N° C.21.0113.F
J. G.,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Michèle Grégoire, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Régence, 4, où il est fait élection de domicile,
contre
1. A. J.,
2. F. D. D., avocat, agissant en qualité de curateur à la succession vacante de F. C.,
défendeurs en cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 14 novembre 2019 par la cour d’appel de Bruxelles.
Le président de section Christian Storck a fait rapport.
L’avocat général Thierry Werquin a conclu.
II. Les moyens de cassation
Le demandeur présente deux moyens libellés dans les termes suivants :
Premier moyen
Dispositions légales violées
- article 17 du Code judiciaire ;
- article 901 de l’ancien Code civil ;
- principe général du droit suivant lequel le juge est tenu de trancher le litige conformément aux dispositions légales dont l’application est commandée par les faits.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt « dit l’appel recevable et fondé dans la mesure suivante : met le jugement entrepris à néant, sauf en ce qu’il a dit l’action originaire recevable ; statuant à nouveau pour le surplus, annule le testament authentique de S. V. du 24 février 1986 pour cause d’insanité d’esprit par application de l’article 901 du Code civil ; condamne le demandeur à restituer aux défendeurs l’intégralité des avoirs immobiliers, mobiliers et numéraires composant la succession de S. V., en nature ou par équivalent, y compris, le cas échéant, les fruits, intérêts ou autres valorisations que ces avoirs ont dû ou auraient dû engendrer depuis le décès de [celle-ci], le ... septembre 1986 ; à ce titre, condamne d’ores et déjà le demandeur à payer aux défendeurs, chacun pour moitié, un montant provisionnel de 638 000 euros », par l’ensemble de ses motifs tenus ici pour intégralement reproduits et, en particulier, par les motifs suivants :
« I. L'objet de la demande et de l'appel
1. Le litige a trait à la succession de S. V., décédée le ... septembre 1986 à l'âge de nonante ans ;
La défunte n'a laissé aucun héritier réservataire. Elle a laissé pour seule héritière légale sa sœur, A. V., qui est décédée à son tour le … mai 1990 ;
A. V. a laissé deux héritiers légaux et réservataires, savoir ses deux enfants, [la défenderesse] et F. J., appelants originaires ;
F. J. est décédé durant l'instance d'appel le … novembre 2007. Il a laissé pour héritière légale et réservataire son épouse en secondes noces, F. C., dont Maître E. était l'administrateur provisoire. Le fils de F. J., issu d'une première union, et sa petite-fille ont renoncé à sa succession ;
F. C. est décédée le … août 2015, l’instance ayant été reprise par [le défendeur] en qualité de curateur à succession vacante ;
2. Le 24 février 1986, S. V., dont la succession est ici litigieuse, avait dicté un testament aux notaires L. et J. aux termes duquel elle avait révoqué toutes dispositions de dernière volonté antérieures, institué [le demandeur] comme légataire universel et légué à M. et Mme V. V. A., qui ne sont pas parties à la cause, une somme de trois cent mille francs ;
L'on observera à ce stade que les dispositions de dernière volonté antérieures ainsi révoquées par le testament authentique du 24 février 1986 étaient, d'une part, un testament authentique établi en 1980 instituant le neveu de la testatrice, F. J., en qualité de légataire universel, d'autre part, un testament authentique du 29 mars 1984 déshéritant ce même neveu ;
L'on soulignera encore à ce stade que [le demandeur], institué légataire universel par le dernier testament du 24 février 1986, était en réalité l'administrateur provisoire de la défunte, laquelle avait fait l'objet d'une demande de mise sous conseil judiciaire sur pied de l'article 1246 ancien du Code judiciaire dans sa version applicable à l'époque. Avocat et juge suppléant, il avait été désigné à cette fonction par décision du président du tribunal de première instance du 24 octobre 1985 pour une durée de dix mois, dans l'attente d'une décision du tribunal quant à la désignation d'un conseil judiciaire sur la base de l'article 513 du Code civil dans sa version applicable à l'époque. Par ordonnance du 20 mai 1986, statuant sur la requête [du demandeur] du 15 mai 1986, déposée trois mois après l'établissement du testament litigieux du 24 février 1986, sa mission avait été prorogée jusqu'au 31 décembre 1986. Aucune décision au fond n'a pu être prise quant à la désignation d'un conseil judiciaire, S. V. étant décédée le ... septembre 1986 ;
3. La demande originaire [de la défenderesse] et de F. J. tendait à entendre dire que le testament du 24 février 1986 est nul pour cause d'insanité d'esprit conformément à l'article 901 du Code civil ;
