N° P.21.1533.F
M.S. TOITURES, société à responsabilité limitée, dont le siège est établi à Ham-sur-Heure-Nalinnes, chemin de Biatrooz, 33A,
prévenue,
demanderesse en cassation,
ayant pour conseils Maîtres Guy Uerlings, avocat au barreau de Verviers, et Anne Lambin, avocat au barreau du Luxembourg.
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Le pourvoi est dirigé contre un jugement rendu le 10 novembre 2021 par le tribunal correctionnel du Luxembourg, division Neufchâteau, statuant en degré d’appel.
La demanderesse invoque trois moyens dans un mémoire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
Le conseiller Eric de Formanoir a fait rapport.
L’avocat général Michel Nolet de Brauwere a conclu.
II. LA DÉCISION DE LA COUR
Sur l’ensemble du premier moyen :
1. Le jugement condamne la demanderesse pour ne pas avoir satisfait à l’obligation de communiquer, dans les quinze jours de l’envoi de la demande de renseignements, l’identité du conducteur incontestable au moment des faits ou celle de la personne responsable du véhicule (articles 29ter, alinéa 1er, et 67ter, alinéas 1er et 2, de la loi relative à la police de circulation routière).
2. Le moyen invoque la violation des articles 149 de la Constitution et 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
En sa première branche, le moyen fait valoir qu’en exigeant que la demanderesse avance les éléments de fait qui rendent plausible son allégation qu’elle n’a pas reçu la demande de renseignements, le jugement transfère la charge de la preuve de l’accusation à la défense et, ainsi, viole la présomption d’innocence.
La seconde branche du moyen soutient que, en l’absence d’envoi par recommandé de la demande de renseignements ou de tout autre élément permettant d’établir que la demande a réellement été envoyée, cette exigence revient à imposer à la demanderesse de prouver la non-réception d’une lettre envoyée par courrier ordinaire, ce qui est extrêmement difficile, voire impossible.
3. L’article 67ter, alinéa 1er, de la loi relative à la police de la circulation routière dispose que lorsqu'une infraction à cette loi et à ses arrêtés d'exécution est commise avec un véhicule à moteur, immatriculé au nom d'une personne morale, et que le conducteur n'a pas été identifié au moment de la constatation de l'infraction, la personne morale ou la personne physique qui représente la personne morale en droit sont tenues de communiquer l'identité du conducteur incontestable au moment des faits ou, si elles ne la connaissent pas, de communiquer l'identité de la personne responsable du véhicule, sauf si elles peuvent prouver le vol, la fraude ou la force majeure.
En vertu du deuxième alinéa de cet article, la communication doit avoir lieu dans les quinze jours de l'envoi de la demande de renseignements.
L’article 29ter, alinéa 1er, de la loi précitée punit d’un emprisonnement de quinze jours à six mois et d’une amende de deux cents euros à quatre mille euros, ou d’une de ces peines seulement, celui qui ne satisfait pas aux obligations visées à l'article 67ter. Ces peines sont doublées en cas de récidive dans les trois ans à dater d’un jugement antérieur portant condamnation et passé en force de chose jugée.
4. Pour déclarer la personne morale ou la personne physique qui la représente en droit coupable du délit de non-communication, dans les quinze jours de l’envoi de la demande de renseignements, de l’identité du conducteur ou de la personne responsable du véhicule, il doit être établi avec un degré raisonnable de certitude que la personne morale a reçu cette demande ou que le défaut de réception résulte d’une négligence de sa part.
En effet, le législateur ne saurait avoir eu l’intention de rendre punissable le fait de ne pas répondre à une demande de renseignements que, pour des raisons indépendantes de sa volonté, son destinataire n’a pas reçue.
5. Il n’est pas déraisonnable de déduire de la constatation que la demande de renseignements a été envoyée à la personne morale, qu’elle a reçu cette demande ou que le défaut de réception est dû à sa négligence.
Cependant, si la personne morale conteste avoir reçu la demande de renseignements, le respect dû à la présomption d’innocence requiert, compte tenu de la sévérité de la peine encourue, qu’elle soit réellement en mesure de renverser cette présomption de réception déduite de l’envoi de la demande.
Une telle possibilité suppose que la partie poursuivante démontre que la demande de renseignements a été présentée au titulaire de l’immatriculation ou au siège de celui-ci.
