N° C.23.0123.F
ÉTAT BELGE, représenté par le ministre de la Justice, dont le cabinet est établi à Bruxelles, boulevard de Waterloo, 115,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Bruno Maes, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Watermael-Boitsfort, chaussée de La Hulpe, 177/7, où il est fait élection de domicile,
contre
N. T.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Daniel Garabedian, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Bonté, 5, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 2 septembre 2022 par la cour d’appel de Bruxelles.
Le 25 octobre 2023, l’avocat général Bénédicte Inghels a déposé des conclusions au greffe.
Le conseiller Maxime Marchandise a fait rapport et l’avocat général Bénédicte Inghels a été entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
Dans la requête en cassation, jointe au présent arrêt en copie certifiée conforme, le demandeur présente trois moyens.
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Quant à la première et à la troisième branche :
Un moyen, fût-il fondé sur des dispositions légales d’ordre public ou impératives, ne peut être soulevé pour la première fois devant la Cour que lorsque les éléments de fait nécessaires à son appréciation sont constatés par le juge du fond ou ressortent des pièces auxquelles la Cour peut avoir égard.
L’existence des circonstances dont la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers fait dépendre cet accès ou ce séjour, auxquels le demandeur soutient pour la première fois que le défendeur n’a pas le droit, est un élément de fait nécessaire à l’examen de la troisième branche du moyen qui n’apparaît ni de l’arrêt attaqué ni des autres pièces auxquelles la Cour peut avoir égard.
Dans la mesure où il est pris de la violation des dispositions de ladite loi, le moyen, en cette branche, est, comme le soutient le défendeur, irrecevable.
Pour le surplus, la victime d’un dommage résultant d’un acte illicite a le droit d’en exiger la réparation en nature si elle est possible et que l’exercice de ce droit ne soit pas abusif.
Le juge a le pouvoir de l’ordonner, notamment en prescrivant à l’auteur du dommage les mesures destinées à faire cesser l’état de choses qui cause le préjudice.
N’échappe pas à l’application de cette règle l’autorité administrative qui, par un acte illicite, porte atteinte aux droits civils d’une personne et lui cause de ce fait un dommage.
Les cours et tribunaux ne s’immiscent pas dans l’exercice des pouvoirs légalement réservés à cette autorité lorsque, aux fins de rétablir entièrement dans ses droits la partie lésée, ils ordonnent la réparation en nature du préjudice et prescrivent à l’administration des mesures destinées à mettre fin à l’illégalité dommageable.
L’arrêt attaqué constate que, « le 23 décembre 2009, [le défendeur] introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme aux fins de faire constater par [celle-ci] que ‘la procédure d’extradition dont il fait l’objet [à la demande des États-Unis d’Amérique] constitue une violation des articles 3, 6 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales’ », que, « le 23 novembre 2011, le ministre de la Justice signe l’arrêté ministériel accordant au gouvernement des États-Unis [d’Amérique] l’extradition [du défendeur] », que, « le 6 décembre 2011, [le défendeur] saisit la Cour européenne des droits de l’homme d’une demande de mesure provisoire de suspension de son extradition », que, « par arrêt du même jour, la suspension est ordonnée », que, « le 15 janvier 2013, [cette juridiction] décide de maintenir la mesure provisoire en précisant que c’est pour la durée de la procédure devant elle », qu’elle « informe [le demandeur] le 25 septembre 2013 que l’examen de l’affaire interviendrait fin octobre ou début novembre 2013 » et que, « le 3 octobre 2013, le gouvernement belge extrade [le défendeur] vers les États-Unis » d’Amérique.
Il considère que « la violation de la mesure de suspension ordonnée par la Cour européenne des droits de l’homme est constitutive de faute dans le chef [du demandeur] », que, « si [celui-ci] avait respecté l’injonction de ne pas extrader [le défendeur] avant que n’intervienne l’arrêt [de la même juridiction] statuant au fond sur les violations dénoncées par [le défendeur, ce dernier] n’aurait pas été extradé [et] n’aurait donc été ni incarcéré ni poursuivi pour quelque fait que ce soit aux États-Unis » d’Amérique, et que « le rapatriement [du défendeur] est assurément la mesure la plus apte à mettre fin à son incarcération et aux poursuites dans cet État ».
En décidant, en conséquence, que la réparation en nature du dommage du défendeur implique d’adresser aux autorités américaines une note diplomatique par laquelle le demandeur sollicite son retour sur le territoire belge en s’engageant à négocier avec elles les modalités éventuelles de ce rapatriement et, en cas d’accord, de délivrer au défendeur tous les documents requis pour son voyage et son entrée sur le territoire belge, l’arrêt attaqué se borne à prescrire à l’administration les mesures destinées à mettre fin à l’illégalité dommageable constatée, sans méconnaître le principe général du droit ou violer les dispositions légales visés au moyen, en ces branches.