Elle visait par ailleurs la condamnation [du demandeur] à restituer les avoirs dépendant de la succession de S. V. […] ;
La question de la sanité d'esprit
17. Suivant l'article 901 du Code civil, il faut être sain d'esprit pour établir valablement un testament ;
Dans le cadre de la présente action en nullité du testament, il revient à la cour [d’appel] de se prononcer sur la question si S. V. était saine d'esprit au moment où elle a dicté le testament litigieux du 24 février 1986 ;
Toutes les autres considérations émises en termes de conclusions, notamment concernant la mise sous administration provisoire de S. V. conformément aux dispositions légales en vigueur à l'époque, concernant les règles déontologiques applicables aux avocats administrateurs provisoires et concernant l'incapacité de recevoir des professionnels dont question à 1'article 909 du Code civil sont, en soi, sans incidence aucune sur l'appréciation de la question précise de la sanité d'esprit. Dans la mesure où elles ne sont pas pertinentes, la cour [d’appel] n'y aura pas égard ;
18. Il appartient donc à [la défenderesse] et aux ayants droit de F. J., demandeurs en annulation, de rapporter la preuve que S. V. n'était pas saine d'esprit au sens de l'article 901 du Code civil à 1'époque où elle a institué [le demandeur] comme légataire universel. Cette preuve peut être rapportée par toutes voies de droit ;
19. La cour [d’appel], contrairement au premier juge, considère qu’il résulte d’une série d’éléments, à prendre en considération dans leur ensemble et non chacun séparément, que les facultés mentales de S. V. étaient altérées à l’époque où elle a dicté le testament litigieux ;
En effet,
- sans que cet élément soit déterminant en soi, il sera quand même observé que S. V., née le … février 1896, était, lors de l'établissement du testament du 24 février 1986, âgée de nonante ans et est décédée quelques mois plus tard, le ... septembre 1986 ;
- déjà fin décembre 1980, alors qu'elle n'était âgée que de quatre-vingt-quatre ans, le centre public d’aide sociale de … avait pris l'initiative de contacter son neveu, F. J., par une lettre du 5 décembre 1980, à la demande de la police communale ; d’une part, il s'avère que S. V. sollicitait régulièrement l'intervention de la police pour rechercher son époux en fugue, alors qu'en réalité il était décédé depuis le 7 mars 1977 ; d'autre part, un membre du service local du centre public d’aide sociale avait constaté que S. V. tenait des propos incohérents ; diverses aides lui avaient été proposées mais elle les avait catégoriquement refusées ;
- en avril 1982, S. V., alors âgée de quatre-vingt-six ans, a été hospitalisée aux cliniques universitaires ... pour ‘confusion et désorientation avec agitation’, ainsi qu’il résulte du rapport d'hospitalisation du 28 avril 1982 ; le rapport mentionne encore : ‘La patiente, qui vit seule, est retrouvée le vendredi 9 avril, confuse, agitée, à son domicile qui est dans un désordre indescriptible (robinets de gaz ouverts). Elle porte de nombreuses contusions’ ; sous le titre ‘Avis neurologique’, l’on peut lire : ‘Confusion et désorientation spatio-temporelle ; pas d’éléments nets plaidant pour une latéralisation ; en conclusion, état de démence débutante’, et, sous le titre ‘Évolution’ : ‘Une perfusion corrige rapidement les troubles ioniques. Les troubles psychiques régressent quelque peu. Il subsiste cependant un certain degré de confusion et de désorientation spatio-temporelle’ ; le rapport conclut : ‘Épisode aigu d'agitation sur artériosclérose cérébrale favorisé par une importante déshydratation (diurétiques). La correction des troubles ioniques laisse subsister un état confusionnel avec désorientation spatio-temporelle (démence sénile)’ ;
- par lettre du 20 mai 1984, S. V. étant alors âgée de quatre-vingt-huit ans, M. C., qui, encore du vivant de l'époux de S. V., J. L., avait été institué mandataire général des époux par acte du notaire v. H. du 25 février 1976, écrivait à F. J. pour lui faire part de ses préoccupations quant à l'état de santé de sa mandante en ces termes : ‘Votre tante, Mme J. L., vient de retirer la procuration qu'elle m'avait donnée à Luxembourg ; je l'ai appris par la banque. D'autre part, Mme L. a tout retiré de la banque à …, avenue …. Je tenais à vous signaler ces faits très importants, étant donné l'état de santé de votre tante et parce que je désire vous confirmer que je ne suis absolument plus responsable de tout ce qui peut se passer dorénavant’ ;
