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12/12/2022 | BELGIQUE | N°C.18.0533.F

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 12 décembre 2022, C.18.0533.F


N° C.18.0533.F
SKEYES, anciennement dénommée Belgocontrol, entreprise publique autonome, dont le siège est établi à Bruxelles, square de Meeûs, 35, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0206.048.091,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile,
contre
RYANAIR DESIGNATED ACTIVITY COMPANY, société de droit irlandais, dont le siège est établi à Dublin (Irlande), Swords 0, Airside B

usiness Park, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0859.918...

N° C.18.0533.F
SKEYES, anciennement dénommée Belgocontrol, entreprise publique autonome, dont le siège est établi à Bruxelles, square de Meeûs, 35, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0206.048.091,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile,
contre
RYANAIR DESIGNATED ACTIVITY COMPANY, société de droit irlandais, dont le siège est établi à Dublin (Irlande), Swords 0, Airside Business Park, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0859.918.955,
défenderesse en cassation,
représentée par Maître Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation, et par Maître Bruno Maes, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Watermael-Boitsfort, chaussée de La Hulpe, 177/7, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 7 novembre 2017 par la cour d’appel de Bruxelles.
Le 23 novembre 2022, l’avocat général Hugo Mormont a déposé des conclusions au greffe.
Par ordonnance du 24 novembre 2022, le premier président a renvoyé la cause devant la troisième chambre.
Le président de section Mireille Delange a fait rapport et l’avocat général
Hugo Mormont a été entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
La demanderesse présente deux moyens libellés dans les termes suivants :
Premier moyen
Dispositions légales violées
- article 3 de la loi du 10 février 2003 relative à la responsabilité des et pour les membres du personnel au service des personnes publiques ;
- pour autant que de besoin, article 1384, spécialement alinéa 3, du Code civil.
Décisions et motifs critiqués
1. L’arrêt reçoit l’appel de la demanderesse et le dit non fondé.
Il confirme le jugement entrepris, renvoie la cause au premier juge en application de l’article 1068, alinéa 2, du Code judiciaire et condamne la demanderesse aux dépens d’appel de la défenderesse liquidés à 1 440 euros, en lui délaissant ses propres dépens, liquidés à 1 650 euros in toto.
Il se fonde, pour ce faire, sur les motifs repris sub « II. Discussion », énoncés aux pages 4 à 8 et tenus ici, en tant que de besoin, pour intégralement reproduits.
2. Après avoir retenu l’existence d’une faute dans le chef des agents de la demanderesse, l’arrêt estime remplies les conditions spécifiques de l’article 1384, alinéa 3, du Code civil. Il juge à ce titre notamment que les agents de la demanderesse se trouvaient dans un lien de subordination vis-à-vis d’elle au moment où l’acte dommageable de la grève a été commis et que celui-ci a été commis dans les fonctions pour lesquelles ces agents étaient employés.
Pour prendre cette décision, il énonce en particulier que :
« Le lien de subordination existe dès qu’une personne peut, en fait, exercer son autorité et sa surveillance sur les actes d’une autre personne. Pour que l’article 1384, alinéa 3, s’applique, ce lien doit exister au moment du fait dommageable. Il n’est pas nécessaire que le commettant ait effectivement exercé ses prérogatives, il suffit qu’il ait eu la possibilité de le faire.
Au moment où les contrôleurs aériens ont décidé de manière illégitime de faire grève, ils étaient en service et se trouvaient sous l’autorité et la surveillance de [la demanderesse]. Ils ont continué à assurer le trafic aérien jusqu’au
28 septembre à 14 heures et ce n’est qu’à partir de ce moment précis que les relations de travail avec [la demanderesse] ont été suspendues.
Il s’ensuit que la thèse de [la demanderesse] selon laquelle il conviendrait de considérer la grève dans sa globalité et d’admettre en conséquence que les relations de travail ont été suspendues dès l’annonce de la grève est incompatible avec les faits tels qu’ils se sont produits.
