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12/04/2024 | BELGIQUE | N°C.22.0348.F

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 12 avril 2024, C.22.0348.F


N° C.22.0348.F
MANCHESTER SECURITIES LPP, société de droit étranger, dont le siège est établi à New York (État de New York – États-Unis d’Amérique), 40 West 57th Street,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Lefebvre, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 251/10, où il est fait élection de domicile,
contre
RÉPUBLIQUE DE POLOGNE, représentée par son ministère de la Justice, dont le siège est établi à Varsovie (Pologne), Al. Ujazdowskie, 11,
défenderesse en cassation,
repré

sentée par Maître Simone Nudelholc, avocat à la Cour de cassation, et Maître Caroline De Baets, avo...

N° C.22.0348.F
MANCHESTER SECURITIES LPP, société de droit étranger, dont le siège est établi à New York (État de New York – États-Unis d’Amérique), 40 West 57th Street,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Lefebvre, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 251/10, où il est fait élection de domicile,
contre
RÉPUBLIQUE DE POLOGNE, représentée par son ministère de la Justice, dont le siège est établi à Varsovie (Pologne), Al. Ujazdowskie, 11,
défenderesse en cassation,
représentée par Maître Simone Nudelholc, avocat à la Cour de cassation, et Maître Caroline De Baets, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Woluwe-Saint-Pierre, avenue des Lauriers, 1, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre le jugement rendu le 18 février 2022 par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles, statuant en dernier ressort.
Le 30 novembre 2023, l’avocat général Bénédicte Inghels a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Christian Storck a fait rapport et l’avocat général Bénédicte Inghels a été entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
La demanderesse présente deux moyens, dont le second est libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées

- la notion de « déni de justice », telle qu’elle est consacrée par la coutume comme preuve d’une pratique générale acceptée comme étant de droit et source de droit international en vertu de l’article 38, § 1er, du Statut de la Cour internationale de justice annexé à la Charte des Nations unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945 et approuvée par la loi du 1er décembre 1945 ;
- article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955 ;
- articles 10, 11 et 149 de la Constitution ;
- principe général du droit relatif à la violation de la foi due aux actes et articles 8.17 et 8.18 du Code civil (auparavant 1319, 1320 et 1322 de l’ancien Code civil), qui sont l’expression de ce principe général du droit ;
- article 1717 du Code judiciaire ;
- principe général du droit prohibant la discrimination, dont les articles 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 10 et 11 de la Constitution sont l’expression ;
- principe général du droit prohibant l’arbitraire, dont l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est l’expression.
Décisions et motifs critiqués
Le jugement attaqué rejette l’existence du déni de justice constaté par le tribunal arbitral par les motifs suivants :
« La lecture de la sentence [arbitrale attaquée] démontre que le tribunal arbitral a déduit l’existence d’un déni de justice de la position adoptée par la Cour suprême [de Pologne] sur l’application par les cours d’appel des principes de coexistence sociale aux circonstances qui leur étaient soumises dans les quatre arrêts Wierzbowa, Powszechna Kasa Oszczednosci Bank Polski, Glinski et Vectis ;
Ce faisant, le tribunal arbitral n’a manifestement pas respecté le standard exigeant de la notion de déni de justice en droit international ;
En effet, le tribunal arbitral n’a constaté aucun dysfonctionnement du système judiciaire polonais dans son entièreté et a, au contraire, considéré que ce système avait bien fonctionné à propos des hypothèques obligatoires et du comportement du procureur, et écarté les allégations d’interférence et d’atteinte aux attentes légitimes de [la demanderesse] ;
Par ailleurs, la sentence attaquée n'évoque nulle part une quelconque manœuvre frauduleuse ou mauvaise foi […] de la Cour suprême ;