- le docteur G., neuropsychiatre, désigné par le premier juge en qualité d'expert, a établi un rapport préliminaire le 17 février 2002 et déposé son rapport final le 2 août 2002 ; ses constatations, même s’il a observé qu’il y aurait lieu d’avoir un complément d’enquête, complément qui n’a finalement pas pu être réalisé en raison de la déperdition des preuves, démontrent l’altération des facultés mentales de S. V. à l’époque de la rédaction de son testament ; l’expert mentionne notamment : - page 8 de son rapport préliminaire : ‘Selon nos investigations, S. V. a développé une idéation paranoïde, voire une psychose paranoïaque, comme symptôme, sans doute majeur, d'un état démentiel modéré, objectivé dès 1982 par le scanner « atrophie cortico-sous-corticale », qui est un signe non susceptible de régression, mais dont l'aspect quantitatif aurait mérité d'être précisé. Nous trouvons dans ce cas un assemblage de symptômes psychiatriques et neurologiques, ce qui est fréquent et logique, puisqu'il s'agit d'atteintes touchant le cerveau et ses productions’ ; - page 10 du rapport préliminaire : ‘Pour résumer la question, cela fait peu de doute : l'état psychique de l'intéressée au moment de l'acte litigieux ne lui permettait pas une totale liberté de jugement. Un état de démence sénile au moins léger semble s'être progressivement développé depuis […] 1982’ ; - page 11 des préliminaires : ‘Elle présentait donc [à la sortie de ... en 1982], au niveau du caractère, des comportements dépassant les limites normales de la santé mentale et qui la mettaient en danger. Conclusions préliminaires : d'après les documents en notre possession, S. V. présentait pour le moins un léger déficit des facultés mentales s'accroissant de manière progressive au moins depuis les années quatre-vingt. Il nous paraît que l'acte même de tester, dans un cas comme celui-ci, et considéré dans la perspective psychiatrique, fait office de symptôme et de témoignage de délire’ ; - page 12 : ‘Conclusions définitives : Il ressort de notre étude des documents et de la littérature psychiatrique que l'état mental de feu S. V., à l'époque de la confection du testament litigieux, était altéré par une démence sénile modérée accompagnée de signes paranoïaques, ce qui diminuait considérablement sa lucidité’ ;
20. Les éléments susvisés démontrent clairement un état de fragilité mentale qui a commencé à se manifester à partir de 1980 et qui n'a fait que s'aggraver au fil du temps, sans que [le demandeur] parvienne à prouver que S. V. aurait eu, exceptionnellement, un instant de lucidité au moment d'établir le testament litigieux du 24 février 1986 ;
La ‘contre-expertise’, réalisée unilatéralement par le docteur M., interniste gériatre, à la requête exclusive [du demandeur], consignée dans un rapport du 1er décembre 2003, n'est pas de nature à modifier l'analyse. Outre que ce rapport reprend principalement les informations déjà contenues dans le rapport des cliniques universitaires ... du 28 avril 1982 qui ont été examinées par l'expert judiciaire G., désigné par le tribunal, l'on s'étonne de l'importance que le docteur M. accorde à un document de S. V. du 16 mai 1986 pour en déduire qu’‘à ce moment, l'intéressée était capable d'écrire correctement, de construire des phrases et de communiquer un message au contenu sensé’ et qu'elle ‘jouissait à ce moment au minimum d'un niveau acceptable de compétences cognitives’ ;
Ledit document, daté du 16 mai 1986, écrit de la main de S. V., est libellé comme suit : ‘Maître [suit le nom du demandeur], merci de votre gestion passée. Voudriez-vous continuer celle-ci à l'avenir aux mêmes conditions avec la procuration que j'ai signée devant le notaire L.. Je vous en serais reconnaissante’ ;
L'incidence de ce document du 16 mai 1986, dont l'expert judiciaire G. avait eu connaissance puisqu'il en mentionne l’existence (sans plus) dans ses ‘commémoratifs’, n’a pas été débattue dans le cadre de l’expertise judiciaire, bien que l’expert judiciaire ait réclamé avec insistance des informations complémentaires pour parfaire son analyse ;
L'on ignore pour quelles raisons [le demandeur] n'a pas ‘exploité’ le document du 16 mai 1986 dans le courant des opérations d'expertise judiciaire contradictoires et a attendu la clôture de l'expertise judiciaire pour solliciter l'avis du docteur M. ;
Quoiqu'il en soit, l'analyse unilatérale effectuée par le docteur M., après la clôture des opérations d'expertise judiciaire contradictoires, ne pourrait l'emporter sur les constatations contenues dans le rapport d'expertise judiciaire ;
