N° C.23.0104.F
M. D., avocat agissant en qualité de curateur à la faillite de la société à responsabilité limitée G.,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître François T’Kint, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 65, où il est fait élection de domicile,
contre
1. P. C.,
2. I. D.,
défendeurs en cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 6 septembre 2022 par la cour d’appel de Liège.
Le 20 mars 2024, l’avocat général Bénédicte Inghels a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Michel Lemal a fait rapport et l’avocat général Bénédicte Inghels a été entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
Dans la requête en cassation, jointe au présent arrêt en copie certifiée conforme, la demanderesse présente deux moyens.
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Quant à la première branche :
Aux termes de l’article 2:44, alinéa 1er, du Code des sociétés et associations, le tribunal de l’entreprise prononce la nullité d'une décision à la requête de la personne morale ou d’une personne qui a intérêt au respect de la règle de droit méconnue.
L’article 2:45 de ce code dispose que l’action en nullité est dirigée contre la personne morale.
La mission générale du curateur est de réaliser l’actif du failli et de distribuer les deniers qui proviendraient de la réalisation de cet actif.
En vertu du dessaisissement du failli de ses droits patrimoniaux, le curateur exerce, notamment dans le but de réaliser cet actif, les actions que le failli aurait pu exercer.
Lorsqu’il exerce ces actions, le curateur représente le failli.
Il s’ensuit que, lorsque le curateur exerce l’action de la société faillie en nullité d’une décision de celle-ci, il n’est pas tenu de diriger cette action contre ladite société.
L’arrêt, qui, statuant sur l’action de la demanderesse en nullité de la vente par la société faillie de deux de ses immeubles aux défendeurs en raison d’un conflit d’intérêts entre cette société et son gérant, le père du défendeur, considère que la société faillie n’est pas à la cause, ne justifie pas légalement sa décision de dire cette demande irrecevable.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Sur le second moyen :
L’arrêt énonce que, le 27 octobre 2010, la société faillie a vendu un immeuble sis à […] pour le prix de 215 000 euros, que, « bien que, selon le décompte de cette vente, après remboursement des crédits […] et paiement de frais divers, il subsisterait un solde de 9 218,81 euros en faveur du vendeur, les [défendeurs et le père du défendeur] précisent qu’une somme de 120 000 euros a été affectée à la constitution d’un contrat d’assurance-vie », que, « le 15 décembre 2010, un premier contrat d’assurance-vie est conclu avec P&V Assurances […] au nom [du défendeur] en qualité de preneur et d’assuré pour un montant de 120 000 euros versé à la souscription sur le compte […] de P&V Assurances », que « ce n’est pas [le défendeur] mais bien [son père] qui a signé le contrat sous l’identité de son fils », que, « le 15 décembre 2010, [un conseiller de P&V Assurances] communique au notaire […] de la société [faillie] la preuve du versement de 250 euros à P&V Assurances pour la libération de 40 000 euros et l’invite, ‘à la demande du client, (de) faire verser les 120 000 euros sur le compte de P&V pour le placement que le client vient d’effectuer via (son) intermédiaire’», que, « le 2 décembre 2011, un second contrat d’assurance-vie est conclu avec P&V Assurances […] au nom [du défendeur] en qualité de preneur et d’assuré pour un montant de 85 000 euros versé à la souscription sur le compte […] de P&V Assurances » et que « ce n’est pas [le défendeur] mais bien [son père] qui a également signé ce contrat sous l’identité de son fils ».
