N° C.23.0134.F
ÉTAT BELGE, représenté par le ministre des Finances, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Loi, 12,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Geoffroy de Foestraets, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Vallée, 67, où il est fait élection de domicile,
contre
1. LOMBARD INTERNATIONAL ASSURANCE, société de droit luxembourgeois, dont le siège est établi à Luxembourg (Grand-duché de Luxembourg), rue Lou Hemmer, 4,
2. VITIS LIFE, société de droit luxembourgeois, dont le siège est établi à Luxembourg (Grand-duché de Luxembourg), boulevard Marcel Cahen, 52,
3. WEALINS, société de droit luxembourgeois, dont le siège est établi à Leudelange (Grand-Duché de Luxembourg), rue Léon Laval, 12,
4. J.S.,
5. P.H,
6. L.B.,
défendeurs en cassation,
représentés par Maître Daniel Garabedian, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Bonté, 5, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 24 février 2023 par le Conseil d’État, section du contentieux administratif.
Le 15 octobre 2024, l’avocat général Thierry Werquin a déposé des conclusions au greffe.
Le conseiller Simon Claisse a fait rapport et l’avocat général Thierry Werquin a été entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
Le demandeur présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- articles 144, 145 et 158 de la Constitution ;
- articles 14, § 1er, et 33, alinéa 1er, des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 ;
- principe général du droit de la séparation des pouvoirs ;
- articles 8.17 et 8.18 du Code civil ;
- articles 8, 110, 141 et 142–3 de l’arrêté royal n° 308 du 31 mars 1936 contenant le Code des droits de succession ;
- articles 569, alinéa 1er, 32°, et 609, 2°, du Code judiciaire ;
- circulaire 2021/C/2 prise le 7 janvier 2021 par l’administration générale de la documentation patrimoniale.
Décision et motifs critiqués
L’arrêt, rejetant l’exception d’incompétence du demandeur, déclare le Conseil d’État compétent pour annuler la circulaire n° 2021/C/2 prise le 7 janvier 2021 par l’administration générale de la documentation patrimoniale, aux motifs suivants :
« Une circulaire ministérielle n'est pas destinée à modifier les règles de droit et ne revêt dès lors pas, en principe, le caractère règlementaire qui pourrait justifier la suspension de son exécution ou son annulation par le Conseil d'État. Il en est ainsi lorsqu'elle se borne à énoncer de simples règles de conduite, des renseignements ou des explications concernant, notamment, la législation ou la réglementation existante, voire lorsqu'elle propose une interprétation non contraignante de celles-ci. Cependant, ont un caractère réglementaire, les circulaires, instructions ou prescriptions générales qui ajoutent à la réglementation existante des règles nouvelles, présentant un certain degré de généralité, dès lors que leur auteur a l'intention de les rendre obligatoires et qu'il dispose des moyens pour forcer au respect de ces directives. De tels actes sont susceptibles de recours en annulation devant le Conseil d'État ;
Pour qu'une circulaire puisse faire l'objet d'un recours en annulation, trois critères cumulatifs doivent donc être réunis :
- elle doit contenir des règles nouvelles et pas seulement informer son destinataire ou lui proposer une interprétation non contraignante de règles en vigueur ;
- elle doit rendre ces nouvelles règles obligatoires et être rédigée à cet effet en termes impératifs ;
- son auteur doit disposer du pouvoir d'imposer sa volonté au destinataire de son texte et de le sanctionner, le cas échéant ;
Selon la requête, l'acte attaqué aborde principalement les sujets suivants :
- le prédécès d'un époux commun en biens qui n'est pas preneur d'assurance avant le dénouement du contrat lorsque la prime a été payée avec des fonds communs : la circulaire préconise une imposition de la moitié de la valeur du contrat d'assurance-vie dans le chef de l'époux survivant (points 3.1, 3.3 et 3.5) ;
- le décès d'un preneur avant le dénouement du contrat en l'absence de cession de droits à un tiers : la circulaire préconise une imposition de la valeur du contrat d'assurance-vie dans le chef du bénéficiaire du contrat (point 3.2) ;
- les cessions des droits relatifs au contrat par un preneur d'assurance : la circulaire préconise une imposition de la valeur du contrat d'assurance-vie dans le chef du cessionnaire des droits du contrat (point 3.6) ;
En ce qui concerne le prédécès d'un époux commun en biens qui n'est pas preneur d'assurance avant le dénouement du contrat lorsque la prime a été payée avec des fonds communs, les points 3.1, 3.3 et 3.5 de la circulaire énoncent ce qui suit :
‘3.1. Valeur de rachat
Il est important d'insister sur le fait que l'objet de la taxation du legs fictif instauré par les alinéas 1er, 2 et 4 de l’article 8 du Code des droits de succession sont « les sommes, rentes ou valeurs » qu'une personne est appelée à recevoir.