Au surplus, il ne peut être déduit du seul document du 16 mai 1986 que ‘l'intéressée était capable d'écrire correctement, de construire des phrases et de communiquer un message au contenu sensé’, comme l'affirme unilatéralement le docteur M.. En effet, l'écriture de S. V. est peu assurée et le document contient des fautes d'orthographe. Il n'est pas exclu que le document ait été établi à la demande [du demandeur] lui-même puisqu'il lui est personnellement adressé ;
L'on s'interroge enfin sur l'intérêt qu'avait S. V. à établir ce document manuscrit alors que
- par acte du notaire L. du même jour, [elle] avait déjà donné officiellement un mandat général [au demandeur], après l'avoir institué pour légataire universel par le testament litigieux, dicté au même notaire et au notaire J., moins de trois mois auparavant ;
- [le demandeur] avait déjà été désigné comme [son] administrateur provisoire par ordonnance du tribunal de première instance de Bruxelles du 24 octobre 1985, ce qui pose la question de l'utilité de la délivrance d'un tel mandat général ;
- la veille du document en question, le 15 mai 1986, [le demandeur] avait déposé une requête en vue de la prolongation de son mandat d’administrateur provisoire, ce qui a donné lieu à une ordonnance de renouvellement du 20 mai 1986 et qui devait permettre à S. V. d’être à l’abri. Ce document n’avait donc pas de sens, contrairement à ce que le docteur M. affirme, suivi à tort par le premier juge ;
21. La circonstance que le testament litigieux du 24 février 1986 ait été dicté à deux notaires ne permet pas non plus de contredire les constatations de l'expert judiciaire G., qui est neuropsychiatre ;
Si les notaires doivent évidemment faire preuve de prudence s'il leur apparaît qu'une personne n'est pas capable de donner valablement son consentement à un acte, rien ne permet de dire qu'en l'espèce les notaires L. et J., qui n'étaient pas les notaires habituels de S. V., auraient dû percevoir que la testatrice n'était pas saine d'esprit au sens de l'article 901 du Code civil si tel était le cas. Les notaires, professionnels du droit, n'ont pas les compétences médicales nécessaires pour apprécier de manière péremptoire la santé mentale de leurs clients ;
22. Vu tout ce qui précède, la cour [d’appel] annulera le testament authentique de S. V. du 24 février 1986 sur la base de l'article 901 du Code civil ;
Annulation du testament du 24 février 1986 — Dévolution successorale
23. Le testament du 24 février 1986 étant annulé, [le demandeur] ne peut plus prétendre à la qualité de légataire universel de la succession de S. V. ;
Cette succession doit donc en principe être régie par les dispositions de dernière volonté antérieures, soit le testament authentique dicté au notaire D. le 29 mars 1984, aux termes duquel S. V. a révoqué son testament dicté précédemment au même notaire le 9 juin 1980 par lequel elle avait institué son neveu F. J. comme légataire universel ;
Personne ne conteste la validité de ces deux testaments ;
24. Cela étant dit, si F. J. ne venait pas à la succession de sa tante S. V. en qualité de légataire universel, cette succession revenait à la sœur de [celle-ci], A. V., qui était son unique héritière légale ;
A. V. étant ensuite décédée, sa propre succession, qui devait contenir les biens hérités dans la succession de sa sœur S., revenait à ses héritiers légaux et réservataires, soit ses deux enfants, [la défenderesse] et F. J. ;
Il n'a pas été porté à la connaissance de la cour [d’appel] qu’A. V. aurait pris des dispositions de dernière volonté ou autres visant à réduire les droits de son fils F. J. dans sa succession ».
L'arrêt en conclut qu’« il s'ensuit que la succession de S. V. revient finalement de droit, en leurs qualités d'héritiers légaux de leur mère A., pour moitié à [la défenderesse] et pour moitié aux ayants droit de F. J., actuellement représentés à la cause par le défendeur qualitate qua ».
Griefs
L’article 17 du Code judiciaire dispose que l’action ne peut être admise si le demandeur n’a pas qualité et intérêt pour la former.
Si le titulaire de l'action n'a pas ou a perdu cette qualité, ou s'il ne présente pas l'intérêt requis, l'action est irrecevable.
Selon l'article 901 de l'ancien Code civil, pour faire une donation entre vifs ou un testament, il faut être sain d'esprit.
L'action en annulation d'un testament pour insanité d'esprit, au sens de cette disposition légale, constitue une faculté de l'héritier du testateur, qui lui confère la qualité et l'intérêt requis pour agir en justice à cette fin. Ceux-ci disparaissent à son décès, si cette faculté n'est pas mise en œuvre de son vivant.
Ces conditions légales relèvent de l'ordre public.