En l'absence de défaillance globale du système judiciaire ou de manœuvres frauduleuses, à tout le moins était-il indispensable de constater des manquements flagrants […] des juridictions polonaises ;
Le tribunal arbitral a fondé sa décision sur les différences entre les quatre arrêts précités de la Cour suprême pour conclure au caractère discriminatoire de l'arrêt Wierzbowa ;
Or, une discrimination ne se déduit pas de la seule différence entre des décisions prises par une cour à plusieurs années d'intervalle, dans un système juridique qui ne connaît pas la règle du précédent, dans des litiges aux finalités distinctes (actions en annulation d'hypothèque ou action en exécution d'hypothèque) et où les parties n'ont pas toujours eu la même position (l'arrêt Wierzbowa a été rendu en février 2012 et fut le premier à examiner l'incidence des principes de coexistence sociale sur la situation globale de la faillite Leopard. Ce n'est qu'à la suite des arrêts Glinski, Powszechna Kasa Oszczednosci Bank Polski puis Vectis I et II que la Cour suprême a affiné sa position tout en insistant sur l'analyse nécessairement casuistique du respect des principes de coexistence sociale) ;
Ainsi, le fait que, dans l'affaire Wierzbowa, la Cour suprême ait estimé que la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision sur la base des circonstances factuelles de l'espèce n'est pas en soi incompatible avec le fait que, dans les affaires Powszechna Kasa Oszczednosci Bank Polski et Vectis, elle a estimé que la cour d'appel avait pu légalement déduire des circonstances factuelles propres à ces litiges que les principes de coexistence sociale n'étaient pas violés. L'appréciation de la Cour suprême dans l'arrêt Wierzbowa n'est plus incompatible avec l'arrêt Glinski, suivant lequel la Cour suprême a également considéré que la cour d'appel n'avait pu légalement valider l'hypothèque de [la demanderesse] au regard des principes de coexistence sociale ;
Par ailleurs, le tribunal [de première instance] constate que, alors même qu'il déclare refuser d'analyser l'interprétation des principes de coexistence sociale par la Cour suprême, le tribunal arbitral a néanmoins examiné de manière approfondie les facteurs distinctifs entre les hypothèques Wierzbowa et Powszechna Kasa Oszczednosci Bank Polski, qui ont pu conduire la Cour suprême à adopter des solutions différentes sur la portée des principes de coexistence sociale ;
Or, l'examen au fond de ces facteurs distinctifs opéré par le tribunal arbitral ne permet pas de constater qu'il disposait d'éléments flagrants pour pouvoir conclure à une discrimination manifeste et, partant, à un déni de justice ;
Au contraire, en opérant ce contrôle approfondi des différents critères pris en compte pour l'application des principes de coexistence sociale, le tribunal arbitral s'est érigé en juge d'appel de la Cour suprême en sortant de son appréciation nécessairement marginale du comportement de la haute juridiction polonaise ;
En tant que de besoin, le caractère critiquable ou erroné d'une seule décision judiciaire ne suffit, en soi, à démontrer ni la défaillance d'un système judiciaire dans son ensemble ni même une discrimination manifeste révélatrice d'un déni de justice en droit international ;
Autrement dit, à la supposer établie – quod non –, l'erreur de droit ou procédurale commise par la Cour suprême dans l'arrêt Wierzbowa ne pouvait raisonnablement suffire à établir l’existence d’un déni de justice en droit international ;
Dès lors, il ressort de l'ensemble des éléments qui précèdent que le tribunal arbitral n'a pu raisonnablement considérer qu'au terme de son arrêt Wierzbowa, la Cour suprême avait adopté à l’égard de [la demanderesse] une attitude manifestement discriminatoire engageant la responsabilité de la Pologne pour un déni de justice commis par sa plus haute juridiction ;
Par conséquent, parce qu'elle condamne la Pologne pour un déni de justice de la part de sa Cour suprême qui n'est manifestement pas établi, la sentence arbitrale porte atteinte à l'ordre public internationale belge ;
La demande d'annulation de cette sentence est dès lors fondée, en application de l'article 1717, § 3, b), ii), du Code judiciaire ».