Il importe donc peu que la valeur de rachat d'un contrat d'assurance-vie soit qualifiée par le Code civil de propre à tel ou tel conjoint puisque cette valeur de rachat n'est pas l'objet du legs fictif.
La valeur de rachat d'un contrat d'assurance-vie ne peut être utilisée que comme une valeur de référence permettant de déterminer la base imposable, au jour du décès, du legs fictif, lorsque la somme que le légataire fictif est appelé à recevoir n'est pas immédiatement exigible au décès du défunt.
Les déclarants peuvent d'ailleurs, pour la détermination de la base imposable, s'écarter de la valeur de rachat du contrat d'assurance-vie s'ils peuvent démontrer que le contrat possède, au jour du décès, une autre valeur monétaire que celle qui découlerait de la valeur de référence que constitue la valeur de rachat.
Cette thématique se rencontre notamment dans les cases suivantes :
- onglet « Défunt non commun en biens » : C14, D14, D54 et F54 ;
- onglet « Défunt commun en biens » : C14, D14, C30, D30, C54, D54, C62, C79, C95, C111, C119, D127, E127 et G127.
3.3. Restitution des droits de succession perçus lors du premier décès suite à l'absence de rachat du contrat par le conjoint survivant
L'application de la fiction légale de l'article 8, alinéa 4, du Code des droits de succession à l'occasion du premier décès parmi les conjoints peut entraîner des répercussions lors du décès de l’époux survivant si le contrat se poursuit jusqu'au terme prévu et n'est pas racheté totalement ou partiellement par le conjoint.
Examinons l'exemple suivant afin d'illustrer cette thématique :
Deux époux (M et F) sont mariés en communauté et n'ont aucun enfant. M souscrit un contrat d'assurance-vie (M-M-C) où M est preneur et tête assurée et C, neveu de M, bénéficiaire.
Dans le cas où F décède la première, il n'y a pas de prestation de la part de la compagnie car c'est M qui est la tête assurée.
Il y a deux possibilités :
- si, au décès de F, C n'a pas encore expressément accepté le bénéfice du contrat, l'article 178 de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances autorise le preneur M à racheter (totalement ou partiellement) le contrat à sa guise : M doit donc être considéré comme étant « appelé à recevoir » étant donné que, seul preneur, il possède le droit de racheter le contrat et donc de percevoir « une somme » ; il sera donc, en vertu de l’article 8, alinéa 4, du Code des droits de succession, considéré comme légataire fictif de cette somme à recevoir de la compagnie pour la moitié (dans l'hypothèse où ce contrat a été financé par des fonds appartenant à la communauté). Le legs fictif aura comme base imposable l'estimation, au jour du décès, de cette somme à recevoir : cette estimation peut se faire, par exemple, en référence à la valeur de rachat ou « capital assuré » au jour du décès ;
- par contre, si, au décès de F, C a déjà expressément accepté le bénéfice du contrat comme prévu aux articles 186 et 187 de la loi du 4 avril 2014, c'est lui qui est « appelé à recevoir », et non plus M : la fiction instaurée par l’article 8, alinéa 4, du Code des droits de succession ne peut donc plus être appliquée au décès de F. Dans ce cas, c'est l’article 8, alinéa 1er, du Code des droits de succession qui devra simplement être appliqué lors du décès de M.