Il ne peut davantage être admis que l’employeur perd tout pouvoir de contrôle et de direction sur les membres de son personnel dès l’instant où ceux-ci annoncent une grève, a fortiori lorsqu’elle est irrégulière.
La nature de la faute commise par les membres du personnel est en principe sans incidence sur l’appréciation du lien de subordination et le fait que les contrôleurs aériens n’ont pas respecté les procédures prévues par le statut syndical lorsqu’ils ont décidé le 27 septembre 2010 d’organiser une grève n’a pas eu pour effet de les soustraire au lien de subordination dans lequel il se trouvaient à l’égard de [la demanderesse].
C’est en vain qu’elle soutient que ce lien de subordination était inefficient quant à l’exercice par les contrôleurs aériens de leur droit de grève aux motifs qu’elle n’a pu ‘sur aucune des actions de ses préposés liées à l’organisation et à l’exercice de la grève, exercer de pouvoir hiérarchique’, ce que le premier juge aurait reconnu.
En effet, la question n’est pas de savoir si [la demanderesse] avait autorité à l’égard des contrôleurs aériens pour leur interdire de cesser le travail
le lendemain ou leur imposer de travailler mais de vérifier si au moment de la faute, les contrôleurs étaient en fonction et donc sous l’autorité effective ou potentielle de leur employeur, ce qui était effectivement le cas. Dès lors que tel était le cas, la présomption de responsabilité qui pèse sur l’employeur public du fait des actes illicites de ses agents est irréfragable, comme l’est celle qui pèse sur le commettant en cas de faute de son préposé dans le cadre de l’article 1384, alinéa 3, du Code civil.
On observera au demeurant que si la grève est un droit, son exercice peut néanmoins être abusif et donner lieu à des sanctions.
[La demanderesse] aurait pu engager des poursuites disciplinaires à l’encontre des membres du personnel qui avaient décidé d’enclencher une grève sauvage avant le début effectif de celle-ci.
Ce constat n’est nullement en contradiction avec les considérations du premier juge selon lesquelles [la demanderesse] n’avait pas ‘la possibilité d’imposer des directives aux contrôleurs pendant la grève, aux fins d’organiser un contrôle aérien effectif’, et ne disposait ‘pas de moyens de contrainte, par exemple de réquisition, pour pallier les effets de la grève’. Il a d’ailleurs relevé que [la demanderesse] pouvait ‘tenter d’infléchir la volonté de grève’, même si elle ne pouvait a priori l’interdire.
Il résulte des considérations qui précèdent que les membres du personnel de [la demanderesse] se trouvaient dans un lien de subordination au moment où l’acte dommageable a été commis.
Pour que la responsabilité de [la demanderesse] puisse être engagée,
il faut également que l’acte dommageable ait ‘été accompli dans les fonctions auxquelles le préposé est employé’, ce qui signifie que l’acte doit être accompli pendant l’exercice des fonctions et qu’il doit présenter un lien même indirect et occasionnel avec les fonctions exercées.
La décision fautive du 27 septembre 2010 a été prise pendant les heures de travail et durant l’exercice des fonctions des membres du personnel de [la demanderesse] puisqu’il a été vu que les relations de travail n’ont été suspendues qu’à partir du 28 septembre 2010 à 14 heures. Il est dès lors sans incidence de relever que la décision de faire grève le lendemain avait pour objectif de se mettre ‘hors fonction’. La décision litigieuse présentait en outre un lien direct avec les fonctions exercées puisqu’elle concernait leurs conditions de travail.
[La demanderesse] doit en conséquence répondre de la faute commise par les membres de son personnel sans qu’il soit nécessaire d’examiner si les conditions de l’article 1384, alinéa 3, du Code civil étaient également réunies pendant l’arrêt de travail qui s’est produit le 28 septembre 2010 entre
14 heures et 22 heures puisque [la défenderesse] expose que l’entièreté de son dommage a été subi avant le début effectif de la grève ».
