il puisse davantage prendre en compte sa propre appréciation de l'opportunité de la mesure adoptée.
L'arrêt attaqué n'est donc pas légalement justifié (violation de toutes les dispositions visées au moyen).
III. La décision de la Cour
Dans les matières qu’il couvre, l’article 23 de la Constitution implique une obligation de standstill qui s’oppose à ce que l’autorité compétente réduise sensiblement le degré de protection offert par la règle applicable sans qu’existent pour ce faire de motifs liés à l’intérêt général.
Le juge qui constate que la règle nouvelle réduit sensiblement le degré de protection offert par la règle ancienne doit, pour s’assurer que la mesure prise est justifiée par des motifs d’intérêt général, vérifier si elle est proportionnée au but recherché.
L’arrêt attaqué considère « qu’il appartient, en règle, à l’autorité de s’expliquer au moment de l’adoption de la norme sur les raisons qui motivent la régression et sur le caractère approprié, nécessaire et proportionné de celle-ci », que, « si elle a procédé à cette appréciation expresse, le juge fera preuve de retenue dans son contrôle de la justification, afin de préserver la marge d’appréciation de l’auteur de la norme », et qu’« en revanche, si l’autorité n’a pas eu égard à l’article 23 de la Constitution au cours de son processus décisionnel, le contrôle sera plus strict ».
L’arrêt attaqué, qui constate que « le procès-verbal de la réunion [du] conseil d’administration [de la demanderesse] au cours de laquelle la modification du règlement de travail a été adoptée […] n’indique pas que [ce] conseil se soit penché sur le caractère nécessaire, approprié et proportionné de la mesure prise eu égard au droit des travailleurs à des conditions de travail et à une rémunération équitables », décide que, « dès lors, il n’est pas établi que le recul sensible du degré de protection du droit [du défendeur] à des conditions de travail et à une rémunération équitables était, en l’espèce, nécessaire et approprié au regard du but […] poursuivi [de réaliser des économies] et n’emportait pas [pour lui] des conséquences disproportionnées ».
En fondant sa décision sur la circonstance que l’absence, lors de l’adoption de la mesure critiquée, de motivation expresse par l’autorité de la proportionnalité de celle-ci au regard des exigences de l’article 23 de la Constitution autorisait la cour du travail à moins de retenue dans son contrôle, alors qu’aucune disposition n’impose pareille obligation de motivation à l’auteur de la mesure, l’arrêt attaqué viole ladite disposition constitutionnelle.
Le moyen est fondé.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt cassé ;
Réserve les dépens pour qu’il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause devant la cour du travail de Mons.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le premier président Eric de Formanoir, les présidents de section Christian Storck, Koen Mestdagh et Mireille Delange, le conseiller Bruno Lietaert, et prononcé en audience publique du neuf décembre deux mille vingt-quatre par le premier président Eric de Formanoir, en présence de l’avocat général Hugo Mormont, avec l’assistance du greffier Lutgarde Body.