Que se passe-t-il au décès de M si la fiction instaurée par l’article 8, alinéa 4, du Code des droits de succession a été appliquée lors du décès de F ?
Il y a trois possibilités :
- soit M a racheté le contrat totalement,
- soit M n'a pas racheté le contrat,
- soit M a racheté le contrat partiellement.
Si M a racheté totalement le contrat, ce dernier n'existe plus lors de son décès et la compagnie ne doit dès lors plus exécuter aucune prestation en faveur de C. La taxation de la moitié du contrat dans le chef de M lors du décès de F est par conséquent définitive : M a, par le rachat total du contrat, effectivement reçu la somme qu'il était « appelé à recevoir » et qui avait été financée jusqu’à concurrence de la moitié par F.
Si M n'a pas racheté le contrat, il n'aura alors, au final, perçu aucune somme en vertu du contrat et la stipulation en faveur de C aura joué pleinement : C recevra ainsi, au décès de la tête assurée M, la prestation prévue par le contrat et sera imposé sur la totalité de cette prestation en application de l’article 8, alinéa 1er, du Code des droits de succession. En l'absence de rachat de la part de M, il faut donc constater que son statut d' « appelé à recevoir » s'éteint rétroactivement : les héritiers de M ont alors le droit d'introduire une demande en restitution sur la base d'une déclaration complémentaire pour diminution de la composition de la succession de F, comme le prescrit l'article 135, 4°, du Code des droits de succession. Il ne saurait être question d'appliquer ici l'article 136 du Code des droits de succession car il s'agit de deux successions différentes : les droits sujets à restitution concernent la succession de F alors que les droits à percevoir en vertu de l’article 8, alinéa 1er, du Code des droits de succession concernent la succession de M.
Si M a procédé au rachat partiel de son contrat, les deux principes exposés ci-avant s'appliquent mutuellement : d'une part, M a effectivement reçu la somme qu'il était « appelé à recevoir » et financée jusqu’à hauteur de la moitié par F jusqu’à concurrence de la part du contrat rachetée par lui et la taxation de cette part du contrat est par conséquent définitive ; d'autre part, C recevra, au décès de la tête assurée M, la prestation prévue par le contrat « résiduel » et sera imposé sur cette prestation en application de l'article 8, alinéa 1er, du Code des droits de succession. Il appartient alors aux héritiers de M de déposer une déclaration complémentaire par laquelle ils sollicitent la restitution pour diminution de la composition de la succession de F (jusqu’à concurrence de la partie du contrat non rachetée par M), comme le prescrit l’article 135, 4°, du Code des droits de succession, en indiquant précisément le fait donnant lieu à restitution.
Cette thématique se rencontre notamment dans les cases suivantes de l'onglet « Défunt commun en biens » : C54, D54, C62, C111, C119 et E127.
3.5. Légataire fictif en cas d'application de l’article 8, alinéa 4, du Code des droits de succession
Les termes employés à l’article 8, alinéa 4, du Code des droits de succession sont sans équivoque : « Lorsque le défunt était marié sous un régime de communauté, les sommes, rentes ou valeurs que le conjoint est appelé à recevoir[...] sont considérées comme recueillies à titre de legs par le conjoint ».
C'est donc bien le conjoint survivant qui doit être considéré comme seul légataire fictif et les droits de succession dus sur ce legs doivent être calculés uniquement dans son chef.