Griefs
1. Aux termes de l’article 3 de la loi du 10 février 2003 relative à la responsabilité des et pour les membres du personnel au service des personnes publiques, les personnes publiques sont responsables du dommage causé à des tiers par les membres de leur personnel dans l'exercice de leurs fonctions, de la même manière que les commettants sont responsables du dommage causé par leurs préposés et ce, aussi bien lorsque la situation de ces membres du personnel est réglée statutairement que lorsqu'ils agissent dans l'exercice de la puissance publique.
Il s’ensuit que la responsabilité de l’employeur public pour les faits et actes des membres de son personnel ne se règle pas autrement que conformément à l’article 1384, alinéa 3, de l’ancien Code civil.
2. Pour qu’un commettant, tel un employeur public, puisse être tenu pour responsable du dommage causé par la faute d’un de ses préposés, il faut qu’au moment où cette faute a été commise, le commettant ait pu exercer en fait son autorité, sa direction et sa surveillance sur ce préposé et que celui-ci ait agi dans les limites de ses fonctions et non hors de celles-ci.
Tel n’est pas le cas lorsque, comme en l’espèce, des membres d’un employeur public décident d’une grève sauvage en ne respectant pas le statut syndical des agents, à terme d’un préavis de vingt-quatre heures sans concertation préalable avec leurs organisations syndicales.
En effet, ainsi que la demanderesse le faisait valoir dans ses ultimes conclusions de synthèse d’appel, en agissant de la sorte, ces agents 1° ont posé un acte qui tient en échec le lien de préposition, la demanderesse ne disposant d’aucun moyen de s’opposer à la grève, qui constitue un droit fondamental, et ne pouvait, par conséquent, exercer son pouvoir hiérarchique et 2° se sont placés, par conséquent, en dehors des fonctions pour lesquelles ils sont engagés en faisant grève sans annonce préalable et sans transmettre aucune revendication d’ordre professionnel.
3. Il s’ensuit qu’en jugeant que la responsabilité de la demanderesse était engagée dans la mesure où, en décidant de la grève sauvage litigieuse, les membres de son personnel avaient agi pendant leurs heures de travail en qualité de préposés et que leurs décisions avaient un lien avec leurs fonctions puisqu’elles concernaient leurs conditions de travail, l’arrêt viole les articles 1384, alinéa 3, du Code civil et 3 de la loi du 10 février 2003 visée au moyen.
Second moyen
Dispositions légales violées
- article 149 de la Constitution ;
- articles 1138, 4°, et 1068, spécialement alinéa 2, du Code judiciaire.
Décisions et motifs critiqués
L’arrêt reçoit l’appel de la demanderesse et le dit non fondé.
Il confirme le jugement entrepris, renvoie la cause au premier juge en application de l’article 1068, alinéa 2, du Code judiciaire et condamne la demanderesse aux dépens d’appel de la défenderesse liquidés à 1 440 euros, en lui délaissant ses propres dépens, liquidés à 1 650 euros in toto.
Il se fonde, pour ce faire, sur les motifs repris sub « II. Discussion », énoncés aux pages 4 à 8 et tenus ici, en tant que de besoin, pour intégralement reproduits.
Après avoir retenu l’existence d’une faute dans le chef des agents de la demanderesse, l’arrêt estime remplies les conditions spécifiques de l’article 1384, alinéa 3, du Code civil. Il juge à ce titre, d’une part, que les agents de la demanderesse se trouvaient dans un lien de subordination au moment où l’acte dommageable a été commis et, d’autre part, que celui-ci a été commis dans les fonctions pour lesquelles ces agents étaient employés. Il estime ainsi que « [la demanderesse] doit en conséquence répondre de la faute commise par les membres de son personnel sans qu’il soit nécessaire d’examiner si les conditions de l’article 1384, alinéa 3, du Code civil étaient également réunies pendant l’arrêt de travail qui s’est produit le 28 septembre entre 14 heures et
22 heures puisque [la défenderesse] expose que l’entièreté de son dommage a été subi avant le début effectif de la grève ».
