N° S.21.0021.F
DOMAINE DE BEAUPLATEAU, association sans but lucratif en liquidation, dont le siège est établi à Sainte-Ode, Beauplateau, 1, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0472.740.584,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Willy van Eeckhoutte, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Gand, Drie Koningenstraat, 3, où il est fait élection de domicile,
contre
L. L.,
défendeur en cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 25 mars 2020 par la cour du travail de Liège.
Le 6 avril 2023, l’avocat général Hugo Mormont a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Mireille Delange a fait rapport et l’avocat général Hugo Mormont a été entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
Dans la requête en cassation, jointe au présent arrêt en copie certifiée conforme, la demanderesse présente un moyen.
III. La décision de la Cour
Sur le moyen :
En vertu de l’article 6 de la convention collective de travail n° 32bis concernant le maintien des droits des travailleurs en cas de changement d'employeur du fait d'un transfert conventionnel d'entreprise et réglant les droits des travailleurs repris en cas de reprise de l'actif après faillite, conclue le 7 juin 1985 au sein du Conseil national du travail, le transfert d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise est celui d'une entité économique maintenant son identité, entendue comme un ensemble organisé de moyens, en vue de la poursuite d'une activité économique, que celle-ci soit essentielle ou accessoire.
Cette disposition transpose l’article 1er, § 1er, de la directive 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprises, d'établissements ou de parties d'entreprises ou d'établissements, et s’interprète par conséquent à la lumière de cette disposition.
Il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne que le transfert porte sur une entité économique, soit un ensemble organisé de personnes et de moyens permettant l’exercice d’une activité économique qui poursuit un objectif propre, l’élément déterminant étant que l’entité économique garde son identité. Afin de déterminer si cette condition est remplie, il importe de prendre en considération l’ensemble des circonstances de fait qui caractérisent l’opération concernée, au nombre desquelles figurent notamment le type d’entreprise ou d’établissement dont il s’agit, le transfert ou non d’éléments corporels, tels que les bâtiments et les biens mobiliers, la valeur des éléments incorporels au moment du transfert, la reprise ou non de l’essentiel des effectifs par le nouveau chef d’entreprise, le transfert ou non de la clientèle, ainsi que le degré de similarité des activités exercées avant et après le transfert, et la durée d’une éventuelle suspension de ces activités. Ces éléments ne constituent toutefois que des aspects partiels de l’évaluation d’ensemble qui s’impose et ne sauraient, de ce fait, être appréciés isolément.
Il ressort également de la jurisprudence de la Cour de justice que le fait que le transfert résulte de décisions unilatérales des pouvoirs publics, notamment celles, en cause dans l’arrêt Redmond Stichting du 19 mai 1992, C-29/91, de cesser d’accorder des subventions à une personne morale, provoquant l’arrêt de ses activités, et de les accorder à une autre personne morale, n’exclut pas l’application de la directive.
L’arrêt attaqué énonce :
- que la demanderesse exerçait, sous la forme d’une association sans but lucratif, une activité d’aide éducative à la jeunesse agréée et subsidiée par la Communauté française, comportant trois services agréés respectivement comme service d’accueil et d’accompagnement éducatif, centre d’accueil d’urgence, et projet pédagogique particulier et centre d’accueil spécialisé, le projet pédagogique incluant notamment un projet de départ en Afrique et une ferme pédagogique, ces trois services accueillant ensemble 56 jeunes et l’hébergement ayant lieu à Sainte-Ode ;
- que « les éléments indispensables pour assurer le fonctionnement de l’entité économique sont […] l’hébergement, dont l’hébergement d’urgence, et l’accompagnement pédagogique sur un site dédié à cette fin » et que « l’entreprise […] repose […] sur la main d’œuvre spécialement affectée à une tâche d’accompagnement, […] le site de Beauplateau [qui constitue] le facteur matériel [...] de l’hébergement et […] un mode de fonctionnement déterminé lié à l’agrément des services prestés » ;
- que, après un rapport de la Communauté française, la demanderesse a été mise en liquidation volontaire le 5 février 2016, qu’elle a licencié le défendeur par une lettre du 26 juillet avec un préavis qui a couru du 1er au 31 août, et qu’elle a perdu son agrément au 31 août ;
- que, à partir du 1er septembre 2016, l’association sans but lucratif A. a exercé une activité d’aide éducative à la jeunesse agréée et subsidiée par la Communauté française, comportant trois services agréés respectivement comme service d’accueil et d’accompagnement éducatif, centre d’accueil d’urgence, et projet pédagogique particulier et centre d’accueil spécialisé, sans ni projet de départ en Afrique ni ferme pédagogique ; que ces trois services ensemble occupent aux mêmes conditions de salaire et d’ancienneté « une part très importante » du personnel de la demanderesse, à l’exception essentiellement du directeur et des travailleurs ayant refusé le transfert, et accueillent 58 jeunes dont « tous ou une partie importante » de ceux accueillis précédemment par la demanderesse ; que l’hébergement a lieu à Mirwart ; qu’aucun actif corporel n’a été transféré.
Il ressort de ces énonciations que, aux yeux de l’arrêt, la demanderesse puis l’association A. ont exercé sans interruption une activité d’aide à la jeunesse organisée sous la forme d’un accueil structuré en trois services bénéficiant des mêmes agréments ; que cette activité repose sur la main d’œuvre des travailleurs assurant l’accueil, dont une part très importante est la même, et est caractérisée aussi par la population des jeunes accueillis, qui sont essentiellement les mêmes, par les agréments, qui sont les mêmes, et par l’hébergement et l’accompagnement pédagogique, qui sont assurés essentiellement par les mêmes travailleurs, occupés aux mêmes conditions, aux mêmes jeunes conformément aux mêmes agréments.
Il s’ensuit sans aucun doute raisonnable que, ni par la considération que « l’agrément de [la demanderesse] a été retiré au 31 août 2016 [et n’a pas été] transféré ou cédé [à l’association A., qui] a obtenu distinctement un agrément sur la base d’un nouveau projet », d’où il suit que le changement d’employeur résulte de décisions unilatérales de la Communauté française ce qui n’exclut pas l’existence d’un transfert, ni par les considérations que le directeur non repris « fixe la ligne pédagogique qui est un élément essentiel du fonctionnement de l’entité », que « l’hébergement […] est délocalis[é] » et « qu’aucun actif corporel n’a été transféré », le lien fonctionnel d’interdépendance et de complémentarité retenu par l’arrêt entre les éléments de l’activité d’accueil subsistant manifestement avec une ligne pédagogique, des locaux d’hébergement et des actifs corporels différents, l’arrêt n’a pu décider qu’il n’y a pas eu « transfert d’un ensemble organisé de moyens doté d’une autonomie fonctionnelle suffisante » pour constituer un transfert d’entreprise.
Le moyen est fondé.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt cassé ;
Réserve les dépens pour qu’il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause devant la cour du travail de Mons.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Mireille Delange, président, le président de section Michel Lemal, les conseillers Marie-Claire Ernotte, Ariane Jacquemin et Simon Claisse, et prononcé en audience publique du quinze mai deux mille vingt-trois par le président de section Mireille Delange, en présence de l’avocat général Hugo Mormont, avec l’assistance du greffier Lutgarde Body.