En vertu du principe général du droit selon lequel il doit trancher le litige conformément aux dispositions légales dont l'application est commandée par les faits, le juge doit examiner la nature juridique des faits et actes allégués par les parties et peut, quelle que soit la qualification juridique que celles-ci leur ont donnée, suppléer d'office aux motifs proposés par elles, moyennant le respect des droits de la défense.
Il revient ainsi au juge saisi d'une action en annulation d'un testament pour insanité d'esprit de vérifier d'office si, à la lumière des circonstances de fait qui lui sont soumises, le demandeur présente la qualité et l'intérêt requis pour l'introduire.
Après avoir constaté que S. V. « a laissé pour seule héritière légale sa sœur, A., qui est décédée à son tour le … mai 1990 », qu’« A. V. a laissé deux héritiers légaux et réservataires, savoir ses deux enfants, [la défenderesse] et F. J., appelants originaires », que « la demande originaire de [ceux-ci] tendait à entendre dire que le testament du 24 février 1986 est nul pour cause d’insanité d’esprit conformément à l’article 901 du Code civil » et que cette demande a été introduite par l’exploit du 27 avril 1994, soit après le décès de l’héritière de la testatrice, l’arrêt dit cette demande recevable et fondée et décide que « la succession de S. V. revient finalement de droit, en leurs qualités d'héritiers légaux de leur mère A., pour moitié à [la défenderesse] et pour moitié aux ayants droit de F. J., actuellement représentés à la cause par [le défendeur] qualitate qua », en se fondant sur les motifs selon lesquels, « A. V. étant ensuite décédée, sa propre succession, qui devait contenir les biens hérités dans la succession de sa sœur S., revenait à ses héritiers légaux et réservataires, soit ses deux enfants, [la défenderesse] et F. J. ».
Cependant, il résulte de l'examen des pièces de la procédure auxquelles la Cour peut avoir égard et des constatations qui précèdent que ni [la défenderesse] ni F. J. ne présentait la qualité et l'intérêt requis pour introduire l'action en annulation du testament litigieux, car ils n'étaient pas les héritiers de la testatrice, l'héritière unique étant A. V..
En qualité d'unique héritière de la testatrice, A. V. en avait seule la faculté au regard de l'article 901 de l'ancien Code civil.
L'action en annulation du testament introduite postérieurement au décès d’A. V. n'a pu avoir pour effet, contrairement à ce que considère l'arrêt, que sa propre succession contienne les biens relevant de la succession de sa sœur.
En effet, si A. V. disposait de la faculté d'agir en annulation du testament litigieux, cette faculté s'est éteinte à son décès, le … mai 1990, et n'a pu, au titre de droit attaché à sa personne, être transmise et exercée ultérieurement par ses descendants et, dès lors, pas davantage par leurs actuels ayants droit, parties à la présente cause.
Cette faculté n’ayant pas été mise en œuvre par l’introduction de l’action en annulation avant le décès de sa titulaire, [la défenderesse] et F. J. n’ont pu trouver ni cette action ni les droits y attachés dans le patrimoine de leur mère, celle-ci ayant choisi de ne pas les exercer de son vivant.
Partant, les héritiers d’A. V. ne présentaient ni la qualité ni l'intérêt requis pour agir en annulation du testament litigieux, sur la base de l'article 901 de l'ancien Code civil.
Il en résulte que l'action en annulation du testament litigieux pour cause d'insanité d'esprit était irrecevable, ce que l'arrêt attaqué aurait dû soulever en vertu du principe général du droit suivant lequel le juge est tenu de trancher le litige conformément aux dispositions légales dont l'application est commandée par les faits, et, partant, le cas échéant après réouverture des débats, décider, par l'application combinée de l'article 17 du Code judiciaire et de l'article 901 de l'ancien Code civil.
En conséquence, l'arrêt, qui, après avoir déclaré l'action originaire recevable, décide d'annuler le testament authentique de S. V. du 24 février 1986, n'est pas légalement justifié au regard des dispositions légales et du principe général du droit visés au moyen.