Cette thématique se rencontre notamment dans les cases suivantes de l'onglet « Défunt commun en biens » : D22, F22, C38, F38, C46, C54, D54, C62, C79, C87, C95, C103, C111, C119 et E127’ ;
Le Code des droits de succession ne comporte pas de définition de la notion de valeurs. Cependant, il ressort de l’article 110 de ce code, qui vise ‘les titres, sommes, valeurs, objets quelconques déposés dans un coffre-fort’, que les valeurs sont nécessairement matérialisées. Le fait de pouvoir exercer, seul, les droits sur le contrat, dont le droit au rachat, constitue, pour le conjoint survivant, un avantage mais cela ne signifie pas qu'il constituerait une ‘valeur’ au sens de l'article 8, alinéa 4, du même code. L'acte attaqué affecte la base imposable établie par cette disposition légale dans la mesure où elle consacre un nouvel objet imposable, sans intervention législative ;
Il en résulte que, sous le couvert d'interpréter certaines dispositions du Code des droits de succession, l'acte attaqué ajoute à la règlementation existante des règles nouvelles, présentant un certain degré de généralité, que l'administration fiscale a l'intention de rendre obligatoires et à l'égard desquelles elle dispose de moyens pour forcer le respect ;
Le Conseil d'État est, par conséquent, compétent pour connaître du présent recours ».
Griefs
En vertu de l’article 14, § 1er, 1°, des lois coordonnées sur le Conseil d’État visées en tête du moyen, « si le contentieux n'est pas attribué par la loi à une autre juridiction, la section [du contentieux administratif] statue par voie d'arrêts sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements […] des diverses autorités administratives ».
Selon l’article 158 de la Constitution, « la Cour de cassation se prononce sur les conflits d’attribution d’après le mode réglé par la loi ».
L’article 33 desdites lois coordonnées dispose que « peuvent être déférés à la Cour de cassation, les arrêts […] par lesquels la section du contentieux administratif décide de ne pouvoir connaître de la demande par le motif que la connaissance de celle-ci rentre dans les attributions des autorités judiciaires, ainsi que les arrêts […] par lesquels la section rejette un déclinatoire fondé sur le motif que la demande relève des attributions de ces autorités ».
Dans le même sens, l’article 609, 2°, du Code judiciaire dispose que la Cour de cassation statue sur les demandes en cassation « des arrêts par lesquels la section d'administration du Conseil d'État décide de ne pouvoir connaître de la demande, par le motif que la connaissance de celle-ci est de la compétence de l'autorité judiciaire, et des arrêts par lesquels ladite section rejette un déclinatoire fondé sur le motif que la demande est de la compétence de ces autorités ».
L’arrêt constate que, « dans son mémoire en réponse, [le demandeur] conteste le caractère réglementaire de l’acte attaqué. [Il] estime que ce dernier a une nature purement interprétative et que ‘les griefs des [défendeurs] doivent être considérés comme des « contestations relatives à l’application d’une loi d’impôt » au sens de l’article 569, alinéa 1er, 32°, du Code judiciaire, qui attribue ce contentieux aux chambres fiscales du tribunal de première instance’ ».
L’arrêt rejette ce déclinatoire en considérant que, « sous couvert d’interpréter certaines dispositions du Code des droits de succession, l’acte attaqué ajoute à la réglementation existante des règles nouvelles, présentant un certain degré de généralité, que l’administration fiscale a l’intention de rendre obligatoires et à l’égard desquelles elle dispose de moyens pour forcer le respect. Le Conseil d’État est, par conséquent, compétent pour connaître du présent recours ».
Les décisions par lesquelles le Conseil d’État se prononce sur les limites de sa compétence à l’égard de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire sont contrôlées sur ce point par la Cour de cassation.
Lorsque la Cour de cassation statue sur un pourvoi contre un arrêt par lequel la section du contentieux administratif du Conseil d’État statue sur un déclinatoire de compétence, elle examine les motifs sur la base desquels le Conseil a rejeté le déclinatoire.
Comme le constate l’arrêt, le demandeur opposait une exception d’incompétence du Conseil d’État, soutenant que les griefs [des défendeurs] doivent être considérés comme des « contestations relatives à l’application d’une loi d’impôt » au sens de l’article 569, alinéa 1er, 32°, du Code judiciaire, qui attribue ce contentieux aux chambres fiscales du tribunal de première instance.