Il s’ensuit que le juge qui, du seul fait qu’une demande de renseignements a été envoyée au siège de la personne morale titulaire de la marque d’immatriculation, présume qu’elle a reçu cette demande ou que le défaut de réception résulte de sa négligence, et, sur ce fondement, décide que c’est à la personne poursuivie d’avancer les éléments de fait qui rendent plausible son allégation qu’elle n’a pas reçu la demande de renseignements et n’a pas été négligente, viole l’article 6.2 de la Convention et méconnaît le principe général du droit relatif à la présomption d’innocence.
6. Le tribunal a rejeté la défense de la demanderesse qui soutenait n’avoir jamais reçu la demande de renseignements du ministère public datée du 26 juin 2019 ni, d’ailleurs, le procès-verbal adressé le 21 mars 2019 auquel ladite demande se réfère.
Le jugement énonce que l’infraction de non-réponse visée à l’article 67ter précité ne requiert pas d’apporter la preuve que la demande de renseignements envoyée a également été reçue par le titulaire de la marque d’immatriculation, et qu’il appartient à ce dernier, s’il prétend ne pas l’avoir reçue, de faire état d’éléments de fait rendant son affirmation acceptable.
Examinant ensuite les éléments de fait invoqués par la demanderesse à l’appui de son allégation qu’elle n’a pas reçu la demande de renseignements, le jugement considère que celle-ci n’établit pas, autrement que par une affirmation vague et générale sur les aléas du courrier postal et les erreurs possibles des services du parquet et de la poste, qu’elle ait connu pendant plusieurs mois, entre mars et juin 2019, des difficultés de distribution de son courrier, et notamment de son courrier officiel.
Les juges d’appel ont également relevé que la demanderesse ne déposait pas la preuve d’une plainte qu’elle-même ou ses voisins auraient adressée aux services de la poste, et ont jugé peu crédible que deux lettres aussi importantes pour leurs destinataires, l’une expédiée par la police et l’autre par le procureur du Roi, aient été négligées par les services postaux ou n’aient pas été renvoyées à l’expéditeur.
La décision attaquée constate en outre que la demanderesse ne s’est pas plainte à la police d’une destruction de sa boîte aux lettres ou d’un vol de courrier, et observe que, à deux reprises, les 26 février 2020 et 25 septembre 2020, un huissier de justice s’est présenté à l’adresse du siège social sans faire état d’une impossibilité d’y déposer le courrier.
Sur le fondement de ces constatations, le jugement condamne la demanderesse au motif « que la demande de renseignements du 26 juin 2019 [lui] a bien été envoyée, qu’[elle] ne démontre pas la vraisemblance de ses affirmations quant à la perte ou le retard de ces courriers et qu’elle ne justifie pas valablement le dépassement du délai qui lui était imparti pour communiquer l’identité du conducteur à l’autorité ».
7. Il ressort de ce motif et des constatations qui le fondent que le tribunal a présumé, sur la base du seul constat de l’envoi de la demande de renseignements à la demanderesse le 26 juin 2019, qu’elle avait reçu cette demande ou que le défaut de réception résultait de sa négligence, et qu’il a décidé que c’était à la demanderesse de rendre plausible qu’elle ne l’avait pas reçue et n’avait pas été négligente.
Par aucun motif, le tribunal n’a constaté que la demande de renseignements avait été présentée au titulaire de l’immatriculation ou au siège de celui-ci.
Ainsi, les juges d’appel n’ont pas légalement justifié leur décision.
Dans cette mesure, le moyen est fondé.
Il n’y a pas lieu d’avoir égard aux autres moyens, qui ne sauraient entraîner une cassation sans renvoi.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Casse le jugement attaqué ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge du jugement cassé ;
Réserve les frais pour qu’il soit statué sur ceux-ci par la juridiction de renvoi ;
Renvoie la cause au tribunal correctionnel du Luxembourg, siégeant en degré d’appel, autrement composé.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient Eric de Formanoir, conseiller faisant fonction de président, Tamara Konsek, Frédéric Lugentz, François Stévenart Meeûs et Ignacio de la Serna, conseillers, et prononcé en audience publique du treize septembre deux mille vingt-trois par Eric de Formanoir, conseiller faisant fonction de président, en présence de Michel Nolet de Brauwere, avocat général, avec l’assistance de Tatiana Fenaux, greffier.