Second moyen
Dispositions légales violées
- articles 1378 et 2268 de l’ancien Code civil, tel qu’il était applicable à l’époque des faits, avant son abrogation par l’article 29, 8°, de la loi du 4 février 2020 portant le livre III, Les Biens, du Code civil ;
- article 1138, 2°, du Code judiciaire ;
- principe général du droit, dit principe dispositif, en vertu duquel seules les parties disposent, en règle, de la maîtrise des limites du litige.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt « dit l’appel recevable et fondé dans la mesure suivante : met le jugement entrepris à néant, sauf en ce qu’il a dit l’action originaire recevable ; statuant à nouveau pour le surplus, annule le testament authentique de S. V. du 24 février 1986 pour cause d’insanité d’esprit par application de l’article 901 du Code civil ; condamne le demandeur à restituer aux défendeurs l’intégralité des avoirs immobiliers, mobiliers et numéraires composant la succession de S. V., en nature ou par équivalent, y compris, le cas échéant, les fruits, intérêts ou autres valorisations que ces avoirs ont dû ou auraient dû engendrer depuis le décès de [celle-ci], le ... septembre 1986 ; à ce titre, condamne d’ores et déjà le demandeur à payer aux défendeurs, chacun pour moitié, un montant provisionnel de 638 000 euros », par l’ensemble de ses motifs tenus ici pour intégralement reproduits et, en particulier, par les motifs suivants :
« Le testament du 24 février 1986 étant annulé, [le demandeur], qui ne peut recueillir la succession de S. V. en qualité de légataire universel, doit restituer à [la défenderesse] et aux ayants droit [représentés par le défendeur] l'intégralité des avoirs dépendant de la succession ;
Il résulte de la déclaration de succession originaire du 6 avril 1987 et de la déclaration rectificative du 10 juin 1987, établies par le notaire L. à la demande [du demandeur], que la succession de S. V. était au moins composée des actifs suivants : - une maison d'habitation sise à …, avenue …, …, évaluée à l'époque à 3 800 000 francs ; - du mobilier évalué à 225 000 francs ; - un compte BBL […] présentant un solde créditeur de 106 917 francs ; - le contenu d'un coffre-fort à la BBL, soit des bijoux évalués à 40 000 francs et des couverts évalués à 10 000 francs ; - des valeurs en portefeuille (BBL, Générale de Banque, Tractebel, Intercom, Copeba) pour un montant total de 2 392 483 francs suivant la déclaration de succession du 6 avril 1987, porté à 2 520 830 francs par la déclaration rectificative du 10 juin 1987 ; - de l'argent comptant pour un montant de 19 880 394 francs suivant la déclaration du 6 avril 1987, porté à 19 884 409 francs par la rectification du 10 juin 1987, et - des objets et effets personnels évalués à 10 000 francs ;
La succession, après déduction du passif, a été à l'époque évaluée à un montant net de 25 644 297 francs suivant la déclaration originaire du 6 avril 1987 et de 25 776 659 francs suivant la déclaration rectificative du 10 juin 1987 ;
[Le demandeur] devra s’expliquer sur le sort qu’il a réservé à ces avoirs, tant immobiliers que mobiliers ou numéraires, ainsi qu’aux fruits, intérêts ou autres valorisations qu’ils ont engendrés ou ont pu engendrer, étant entendu que, si les avoirs de la succession de S. V. ne sont plus entre les mains [du demandeur], ce qui est à craindre vu le temps écoulé depuis le décès de [celle-ci] (trente-trois ans), la restitution devra se faire par équivalent ;
L’on sait, à ce stade, sur la base des déclarations de succession introduites par [le demandeur] lui-même, que l’actif net de la succession représentait, à l’époque, 25 776 659 francs ou 638 986,68 euros ».
Griefs
Première branche
En vertu du principe dispositif et de l'article 1138, 2°, du Code judiciaire, le juge ne peut modifier d'office l'objet d'une demande, soit en l'amplifiant, soit en substituant une prétention à une autre.
Après avoir constaté que « S. V. a laissé pour seule héritière légale sa sœur, A. V., qui est décédée à son tour le … mai 1990 », et que celle-ci « a laissé deux héritiers légaux et réservataires, savoir ses deux enfants, [la défenderesse] et F. J., appelants originaires », l'arrêt attaqué décide que [le demandeur] devra « restituer [aux défendeurs] l'intégralité des avoirs immobiliers, mobiliers et numéraires composant la succession de S. V., en nature ou par équivalent, y compris, le cas échéant, les fruits, intérêts ou autres valorisations que ces avoirs ont dû ou auraient dû engendrer depuis le décès de S. V., le ... septembre 1986 », en se fondant sur les motifs selon lesquels « la succession de S. V. revient finalement de droit, en leurs qualités d'héritiers légaux de leur mère A., pour moitié à [la défenderesse] et pour moitié aux ayants droit de F. J., actuellement représentés à la cause par [le défendeur] qualitate qua », et que, « le testament du 24 février 1986 étant annulé, [le demandeur], qui ne peut recueillir la succession de S. V. en qualité de légataire universel, doit restituer [aux défendeurs] l'intégralité des avoirs dépendant de la succession ».
Or, il ne ressort des conclusions [d’aucun des défendeurs] qu'ils sollicitaient de la cour d'appel qu'elle condamne [le demandeur] à restituer les fruits, intérêts ou autres valorisations que les avoirs composant la succession de S. V. ont dû ou auraient dû engendrer depuis son décès.