Griefs
Première branche
[…] Le déni de justice en droit coutumier international public concerne, de manière générale, un manque d'impartialité dans l'administration de sa justice par un État et peut impliquer des actions ou des omissions des branches judiciaire, législative ou exécutive d'un État.
Bien que généralement procédural, il se peut que le résultat d'une affaire puisse être tellement manifestement erroné qu'aucune juridiction, fonctionnant correctement, n'aurait pu rendre une pareille décision.
Il s'ensuit que le déni de justice en droit international public prend en compte le résultat de ce qui a été jugé et ne doit pas nécessairement impliquer la constatation d'une manœuvre frauduleuse ou de la mauvaise foi de l'État concerné ou de ses organes.
Pourtant, le jugement attaqué reproche à la sentence attaquée de n'avoir constaté « nulle part une quelconque manœuvre frauduleuse ou mauvaise foi […] de la Cour suprême ».
En décidant que « la sentence arbitrale n'évoque nulle part une quelconque manœuvre frauduleuse ou mauvaise foi […] de la Cour suprême », alors que le déni de justice en droit international public prend en compte le résultat de ce qui a été jugé et ne doit pas nécessairement contenir la constatation d'une manœuvre frauduleuse ou de la mauvaise foi de l’État concerné ou de ses organes, le jugement attaqué viole la notion de déni de justice au sens du droit coutumier international public.
Deuxième branche
Lorsqu'une décision judiciaire contient des motifs contradictoires, ceux-ci s'annulent, de sorte que cette décision n'est pas régulièrement motivée et viole l'article 149 de la Constitution.
Lorsqu'une décision est susceptible de différentes interprétations et qu'elle est légalement justifiée dans un sens au moins, mais non dans un autre, elle est ambiguë et viole l'article 149 de la Constitution, car la Cour est dans l'impossibilité de contrôler la légalité de la décision, dès lors qu'elle ne peut vérifier si l'interprétation qui conclut à la légalité de la décision constitue le raisonnement réel du juge, tandis qu’elle ne peut davantage vérifier si l'interprétation concluant à l'illégalité de la décision constitue le raisonnement réel du juge.
En d'autres termes, la motivation laisse incertain le fondement de la décision, de sorte que celle-ci comporte un défaut de motivation.
Le déni de justice en droit coutumier international public concerne, de manière générale, un manque d'impartialité dans l'administration de sa justice par un État et peut impliquer des actions ou des omissions des branches judiciaire, législative ou exécutive d'un État.
Bien que généralement procédural, il se peut que le résultat d'une affaire puisse être tellement manifestement erroné qu'aucune juridiction, fonctionnant correctement, n'aurait pu rendre une pareille décision.
Il s'ensuit que le déni de justice en droit international public ne doit pas nécessairement impliquer la défaillance du système dans son entièreté mais peut également découler d'une seule décision judiciaire, surtout si elle émane de la Cour suprême de l'État concerné, qui, si elle est manifestement indigne d'une décision judiciaire, jette l'opprobre sur le système judiciaire dans son entièreté.
Or, le jugement attaqué admet, d'une part, que la défaillance du système national, en l'occurrence polonais, puisse découler d'une seule décision judiciaire : le jugement attaqué souligne, en effet, que « la preuve du caractère manifestement inconvenant et indigne de la décision judiciaire » pouvait témoigner « de l'échec de l'ensemble du système judiciaire national ».
D'autre part, le jugement attaqué estime que « le tribunal arbitral n'a constaté aucun dysfonctionnement du système judiciaire polonais dans son entier et a, au contraire, considéré que ce système avait bien fonctionné à propos des hypothèques obligatoires et du comportement du procureur et écarté les allégations d'interférence et d'atteinte aux attentes légitimes de [la demanderesse] », et que, « en tant que de besoin, le caractère critiquable ou erroné d'une seule décision judiciaire ne suffit pas, en soi, à démontrer la défaillance d'un système judiciaire dans son ensemble ».