Sur le plan du lien causal, l’arrêt énonce, dans un premier temps, que « la décision de faire grève du 27 septembre 2010 […] est à l’origine de l’intégralité du dommage dont [la défenderesse] demande la réparation et que celui-ci était entièrement réalisé au moment où la grève a commencé, le 28 septembre 2010 à 14 heures ».
Avant de renvoyer la cause au premier juge, plus loin dans ses motifs, l’arrêt ajoute ce qui suit :
« [La défenderesse] déclare avoir été contrainte d’annuler tous ses vols pendant la période de grève annoncée, soit pendant vingt-quatre heures, ce qui n’aurait pas été le cas si les règles du statut syndical, et plus particulièrement un préavis minimum de quinze jours de calendrier, avaient été observées.
Elle conclut ainsi à la confirmation du jugement entrepris en ce qu’il a décidé que :
- ‘pour cerner le dommage associé à la faute consistant dans le caractère excessif et immature de la manière dont la grève a été programmée,
il faut pouvoir comparer le dommage advenu en l’espèce avec le dommage, inévitable, en l’absence de toute faute, tel qu’il se serait produit dans le cadre d’une grève raisonnable’ ;
- ‘il est adéquat, pour définir ce qu’aurait été une grève raisonnable, de partir des conditions, spécialement de préavis, énoncées dans le statut syndical des contrôleurs aériens de [la demanderesse], seule la différence étant imputable à la faute commise’ ;
- une mesure d’expertise s’impose pour ‘cerner au mieux le dommage en relation causale avec la faute dont répond [la demanderesse]’.
Si les éléments avancés par [la défenderesse] et les divers documents qu’elle produit nécessitent certes d’être vérifiés, ils rendent néanmoins vraisemblable l’existence d’un dommage et il n’y a pas lieu de considérer d’ores et déjà, comme [le soutient la demanderesse], que, même en l’absence de faute des membres de son personnel, le dommage de [la défenderesse] se serait produit de la même manière ni ne pourrait être valorisé.
Il convient en outre de rappeler que la décision du 27 septembre 2010 d’enclencher une grève sauvage est fautive.
Compte tenu de l’imminence de la grève annoncée, il était par ailleurs normal que [la défenderesse] prenne des dispositions pour en limiter les conséquences préjudiciables et il ne peut lui être reproché d’avoir annulé tous les vols avant que la grève ne se déclenche effectivement.
La décision fautive du 27 septembre 2010 est, partant, en lien causal avec le dommage vanté.
Il convient en conséquence de confirmer la mesure d’expertise ordonnée par le premier juge et de lui renvoyer la cause en application de l’article 1068, alinéa 2, du Code judiciaire afin qu’il détermine notamment la mission de l’expert.
Dans la mesure où [la défenderesse] conclut à la confirmation de la mesure d’expertise, le litige n’est pas évaluable en argent de sorte que l’indemnité de procédure d’appel s’élève à 1 440 euros ».
Griefs
Première branche
1. Dans ses « ultimes conclusions de synthèse d’appel »,
la demanderesse invoquait que la faute commise par les membres de son personnel était sans relation causale avec le dommage allégué dès lors que, même en l’absence de toute faute commise par les contrôleurs aériens, le dommage de la défenderesse se serait produit tel qu’il s’est produit in concreto. À l’appui de ce moyen visant à faire constater l’absence de lien causal, la demanderesse indiquait qu’une grève, même spontanée, eût pu n’être pas fautive et mener au même « dommage », que la défenderesse était à l’origine de son propre « dommage » en ayant décidé d’annuler tous les vols devant avoir lieu pendant la durée annoncée de la grève et qu’une grève, même lorsqu’elle respecte une durée de préavis suffisante, est de nature à causer un dommage aux opérateurs aériens.