En effet, les défendeurs se bornaient à demander à la cour d'appel de « condamner [le demandeur] à restituer [aux défendeurs] la totalité des avoirs dépendant de la succession de feu Mme V.-L., selon le détail contenu notamment dans les déclarations de succession déposées par [lui] et dans les inventaires produits à son dossier », ou encore de « condamner [le demandeur] à restituer [aux défendeurs] tout avoir obtenu par lui de la succession, comme il appert de la déclaration de succession et des inventaires [qu’il a] produits ».
Partant, en condamnant [le demandeur] à restituer les fruits, intérêts ou autres valorisations que les avoirs composant la succession de S. V. ont dû ou auraient dû engendrer depuis son décès, le ... septembre 1986, l'arrêt statue ultra petita et amplifie d'office l'objet de la demande.
En conséquence, l'arrêt, qui, sur la base des seules considérations qui précèdent, décide de condamner [le demandeur] à « restituer [aux défendeurs] 1'intégralité des avoirs immobiliers, mobiliers et numéraires composant la succession de S. V., en nature ou par équivalent, y compris, le cas échéant, les fruits, intérêts ou autres valorisations que ces avoirs ont dû ou auraient dû engendrer depuis le décès de [celle-ci], le ... septembre 1986 », n'est pas légalement justifié au regard du principe dispositif et de l'article 1138,2°, du Code judiciaire.
Seconde branche
Aux termes de l’article 2268 de l’ancien Code civil, la bonne foi est toujours présumée et c’est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver.
L’article 1378 du même code dispose que, s’il y eu mauvaise foi de la part de celui qui a reçu, il est tenu de restituer tant le capital que les intérêts ou les fruits du jour du paiement.
La Cour a récemment considéré que, « lorsqu’un jugement passé en force de chose jugée portant condamnation à payer une somme d'argent est annulé ensuite d'un arrêt de cassation, la partie qui a reçu le paiement en exécution de ce jugement doit rembourser conformément aux règles relatives au paiement de l'indu […] ; qu’il s'ensuit que, lorsque cette partie a reçu le paiement de bonne foi, les intérêts sont dus à partir de la date de l'arrêt de cassation ».
Il en va de même en cas de restitution de l'indu engendré par l'annulation d'un testament : les intérêts ne sont dus par la partie qui en a bénéficié de bonne foi, ce qui est présumé, qu'à partir de la date de la décision d'annulation.
Sans qu'il découle de ses constatations que la bonne foi du demandeur doive être écartée, l'arrêt décide que [le demandeur] devra « restituer [aux défendeurs] l'intégralité des avoirs immobiliers, mobiliers et numéraires composant la succession de S. V., en nature ou par équivalent, y compris, le cas échéant, les fruits, intérêts ou autres valorisations que ces avoirs ont dû ou auraient dû engendrer depuis le décès de [celle-ci], le ... septembre 1986 », en se fondant sur les motifs selon lesquels « la succession de S. V. revient finalement de droit, en leurs qualités d'héritiers légaux de leur mère A., pour moitié à [la défenderesse] et pour moitié aux ayants droit de F. J., actuellement représentés à la cause par [le défendeur] qualitate qua » ; que « le testament du 24 février 1986 étant annulé, [le demandeur], qui ne peut recueillir la succession de S. V. en qualité de légataire universel, doit restituer à [la défenderesse] et aux ayants droit de F. J. [représentés par le défendeur] qualitate qua l'intégralité des avoirs dépendant de la succession » ; qu’« il résulte de la déclaration de succession originaire du 6 avril 1987 et de la déclaration rectificative du 10 juin 1987, établies par le notaire L. à la demande [du demandeur], que la succession de S. V. était au moins composée des actifs suivants : - une maison d'habitation sise à …, avenue …, …, évaluée à l'époque à 3 800 000 francs ; - du mobilier évalué à 225 000 francs ; - un compte BBL […] présentant un solde créditeur de 106 917 francs ; - le contenu d'un coffre-fort à la BBL, soit des bijoux évalués à 40 000 francs et des couverts évalués à 10 000 francs ; - des valeurs en portefeuille (BBL, Générale de Banque, Tractebel, Intercom, Copeba) pour un montant total de 2 392 483 francs suivant la déclaration de succession du 6 avril 1987, porté à 2 520 830 francs par la déclaration rectificative du 10 juin 1987 ; - de l'argent comptant pour un montant de 19 880 394 francs suivant la déclaration du 6 avril 1987, porté à 19 884 409 francs par la rectification du 10 juin 1987, et - des objets et effets personnels évalués à 10 000 francs » ; que « la succession, après déduction du passif, a été à l'époque évaluée à un montant net de 25 644 297 francs suivant la déclaration originaire du 6 avril 1987 et de 25 776 659 francs suivant déclaration rectificative du 10 juin 1987 » ; que « [le demandeur] devra s’expliquer sur le sort qu’il a réservé à ces avoirs, tant immobiliers que mobiliers ou numéraires, ainsi qu’aux fruits, intérêts ou autres valorisations qu’ils ont engendrés ou ont pu engendrer, étant entendu que, si les avoirs de la succession de S. V. ne sont plus entre les mains [du demandeur], ce qui est à craindre vu le temps écoulé depuis le décès de [celle-ci] (trente-trois ans), la restitution devra se faire par équivalent » ; que « l’on sait, à ce stade, sur la base des déclarations de succession introduites par [le demandeur] lui-même, que l’actif net de la succession représentait, à l’époque, 25 776 659 francs ou 638 986,68 euros », et que, « pour le surplus, la cour [d’appel] désignera un expert afin de recomposer la masse de la succession et d’en déterminer la valeur revenant aux héritiers, en nature ou par équivalent ».