Il s’agit là d’une contradiction ou, à tout le moins, d’une ambiguïté.
En décidant, d'une part, que la défaillance du système national, en l'occurrence polonais, puisse découler d'une seule décision judiciaire en indiquant que « la preuve du caractère manifestement inconvenant et indigne de la décision judiciaire » pouvait témoigner « de l'échec de l'ensemble du système judiciaire national », mais, d'autre part, que « le caractère critiquable ou erroné d'une seule décision judiciaire ne suffit pas, en soi, à démontrer la défaillance d'un système judiciaire dans son ensemble », le jugement attaqué contient des motifs contradictoires, n'est, par conséquent, pas régulièrement motivé et viole, partant, l'article 149 de la Constitution.
À tout le moins, il n'est pas clair en quel sens le jugement attaqué doit être interprété : dans le sens où une seule violation suffit à démontrer que le système judiciaire polonais dysfonctionne, le jugement est légal en ce qu'il correspond à la notion de déni de justice selon le droit international public coutumier tandis que, par contre, compris dans l'autre sens, à savoir qu'une seule décision ne suffit pas à démontrer la défaillance du système judiciaire polonais, il y a violation du concept de déni de justice, avec pour résultat que le jugement est ambigu et, partant, viole l'article 149 de la Constitution en ce qu'il ne permet pas à la Cour d'exercer son contrôle de légalité.
Troisième branche
En principe, le juge de l'annulation n'aborde pas l'affaire au fond et n'exerce pas un contrôle de légalité de la sentence arbitrale.
Hormis le cas où il est amené à vérifier si la sentence n'est pas contraire à l'ordre public, il n'a pas pour mission de contrôler sa légalité.
Même dans ce dernier cas, sa mission est limitée, en ce que le juge ne doit vérifier la compatibilité avec l'ordre public international que des seuls effets juridiques susceptibles d'être produits par la règle du droit étranger déclarée applicable.
Concernant plus particulièrement la violation de l'ordre public international en matière d'annulation de sentences arbitrales, c'est le résultat de la sentence lui-même qui doit violer l'ordre public international belge.
Le juge saisi d'une demande en annulation d'une sentence arbitrale ne doit pas vérifier la pertinence des motifs invoqués par l'arbitre et ne peut y substituer son appréciation, les causes d'annulation ne visant pas le mal jugé.
Le jugement attaqué décide que « l'examen au fond de ces facteurs distinctifs opéré par le tribunal arbitral ne permet pas de constater qu'il disposait d'éléments flagrants pour pouvoir conclure à une discrimination manifeste et, partant, à un déni de justice » et qu’ « il ressort de l'ensemble des éléments qui précèdent que le tribunal arbitral n'a pu raisonnablement considérer qu'au terme de son arrêt Wierzbowa, la Cour suprême [de Pologne] avait adopté à l’égard de [la demanderesse] une attitude manifestement discriminatoire engageant la responsabilité de la Pologne pour un déni de justice commis par sa plus haute juridiction ».
Ce faisant, le juge de l'annulation belge a procédé à une révision au fond de la sentence attaquée qui dépasse le contrôle de légalité pour contrariété de celle-ci à l'ordre public.