2. Rencontrant ce moyen, l’arrêt retient tout d’abord que « la décision de faire grève du 27 septembre 2010 […] est à l’origine de l’intégralité du dommage dont [la défenderesse] demande la réparation et que celui-ci était entièrement réalisé au moment où la grève a commencé, le 28 septembre 2010 à 14 heures ».
Plus loin dans ses motifs, l’arrêt indique à nouveau que « la décision fautive du 27 septembre 2010 est […] en lien causal avec le dommage vanté ».
Dans ce contexte, l’arrêt indique néanmoins aussi que, « si les éléments avancés par [la défenderesse] et les divers documents qu’elle produit nécessitent certes d’être vérifiés, ils rendent néanmoins vraisemblable l’existence d’un dommage et il n’y a pas lieu de considérer d’ores et déjà, comme
[le soutient la demanderesse], que même en l’absence de faute des membres de son personnel, le dommage de [la défenderesse] se serait produit de la même manière ni ne pourrait être valorisé ». Ce motif, qui n’exclut pas que, in fine,
« même en l’absence de faute des membres de son personnel, le dommage de
[la défenderesse] se serait produit de la même manière », implique qu’est laissée sans décision à ce stade la question du lien causal.
3. En décidant ainsi, d’une part, que le lien causal entre la faute des agents de la demanderesse et le dommage de la défenderesse est établi et, d’autre part, que le lien causal n’est pas encore exclu – autrement dit, malgré ce qu’indiquait la défenderesse, qu’il n’est à ce stade pas encore prouvé –, l’arrêt contient une contradiction entre ses motifs et n’est dès lors pas régulièrement motivé (violation de l’article 149 de la Constitution). À tout le moins, l’arrêt contient, dans ses motifs, des dispositions contradictoires et viole de ce chef l’article 1138, 4°, du Code judiciaire.
Seconde branche
Aux termes de l’article 1068, alinéa 1er, du Code judiciaire, tout appel d’un jugement définitif ou avant dire droit saisit du fond du litige le juge d’appel.
Par exception, selon l’article 1068, alinéa 2, de ce code, le juge d’appel ne renvoie la cause au premier juge que s’il confirme, même partiellement, une mesure d’instruction ordonnée par le jugement entrepris.
Faisant application de l’article 1068, alinéa 2, du Code judiciaire, le juge d’appel ne peut, tout en renvoyant la cause au premier juge, statuer sur des contestations dont l’appréciation dépend des résultats de la mesure d’instruction ordonnée par le premier juge, qui est seul appelé à en connaître.
Il résulte du jugement du 8 mai 2014 que le premier juge, qui relève que la demanderesse à bon droit « fait remarquer que le dommage en lien causal avec la faute n’est pas à ce jour établi dans le détail », n’a pas tranché la question de savoir si tout ou partie du dommage allégué par la défenderesse était en relation causale avec la faute commise mais a rouvert les débats aux fins de préparer une mesure d’expertise dont il décide le principe. Ce jugement dit ainsi « pour droit qu’il y a lieu de recourir à une mesure d’expertise pour cerner au mieux le dommage en relation causale avec la faute dont répond [la demanderesse] ». Il précise, dès lors, qu’« il n’y a pas lieu, avant de connaître le résultat de la mesure d’instruction, de statuer sur un montant provisionnel ».
Or, en tant qu’il doit être lu comme ayant statué sur la question du lien causal, puisqu’il énonce que « la décision de faire grève du 27 septembre 2010 […] est à l’origine de l’intégralité du dommage dont [la défenderesse] demande la réparation et que celui-ci était entièrement réalisé au moment où la grève a commencé le 28 septembre 2010 à 14 heures » et, plus loin dans ses motifs, indique à nouveau que « la décision fautive du 27 septembre 2010 est […] en lien causal avec le dommage vanté », et donc en décidant que tout ou partie du dommage allégué par la défenderesse était en relation causale avec la faute commise par les contrôleurs aériens, alors que ce point dépendait des résultats de la mesure d’expertise décidée en son principe par le premier juge, qui avait rouvert les débats sur ce point et auquel la cause est renvoyée, l’arrêt se prononce sur une partie du litige dont l’appréciation dépend des résultats de cette mesure d’expertise qu’il confirme. Il outrepasse ainsi les limites de l’effet dévolutif de l’appel telles qu’elles sont précisées par l’article 1068 du Code judiciaire (violation dudit article 1068, spécialement alinéa 2, du Code judiciaire).