Dès lors qu’en rejetant ce déclinatoire de compétence du demandeur, l’arrêt se prononce sur un conflit d’attribution et sur les limites de sa propre compétence à l’égard de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire, ce conflit d’attribution doit être tranché par la Cour de cassation conformément aux articles 158 de la Constitution, 33, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, et 569, alinéa 1er, 32°, et 609, 2°, du Code judiciaire.
Dès lors qu’il s’agit de trancher un conflit d’attribution, c’est à la Cour, et non au Conseil d’État, qu’il revient de décider in fine si la circulaire attaquée est ou non un acte réglementaire au sens de l’article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État.
Le demandeur soutient que cette circulaire est une circulaire interprétative et non un acte réglementaire.
Il reprend ici l’argumentation développée dans son mémoire en réponse devant le Conseil d’État :
« [Le demandeur] conteste d’emblée le caractère réglementaire que les [défendeurs] prétendent déceler dans la circulaire contestée [lorsqu’ils] affirment que ladite circulaire ‘invite’ à une interprétation obligatoire de la loi à l'attention de toutes les personnes qui sont chargées de l'application de la loi et qui veillent au respect de celle-ci et ‘énonce des dispositions nouvelles et contraignantes[,] devant ainsi être qualifiée d'acte administratif au sens de l'article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'État’.
Dans les lignes qui suivent, il entend démontrer la nature purement interprétative de cette circulaire, qui ne fait que préciser à ses destinataires la portée qu’il convient de donner à l’article 8 du Code des droits de succession, à la lumière, notamment, des lois du 4 avril 2014 relative aux assurances et du 22 juillet 2018 modifiant le Code civil et diverses autres dispositions en matière de droit des régimes matrimoniaux et modifiant la loi du 31 juillet 2017 modifiant le Code civil en ce qui concerne les successions et les libéralités et modifiant diverses autres dispositions en cette matière.
Dès l’introduction de la circulaire, il est d’ailleurs fait état de ces changements législatifs pour justifier l’abrogation, dont les [défendeurs] reconnaissent eux-mêmes la nécessité lorsqu’ils écrivent qu’il ‘était […] évident que la circulaire n° 16/2006 n’avait plus de fondement juridique’, et le remplacement de la circulaire n° 16/2006 du 31 juillet 2006 suite au réexamen, par l’administration, de ‘la problématique des assurances-vie et [de] leur taxation en application de l’article 8 [du Code des droits de succession]’.
Les considérations suivantes, liées à l’examen des moyens, démontrent à suffisance que l’acte attaqué ne contient pas de règles nouvelles :
- concernant l’imposition des contrats d’assurance-vie en cas de prédécès de l’époux commun qui n’est pas preneur d’assurance avant le dénouement du contrat, la circulaire contestée se borne à préciser que la moitié de la valeur de rachat desdits contrats est désormais taxée sur la base de l’article 8, alinéa 4, du Code des droits de succession et non plus sur la base de son article 1er comme le prévoyait erronément la circulaire n° 16/2006 ; seule la base légale d’imposition est donc ainsi corrigée ; la loi fiscale étant d’ordre public, [le demandeur] avait en effet l’obligation de procéder à cette adaptation afin de respecter le principe de la légalité de l’impôt dès lors qu’il avait constaté une erreur quant à la base légale de l’impôt ; l’on relèvera d’ailleurs à cet égard que l’article 8, alinéa 4, du Code des droits de succession est la base légale d’imposition retenue au point 13.2 - non abrogé par l’acte