En décidant que « l'examen au fond de ces facteurs distinctifs opéré par le tribunal arbitral ne permet pas de constater qu'il disposait d'éléments flagrants pour pouvoir conclure à une discrimination manifeste et, partant, à un déni de justice » et qu’ « il ressort de l'ensemble des éléments qui précèdent que le tribunal arbitral n'a pu raisonnablement considérer qu'au terme de son arrêt Wierzbowa, la Cour suprême avait adopté à l’égard de [la demanderesse] une attitude manifestement discriminatoire engageant la responsabilité de la Pologne pour un déni de justice commis par sa plus haute juridiction », alors que, en vertu de l'article 1717 du Code judiciaire, le juge de l'annulation n'aborde pas l'affaire au fond et n'exerce pas un contrôle de légalité de la sentence arbitrale, que, même dans le cas où il doit vérifier si la sentence n'est pas contraire à l'ordre public, sa mission est limitée à la vérification de la compatibilité avec l'ordre public international des seuls effets juridiques susceptibles d'être réellement produits par la règle du droit étranger déclarée applicable sur l'ordre public international belge, et alors que, concernant plus particulièrement la violation de l'ordre public international en matière d'annulation de sentences arbitrales, c'est le résultat de la sentence lui-même qui doit violer l'ordre public international belge sans que puisse être vérifiée la pertinence des motifs invoqués par l'arbitre et que puisse y être substituée l’appréciation du juge de l’annulation, les causes d'annulation ne visant pas le mal jugé, le jugement attaqué viole, partant, l'article 1717 du Code judiciaire.
Quatrième branche
Le tribunal arbitral avait fondé le déni de justice de la défenderesse, responsable pour les agissements de sa Cour suprême, non seulement sur l'existence d'une discrimination dans l'appréciation par la Cour suprême des hypothèques Wierzbowa et Powszechna Kasa Oszczednosci Bank Polski, mais également sur une prise de décision arbitraire de celle-ci.
Ainsi le tribunal arbitral avait-il estimé que l'arbitraire équivaut à « une méconnaissance délibérée des procédures régulières, un acte qui choque, ou du moins surprend, le sens de la déontologie judiciaire », soit une méconnaissance grave d'un principe de procédure.
L'arbitraire ne se confond toutefois pas avec la discrimination, que la sentence attaquée définit comme « un traitement différent des entités se trouvant dans des situations similaires sans justification raisonnable ».
La discrimination et l'arbitraire sont, en effet, des notions distinctes.
Ainsi l'arbitraire consiste-t-il en une méconnaissance grave d'un principe de procédure.
Ce concept s'apprécie dans un contexte procédural ou encore dans le cadre d'une prise de décision par un pouvoir administratif dans sa relation avec un particulier.
L'arbitraire ne se confond pas avec la discrimination, qui consiste à appliquer un comportement différent à des personnes se trouvant dans une situation similaire et ce, sans justification.
Le principe prohibant la discrimination ne se confine, par conséquent, nullement à une situation procédurale.
Les deux concepts ont, dès lors, des champs d'application différents, avec pour conséquence que le juge de l'annulation devait constater l'illégalité des deux motifs sur lesquels le tribunal arbitral avait fondé sa constatation d'un déni de justice de la défenderesse avant de pouvoir procéder à l'annulation de la sentence attaquée.
Le juge doit respecter la foi due à l'écrit. La foi qui est due à un écrit est le respect que l'on doit attacher à ce qui est constaté par écrit, à ce que l'auteur ou les auteurs de l'acte ont voulu y consigner, quelle que soit la force ou même la valeur probante qui doive ou puisse s'en déduire.
Le juge ne peut donc donner de l'écrit une interprétation qui soit inconciliable avec ses termes. Il ne peut faire dire à l'écrit ce qu'il n'exprime pas ou à l'inverse lui prêter une affirmation qu'il ne contient pas. Il ne peut, en d'autres termes, « faire mentir l'acte ».
Or, le jugement attaqué se borne à énoncer que « le tribunal arbitral a fondé sa décision sur les différences entre les quatre arrêts précités de la Cour suprême pour conclure au caractère discriminatoire de l'arrêt Wierzbowa », qu'il « ressort de l'ensemble des éléments qui précèdent que le tribunal arbitral n'a pu raisonnablement considérer qu'au terme de son arrêt Wierzbowa, la Cour suprême avait adopté à l’égard de [la demanderesse] une attitude manifestement discriminatoire engageant la responsabilité de la Pologne pour un déni de justice commis par sa plus haute juridiction » et que, « par conséquent, parce qu'elle condamne la Pologne pour un déni de justice de sa Cour suprême qui n'est manifestement pas établi, la sentence arbitrale porte atteinte à l'ordre public international belge ».