Or, au regard de l'article 1378 de l'ancien Code civil, l'arrêt ne pouvait condamner [le demandeur] à restituer les fruits, intérêts ou autres valorisations que les avoirs composant la succession S. V. ont dû ou auraient dû engendrer depuis son décès le ... septembre 1986 qu'en cas de mauvaise foi de sa part, prouvée par les parties adverses et de nature à renverser la présomption de bonne foi prévue à l'article 2268 de l'ancien Code civil, ce qui ne ressort nullement de ses constatations.
En conséquence, l'arrêt, qui, sur la base des seules considérations qui précèdent, décide de condamner [le demandeur] à « restituer à [la défenderesse] et [au défendeur] qualitate qua l'intégralité des avoirs immobiliers, mobiliers et numéraires composant la succession de S. V., en nature ou par équivalent, y compris, le cas échéant, les fruits, intérêts ou autres valorisations que ces avoirs ont dû ou auraient dû engendrer depuis le décès de [celle-ci], le ... septembre 1986 », n'est pas légalement justifié au regard des articles 1378 et 2268 de l'ancien Code civil.
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Aux termes de l’article 901 de l’ancien Code civil, pour faire une donation entre vifs ou un testament, il faut être sain d’esprit.
L’action en nullité fondée sur cette règle dont dispose l’héritier évincé se transmet, s’il ne l’a exercée avant sa mort sans toutefois y avoir renoncé, à ses propres héritiers.
Le moyen, qui repose sur le soutènement contraire, manque en droit.
Sur le second moyen :
Quant à la première branche :
En vertu de l’article 1138, 2°, du Code judiciaire, le juge ne peut prononcer sur choses non demandées ni adjuger plus qu’il n’a été demandé.
S’ils demandaient la condamnation du demandeur à leur restituer les avoirs de la succession litigieuse, tels qu’ils ressortaient des déclarations de succession qu’il avait souscrites et des inventaires qu’il avait produits, et à leur rendre compte de sa gestion de ces avoirs et des fruits et produits qui en étaient résultés, ni la défenderesse ni le défendeur ne demandait sa condamnation à leur restituer ces fruits et produits.
En condamnant le demandeur à restituer aux défendeurs, « le cas échéant, les fruits, intérêts et autres valorisations » que ces avoirs « ont dû ou auraient dû engendrer depuis le décès » de la testatrice, l’arrêt viole l’article 1138, 2°, précité.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Et il n’y a pas lieu d’examiner la seconde branche du moyen, qui ne saurait entraîner une cassation plus étendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué en tant qu’il condamne le demandeur à restituer aux défendeurs, le cas échéant, les fruits, intérêts ou autres valorisations que les avoirs composant la succession de S. V. ont dû ou auraient dû engendrer depuis le décès de celle-ci, le ... septembre 1986 ;
Rejette le pourvoi pour le surplus ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt partiellement cassé ;
Condamne le demandeur à la moitié des dépens ; en réserve l’autre moitié pour qu’il soit statué sur celle-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d’appel de Mons.
Les dépens taxés à la somme de neuf cent vingt-six euros quatre-vingt-quatre centimes envers la partie demanderesse, y compris la somme de vingt euros au profit du fonds budgétaire relatif à l’aide juridique de deuxième ligne, et à la somme de six cent cinquante euros due à l’État au titre de mise au rôle.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, le président de section Michel Lemal, les conseillers Ariane Jacquemin, Marielle Moris et Simon Claisse, et prononcé en audience publique du trente et un octobre deux mille vingt-quatre par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Thierry Werquin, avec l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.