attaqué - de la circulaire n° 3/1997 du 29 avril 1997 qui est libellé en ces termes : ‘13. Au point de vue fiscal, le quatrième alinéa de l'article 8 du Code des droits de succession reste cependant entièrement d'application aux époux mariés sous un régime de communauté : […] si un conjoint a souscrit à son propre profit une assurance à terme fixe dont le terme n'est pas encore écoulé au décès de son conjoint, il conviendra de déclarer, à l'actif de la succession du prémourant, la moitié de la valeur de rachat que représente le contrat au moment du décès. Il est en effet supposé, par l'effet de son régime matrimonial, avoir contribué pour moitié au paiement des primes’, sans qu’aucune règle nouvelle ne soit adoptée, et les griefs des [défendeurs] ne portent donc en réalité que sur l’interprétation de l’article 8 du Code des droits de succession ; ils en conviennent d’ailleurs eux-mêmes à demi-mot lorsqu’ils affirment, à deux reprises, qu’‘en ce qu’elle prescrit soudainement des règles nouvelles ou, à tout le moins une interprétation tout à fait nouvelle de dispositions fiscales, la circulaire attaquée viole manifestement [l]e principe de la légitime confiance’ ;
- si, comme le constatent les [défendeurs], la taxation appliquée aux contrats d’assurance-vie par la circulaire contestée en cas de décès du preneur avant le dénouement du contrat en l'absence de cession de droits à un tiers est bien fondée sur l’article 8, alinéa 2, du Code des droits de succession, leurs critiques reposent ici aussi exclusivement sur une interprétation divergente de la portée de ce texte sans toutefois que soit démontrée l’existence de règles nouvelles instaurées par l’acte entrepris ; la position adoptée par l’administration est d’ailleurs celle qui est décrite au point 10, b), non abrogé de la circulaire n° 3/1997 susvisée, de sorte que la taxation demeure inchangée ;
- concernant l’imposition des contrats d’assurance-vie lors de cessions des droits relatifs au contrat par un preneur d'assurance, la circulaire attaquée se borne à renvoyer aux circulaires relatives à l’application de l’article 4, 3°, du Code des droits de succession dans chacune des régions concernées ; le contenu de cet article n’étant pas le même selon qu’il s’applique à une succession localisée dans la Région de Bruxelles-Capitale ou à une succession localisée en Région wallonne, la circulaire querellée énonce que, ‘pour les conditions d’application de l’article 4, 3°, du Code des droits de succession [Région de Bruxelles-capitale], il y a lieu de se référer à la circulaire n° 4/2005 ainsi qu’au R.J. S 4, 3°, BR/01-01’ et que, ‘pour la Région wallonne, la circulaire relative à l’application de l’article 4, 3°, du Code des droits de succession [Région wallonne] est encore à paraître’.
Dans un arrêt dont l’enseignement est, mutatis mutandis, transposable en l’espèce, le Conseil d’État a déjà considéré qu’‘au vu de son contenu, [la circulaire] attaqué[e] ne peut être considéré[e] comme ayant vocation à modifier l'ordonnancement juridique, son auteur indiquant uniquement vouloir rappeler la définition d'une notion légale et précisant le sens que revêt, selon lui, cette notion, au vu de l'intention qu'il estime avoir été celle du législateur’.
Nul doute que telle a bien été la démarche [du demandeur] en adoptant la circulaire litigieuse.
Enfin, à la lecture de la requête, l’on ne peut se départir de l’impression que les [défendeurs] tentent en réalité de susciter devant le Conseil d’État un débat réservé par l’article 569, alinéa 1er, 32°, du Code judiciaire aux chambres fiscales du tribunal de première instance ».
Le demandeur reprend in extenso ce moyen à l’appui de son pourvoi.