Il relève que, le 9 décembre 2011, la société faillie a vendu aux défendeurs deux maisons d’habitation « pour le prix global de 300 000 euros », que « le prix est payé par un chèque de 300 000 euros à l’ordre du notaire, les fonds provenant d’un compte auprès de la banque P&V […], celle-ci ayant consenti un prêt hypothécaire [aux défendeurs] d’un même montant pour l’achat des deux immeubles », que, « selon le décompte de cette vente, après remboursement d’un crédit P&V et placement de la somme de 85 000 euros chez P&V Assurances, il subsiste un solde de 28 881,25 euros en faveur du vendeur », que, « le 18 février 2013, [le défendeur] effectue deux versements de 79 216,51 euros et 112 432,95 euros sur le compte […] de la société [faillie] avec comme communication ‘remboursement pour le placement au compte de [la société faillie]’ », que « ces sommes proviennent des rachats de deux polices d’assurance-vie par [le défendeur] le 30 janvier 2013 » et que, « le même jour, la somme de 191 649,46 euros est virée du compte [de la société faillie] vers le compte [du père du défendeur], sans communication ».
Il constate que la demande de la demanderesse a pour objet « la condamnation in solidum [du défendeur et de son père], conformément à l’article 20 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites, au remboursement de la somme de 205 000 euros, à majorer des intérêts compensatoires au taux légal sur la somme de 120 000 euros à partir du 29 décembre 2010 et sur 85 000 euros à partir du 13 décembre 2011 et des intérêts judiciaires au même taux à partir de la décision à intervenir jusqu’au complet paiement » et précise que la demanderesse « demande que les opérations des 15 décembre 2010 et 2 décembre 2011 soient déclarées inopposables à la masse des créanciers et que la somme de 205 000 euros ayant servi à la constitution des assurances-vie soit restituée à la société ».
Quant à la deuxième branche :
Aux termes de l’article 20 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites, applicable au litige, tous actes ou paiements faits en fraude des créanciers sont inopposables, quelle que soit la date à laquelle ils ont eu lieu.
Cette disposition est une application à la matière de la faillite de l’article 1167 de l’ancien Code civil.
La demande visée à l’article 1167 de l’ancien Code civil tend à l’indemnisation du dommage causé au créancier du fait de l'appauvrissement frauduleux du débiteur et est accordée contre les auteurs ou les complices de la fraude.
Si l’acte frauduleux concerne la cession d’un élément du patrimoine par le débiteur à un tiers, l’indemnisation consiste en principe dans l’inopposabilité de cette cession au créancier agissant, de sorte que celui-ci peut procéder à l’exécution sur l’élément du patrimoine cédé.
Il s’ensuit que, lorsqu’il agit en inopposabilité d’un acte ou d’un paiement du failli fait en fraude des créanciers, le curateur n’est pas tenu de mettre le failli à la cause.
L’arrêt, qui dit la demande de la demanderesse irrecevable au motif qu’elle « n’a pas mis la société [faillie] à la cause », viole les dispositions légales précitées.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Quant à la troisième branche :
Il résulte de la réponse à la deuxième branche du moyen que l’action du curateur en inopposabilité d’un acte ou d’un paiement du failli fait en fraude des créanciers est accordée contre les auteurs ou les complices de la fraude.
L’arrêt, qui, après avoir décidé que « la demande [de la demanderesse] fondée sur l’article 20 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites est irrecevable à l’égard [du père du défendeur] qui n’est ni le débiteur, c'est-à-dire la société, ni son cocontractant dans le cadre des constitutions des assurances-vie », n’a pu légalement décider que cette demande est irrecevable à l’égard du défendeur au motif qu’il « n’a pas signé les contrats d’assurance-vie » litigieux.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Et il n’y a lieu d’examiner ni la seconde branche du premier moyen ni la première branche du second moyen, qui ne sauraient entraîner une cassation plus étendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué, sauf en tant qu’il statue sur l’appel de la demanderesse dirigé contre M. C., sur l’appel incident de celui-ci et sur la demande incidente des défendeurs, et qu’il condamne M. C. aux frais de mise au rôle de la requête d’appel ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt partiellement cassé ;
Réserve les dépens pour qu’il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d’appel de Mons.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, les présidents de section Mireille Delange et Michel Lemal, les conseillers Marielle Moris et Simon Claisse, et prononcé en audience publique du douze avril deux mille vingt- quatre par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Bénédicte Inghels, avec l’assistance du greffier Lutgarde Body.