Ce faisant le jugement attaqué n'examine que le reproche fondé sur la discrimination et non celui fondé sur l'arbitraire.
En décidant que « le tribunal arbitral a fondé sa décision sur les différences entre les quatre arrêts précités de la Cour suprême pour conclure au caractère discriminatoire de l'arrêt Wierzbowa », qu'« il ressort de l'ensemble des éléments qui précèdent que le tribunal arbitral n'a pu raisonnablement considérer qu'au terme de son arrêt Wierzbowa, la Cour suprême avait adopté à l’égard de [la demanderesse] une attitude manifestement discriminatoire engageant la responsabilité de la Pologne pour un déni de justice commis par sa plus haute juridiction » et que, « par conséquent, parce qu'elle condamne la Pologne pour un déni de justice de sa Cour suprême qui n'est manifestement pas établi, la sentence arbitrale porte atteinte à l'ordre public international belge », alors que le déni de justice constaté par la sentence attaquée était fondé, non seulement sur l'existence de discrimination dans l'appréciation par la Cour suprême des hypothèques Wierzbowa et Powszechna Kasa Oszczednosci Bank Polski, mais également sur une prise de décision arbitraire de celle-ci, le jugement attaqué n'a pu légalement annuler cette sentence sans méconnaître la foi due à celle-ci en n’y lisant pas quelque chose qui s'y trouve, à savoir un second motif pour lequel le tribunal arbitral avait condamné la défenderesse pour déni de justice, soit celui fondé sur une prise de décision arbitraire, et viole, partant, le principe général du droit relatif à la méconnaissance de la foi due aux actes, ainsi que les articles 8.17 et 8.18 du Code civil, qui sont l'expression de ce principe général du droit.
Enfin, dans l'hypothèse où il devrait être lu en ce sens que les notions de discrimination et d'arbitraire s'identifient l'une à l'autre, alors qu'elles ne s'identifient pas et qu'elles ont un champ d'application différent, le jugement attaqué viole ces deux notions et, partant, le principe général du droit prohibant la discrimination et le principe général du droit prohibant l'arbitraire, ainsi que l'article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui en est l'expression, et, en ce qu’il réduit le champ d'application de la notion de déni de justice international, viole également cette dernière notion.
Cinquième branche
La faute constatée par le tribunal arbitral dans le chef de la Cour suprême polonaise est manifeste, comme l’exigent le déni de justice et l'article 1717, § 3, b), ii), du Code judiciaire, étant donné qu'il s'agit d'une faute issue de la méconnaissance de la règle la plus fondamentale qui s'impose à une juridiction ayant la nature et la fonction d'une cour de cassation, à savoir de ne pas verser dans la constatation de nouveaux faits non constatés par le juge du fond ni dans l’appréciation des faits, constatés ou non par le juge du fond.
En l'espèce, la faute constatée par le tribunal arbitral consistait en ce que la Cour suprême de la défenderesse a, dans la décision Wierzbowa, méconnu sa fonction de cour de cassation lui prohibant de procéder elle-même, et non le juge du fond, à la constatation et à l’examen des faits.
Par cette approche dans Wierzbowa (mais non dans Powszechna Kasa Oszczednosci Bank Polski, Vectis et Glinski), la Cour suprême, outre qu'elle agit de façon discriminatoire, comme l’a constaté le tribunal arbitral, verse avant tout dans l'arbitraire en méconnaissant de façon manifeste une règle qui s'impose dans chaque affaire dont elle a à connaître, à savoir de ne pas constater ni examiner les faits. En y procédant dans la seule affaire Wierzbowa, elle verse dans l'arbitraire.