À l’appui de ce moyen, le demandeur souligne que, dans leur requête en annulation, certains défendeurs développaient précisément, pour justifier leur intérêt à agir, qu’un contentieux est actuellement en cours avec l’administration fiscale concernant un « avis d’établissement des droits de succession […] envoyé le 18 juin 2019 » à la suite du décès de l’épouse du cinquième défendeur le 18 juin 2019. Le cinquième défendeur soutient avoir introduit un recours le 7 février 2020, de sorte que, si ce recours administratif est rejeté, il disposera du recours judiciaire prévu par les articles 141 et suivants du Code des droits de succession, lequel devra être tranché par le juge judiciaire et non par le juge administratif, conformément à l’article 569, alinéa 1er, 32°, du Code judiciaire, s’agissant à l’évidence d’une contestation « relative à l’application d’une loi d’impôt » et plus précisément à l’application du Code des droits de succession. L’article 142–3 précise à cet égard que « les délais d'opposition, d'appel et de cassation, ainsi que l'opposition, l'appel et le pourvoi en cassation sont suspensifs de l'exécution de la décision de justice ».
Il en va de même du sixième défendeur, à la suite du décès de son épouse intervenu le 9 août 2020.
Quant au quatrième défendeur, il anticipe déjà sur une éventuelle contestation relative au calcul des droits de succession au moment de son futur décès et sur l’application future du Code des droits de succession, laquelle sera le cas échéant, in fine, réglée par le recours judiciaire prévu par l’article 569, alinéa 1er, 32°, du Code judiciaire, sous le contrôle de la Cour de cassation et avec les garanties procédurales qui s’y attachent.
Les trois premiers défendeurs fondent également leur intérêt sur la manière dont l’administration va appliquer « la taxation préconisée par la circulaire » alors que, in fine, cette taxation dépendra des éventuels recours judiciaires prévus par les articles 141 et suivants du Code des droits de succession et par l’article 569, alinéa 1er, 32°, du Code judiciaire, sous le contrôle de la Cour.
En réalité, le recours en annulation des défendeurs avait pour objet de soustraire au pouvoir judiciaire l’appréciation in fine des conditions d’application des articles 8 et 110 du Code de droits de succession.
L’arrêt a quant à lui pour effet que l’interprétation de cette loi d’impôt par l’administration est rejetée alors qu’in fine, c’est au pouvoir judiciaire que revient la compétence d’interpréter cette disposition légale, et non au pouvoir administratif.
Ce recours avait aussi pour objet de faire trancher par le Conseil d’État des contestations qui avaient pour objet les droits subjectifs des [défendeurs], lesquelles sont du ressort exclusif des tribunaux de l’ordre judiciaire en vertu des articles 144 et 145 de la Constitution.
Par ailleurs, manque en droit l’affirmation de l’arrêt que « l’administration fiscale […] dispose de moyens pour forcer [le] respect » des dispositions du Code des droits de succession dans l’interprétation qu’elle en fait dans la circulaire annulée.
En effet, en vertu de l’article 141 du Code des droits de succession, « la solution des difficultés qui peuvent s'élever relativement à la perception […] des droits de succession et de mutation par décès avant l'introduction des instances appartient au ministre des Finances ».
D’autre part, des recours judiciaires sont en toute hypothèse prévus en faveur du contribuable par l’article 142 du Code des droit de succession, l’article 142-3 précisant que « les délais d'opposition, d'appel et de cassation, ainsi que l'opposition, l'appel et le pourvoi en cassation, sont suspensifs de l'exécution de la décision de justice ».
Manque donc en droit l’affirmation de l’arrêt que la circulaire en cause ajoute à la réglementation existante des règles nouvelles à l’égard desquelles l’administration dispose de moyens pour forcer le respect alors que, précisément, le contribuable dispose de moyens légaux pour s’y opposer.
Dans la mesure où l’arrêt admet lui-même que, « pour qu’une circulaire puisse faire l’objet d’un recours en annulation, trois critères cumulatifs doivent être réunis », il suffit donc que l’un de ces trois critères ne soit pas rempli pour décliner la compétence du Conseil d’État.
Et c’est précisément ce que le demandeur soutient dans le présent pourvoi.
Il en résulte qu’en interprétant la circulaire du 7 janvier 2021 comme un acte réglementaire et non comme un acte interprétatif de la loi, l’arrêt viole la foi due à cette circulaire ou, à tout le moins, son interprétation (violation des articles 8.17 et 8.18 du Code civil et, en tant que de besoin, violation de la circulaire précitée).