Dans la mesure où il est recevable, le moyen, en ces branches, ne peut être accueilli.
Quant à la deuxième branche :
Ni par les motifs reproduits en réponse aux autres branches du moyen ni par aucun autre, l’arrêt attaqué ne prononce sur la mise à néant de l’arrêté d’extradition du défendeur.
Le moyen, qui, en cette branche, repose tout entier sur l’affirmation contraire, manque en fait.
Sur le deuxième moyen :
Contrairement à ce que soutient le demandeur, l’arrêt attaqué répond au moyen qu’il tirait de la possibilité d’une réduction de la peine du défendeur par l’octroi d’une grâce présidentielle selon le droit des États-Unis d’Amérique, par les motifs que c’est « vainement [que le demandeur prétend] avoir légitimement pu croire que les garanties diplomatiques données par les autorités américaines supprimaient le risque pour [le défendeur] de subir une peine incompressible et, partant, le risque de violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », dès lors qu’« il ressort des dispositions de la législation américaine auxquelles fait référence la note diplomatique du 10 août 2020 fournie par les autorités américaines [...] qu’un détenu peut demander la commutation de sa peine ou la grâce présidentielle mais ce, en vertu de dispositions très générales et vagues qui n’atteignent pas la précision voulue alors que, en l’espèce, les autorités américaines n’ont à aucun moment fourni l’assurance que [le défendeur] échapperait à la peine à perpétuité ou qu’en cas d’imposition d’une telle peine, elle serait assortie d’une réduction ou commutation de peine » et que, « si lesdites dispositions témoignent de l’existence d’une ‘chance d’élargissement’ – même si des doutes peuvent être émis sur la réalité de cette chance en pratique –, aucune des procédures prévues ne s’apparente à un mécanisme de réexamen obligeant les autorités nationales à rechercher sur la base de critères objectifs et préétablis dont le détenu aurait eu connaissance avec certitude au moment de l’imposition de la peine perpétuelle si, au cours de l’exécution de sa peine, l’intéressé a tellement évolué et progressé qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne justifie son maintien en détention ».
Le moyen manque en fait.
Sur le troisième moyen :
En vertu de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil, toute action en réparation d’un dommage fondée sur une responsabilité extracontractuelle se prescrit par cinq ans à partir du jour qui suit celui où
la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l’identité de la personne responsable.
Au sens de l’article 2244 du même code, une citation en justice a pour effet d’interrompre la prescription pour la demande qu’elle introduit et pour
les demandes qui y sont virtuellement comprises.
Pour apprécier si une demande est virtuellement comprise dans la demande initiale, il convient d’avoir égard à leur objet.
Dans sa citation du 2 octobre 2018, le défendeur soutenait, au titre d’une « violation du droit au mariage et du droit au respect de la vie privée et familiale » dont il demandait la sanction par application des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil, qu’alors qu’il « avait réalisé toutes les démarches nécessaires en vue de voir célébrer son mariage, [...] l’extradition illégale [du défendeur vers
les États-Unis d’Amérique] a définitivement ruiné le projet qu’il tentait de réaliser depuis plusieurs années » ; que, « en conséquence [des fautes commises par
le demandeur, dont celle d’]avoir extradé [le défendeur] en violation d’une mesure provisoire ordonnée par la Cour européenne des droits de l’homme », il « a été empêché d’épouser sa compagne » ; que « le principe de la restitutio in integrum oblige [le demandeur] à replacer, autant que faire se peut, [le défendeur] dans
la situation qui aurait été la sienne si les fautes n’avaient pas été commises et, partant, [s’il] n’avait pas été extradé », et que, « pour ce faire, il convient [...] d’indemniser [le défendeur] pour le dommage causé pour chaque jour de détention subie aux États-Unis d’Amérique » par l’octroi d’une somme qu’il « n’est pas encore en mesure de quantifier [mais supérieure à] 5 000 euros ».
La demande du défendeur de recevoir 1 500 euros à titre de réparation du préjudice subi du fait que « sa remise aux autorités américaines
[le 3 octobre 2013] l’a empêché de contracter le mariage qui était fixé » se trouve virtuellement comprise dans les demandes formées par la citation précitée de sorte que, en y faisant droit nonobstant l’exception de prescription soulevée par
le demandeur, l’arrêt attaqué ne viole aucune des dispositions légales visées au moyen.
Celui-ci ne peut être accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de trois cent quarante-sept euros quatre-vingt-cinq centimes envers la partie demanderesse, y compris la somme de vingt-quatre euros au profit du fonds budgétaire relatif à l’aide juridique de deuxième ligne, et à la somme de six cent cinquante euros due à l’État au titre de mise au rôle.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, le président de section Michel Lemal, les conseillers Ariane Jacquemin, Maxime Marchandise et Simon Claisse, et prononcé en audience publique du dix-sept novembre deux mille vingt-trois par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Hugo Mormont, avec l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.