Le jugement attaqué reproche à la sentence attaquée d'admettre le déni de justice « en l'absence de défaillance globale du système judiciaire ou de manœuvres frauduleuses, à tout le moins [sans] constater de manquements flagrants des juridictions polonaises » et sans constater « une discrimination manifeste révélatrice ».
En reprochant à la sentence attaquée d'admettre le déni de justice « en l'absence de défaillance globale du système judiciaire ou de manœuvres frauduleuses », sans « constater de manquements flagrants des juridictions polonaises » et sans que « l'examen au fond de ces facteurs distinctifs opéré par le tribunal arbitral ne permette de constater qu'il disposait d'éléments flagrants pour pouvoir conclure à une discrimination manifeste et, partant, à un déni de justice », et sans constater « une discrimination manifeste révélatrice », pour conclure que, « à la supposer établie – quod non –, l'erreur de droit ou procédurale commise par la Cour suprême dans l'arrêt Wierzbowa ne pouvait raisonnablement suffire à établir l’existence d’un déni de justice en droit international » et que, « dès lors, […] le tribunal arbitral n’a pu raisonnablement considérer qu’au terme de son arrêt Wierzbowa, la Cour suprême avait adopté à l’égard de la demanderesse une attitude manifestement discriminatoire engageant la responsabilité de la Pologne pour un déni de justice commis par sa plus haute juridiction », alors que la faute constatée par le tribunal arbitral concerne la méconnaissance de la règle la plus fondamentale qui s’impose à une juridiction telle qu’une cour suprême ayant la nature et la fonction d’une cour de cassation, à savoir de ne pas verser dans la constatation de nouveaux faits non constatés par le juge du fond, que, de ces constatations, que le jugement ne remet aucunement en question, celui-ci n’a pu, partant, sans violer la notion de déni de justice en droit coutumier international public ainsi que les principes généraux du droit prohibant l’arbitraire et la discrimination, exprimés par l’article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et l’article 1717, § 3, b), ii), du Code judiciaire, constater l’absence de déni de justice de la défenderesse et annuler la sentence attaquée.
III. La décision de la Cour
[…]
Sur le second moyen :
Quant à la troisième branche :
En vertu de l’article 1717, § 3, b), ii), du Code judiciaire, une sentence arbitrale peut être annulée si le tribunal de première instance constate qu’elle est contraire à l’ordre public.
Cette disposition n’implique pas que le juge de l’annulation de la sentence puisse apprécier à nouveau le litige à la lumière des dispositions d’ordre public dont l’arbitre a fait application mais lui prescrit de contrôler si la sentence elle-même contredit l’ordre public.
Le jugement attaqué, qui décide que « le tribunal arbitral n’a pu raisonnablement considérer qu’au terme de son arrêt Wierzbowa, la Cour suprême [de Pologne] avait adopté à l’égard de [la demanderesse] une attitude manifestement discriminatoire engageant la responsabilité de la Pologne pour un déni de justice commis par sa plus haute juridiction » et qui, sur cette base, annule la sentence arbitrale qui lui était déférée comme contraire à l’ordre public, sans examiner les effets de cette sentence sur l’ordre public, viole l’article 1717, § 3, b), ii), du Code judiciaire.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Par ces motifs,
La Cour
Casse le jugement attaqué ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge du jugement cassé ;
Réserve les dépens pour qu’il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause devant le tribunal de première instance de Liège.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, les présidents de section Mireille Delange et Michel Lemal, les conseillers Marielle Moris et Simon Claisse, et prononcé en audience publique du douze avril deux mille vingt-quatre par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Bénédicte Inghels, avec l’assistance du greffier Lutgarde Body.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C.22.0348.F
Date de la décision : 12/04/2024
Type d'affaire : Autres

Origine de la décision
Date de l'import : 02/05/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2024-04-12;c.22.0348.f ?

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