En se déclarant en conséquence compétent pour prononcer l’annulation de cette circulaire, l’arrêt viole l’article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État.
En statuant sur un tel conflit d’attribution, l’arrêt viole l’article 158 de la Constitution, l’article 33, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, les articles 569, alinéa 1er, 32°, et 609, 2°, du Code judiciaire, et le principe général du droit de la séparation des pouvoirs.
En statuant, sous le couvert d’une interprétation d’un prétendu règlement, sur les droits subjectifs revendiqués par les [défendeurs], au demeurant dans des procédures pendantes pour certains d’entre eux, l’arrêt viole les articles 144 et 145 de la Constitution.
En imposant une interprétation des articles 8 et 110 du Code des droits de succession dont il n’est pas démontré qu’elle est retenue par le pouvoir judiciaire, l’arrêt méconnaît ces articles 8 et 110 eux-mêmes.
III. La décision de la Cour
Aux termes de l'article 158 de la Constitution, la Cour de cassation se prononce sur les conflits d'attribution d'après le mode réglé par la loi.
En vertu de l'article 33, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'État, peuvent être déférés à la Cour de cassation, les arrêts par lesquels la section du contentieux administratif du Conseil d’État rejette un déclinatoire fondé sur le motif que la demande relève des attributions des autorités judiciaires.
Conformément à l'article 609, 2°, du Code judiciaire, la Cour de cassation statue sur les demandes en cassation des arrêts par lesquels la section du contentieux administratif rejette un déclinatoire fondé sur le motif que la demande est de la compétence du pouvoir judiciaire.
L‘article 14, § 1er, 1°, des lois coordonnées précitées dispose que, si le contentieux n'est pas attribué par la loi à une autre juridiction, la section du contentieux administratif statue par voie d'arrêts sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements des diverses autorités administratives.
Les articles 144 et 145 de la Constitution prévoient que les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux et que celles qui ont pour objet des droits politiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions établies par la loi.
En vertu de l’article 569, 32°, du Code judiciaire, le tribunal de première instance connaît des contestations relatives à l'application d'une loi d'impôt.
Le moyen fait grief à l’arrêt de considérer que la circulaire attaquée ajoute à la réglementation existante des règles nouvelles, présentant un certain degré de généralité, que l’administration fiscale a l’intention de rendre obligatoires, et à l’égard desquelles elle dispose de moyens de forcer le respect, et par conséquent de décider que le Conseil d’État est compétent pour connaître du recours.
Aucune disposition légale n’attribue à la Cour le pouvoir de contrôler si le Conseil d’État s’est à bon droit déclaré compétent pour connaître d’une demande qui ne relève pas du pouvoir judiciaire.
Il ne suit d’aucune des dispositions précitées que les cours et tribunaux de l’ordre judiciaire sont compétents pour statuer sur une demande d’annulation d’une circulaire administrative.
Et la violation prétendue des autres dispositions légales et du principe général du droit visés au moyen est tout entière déduite de ce grief vainement allégué.
Le moyen ne peut être accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de huit cent vingt-sept euros vingt-sept centimes envers la partie demanderesse, y compris la somme de vingt-quatre euros au profit du fonds budgétaire relatif à l’aide juridique de deuxième ligne, et à la somme de six cent cinquante euros due à l’État au titre de mise au rôle.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, chambres réunies, à Bruxelles, où siégeaient le premier président Eric de Formanoir, le président Filip Van Volsem, les présidents de section Christian Storck, Koen Mestdagh, Geert Jocqué, Mireille Delange et Michel Lemal, les conseillers Marie-Claire Ernotte, Sven Mosselmans, Simon Claisse et Myriam Ghyselen, et prononcé en audience publique du trente et un octobre deux mille vingt-quatre par le premier président Eric de Formanoir, en présence de l’avocat général Thierry Werquin, avec l’assistance du greffier-chef de service Johan Pafenols.