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Aux termes de l’article 6, paragraphe 4, de la Charte sociale européenne révisée, en vue d'assurer l'exercice effectif du droit de négociation collective, les parties reconnaissent le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur.
En vertu de l’article G de la Charte, l'exercice effectif de ce droit de grève ne pourra faire l'objet de restrictions ou limitations non spécifiées dans les parties I et II, à l'exception de celles qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires, dans une société démocratique, pour garantir le respect des droits et des libertés d'autrui ou pour protéger l'ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes mœurs ; les restrictions apportées en vertu de la Charte aux droits et obligations reconnus dans celle-ci ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues.
L’annexe à la Charte, qui, en vertu de son article N, en fait partie intégrante, dispose, s’agissant de l’article 6, paragraphe 4, qu’il est entendu que chaque partie peut, en ce qui la concerne, réglementer l'exercice du droit de grève par la loi, pourvu que toute autre restriction éventuelle à ce droit puisse être justifiée aux termes de l'article G et, s’agissant de la partie III, qu’il est entendu que la Charte contient des engagements juridiques de caractère international dont l'application est soumise au seul contrôle visé par la Charte.
Il suit de ces dispositions que les travailleurs ont le droit de grève et que ce droit peut faire l’objet de restrictions.
La décision de faire la grève est susceptible de constituer une faute.
Cette faute est de nature à engager la responsabilité de l’employeur si les autres conditions de l’article 1384, alinéa 3, de l’ancien Code civil, auquel renvoie l’article 3 de la loi du 10 février 2003 relative à la responsabilité des et pour les membres du personnel au service des personnes publiques, sont réunies.
Le moyen, qui repose tout entier sur le soutènement que toute grève,
fût-elle fautive, constitue l’exercice d’un droit fondamental qui exclut le lien de subordination, manque en droit.
Sur le second moyen :
Quant aux deux branches réunies :
L’arrêt estime fautive la décision de faire la grève prise le 27 septembre 2010 par les contrôleurs aériens, relève que la défenderesse « souligne que son dommage était consommé avant le début effectif de la grève car, dès qu’elle a appris dans l’après-midi du 27 septembre qu’une grève était programmée pour le lendemain, elle a annulé tous les vols prévus entre le 28 septembre à 14 heures et le 29 septembre à 14 heures », « ce qui n’aurait pas été le cas si les règles du statut syndical, et plus particulièrement un préavis minimum de quinze jours de calendrier, avaient été observées », considère que la décision fautive de faire la grève « est à l’origine de l’intégralité du dommage dont [la défenderesse] demande la réparation, [qui] était entièrement réalisé au moment où la grève a commencé », vérifie que les contrôleurs aériens « étaient en service et se trouvaient sous l’autorité et la surveillance » de la demanderesse au moment de cette décision et que celle-ci « a été prise pendant les heures de travail et durant l’exercice des fonctions », et en déduit que la demanderesse doit répondre de cette faute.
Il considère par ailleurs que « les éléments avancés par [la défenderesse] rendent […] vraisemblable l’existence d’un dommage et [qu’] il n’y a pas lieu de considérer d’ores et déjà […] que, même en l’absence de faute […], le dommage [...] se serait produit de la même manière [ou qu’il] ne pourrait être valorisé », et confirme la mesure d’expertise décidée par le premier juge pour « cerner au mieux le dommage en relation causale avec la faute ».
Par ces énonciations, l’arrêt retient l’existence d’un lien de causalité entre la décision fautive de faire la grève et le principe d’un dommage, résultant de l’annulation des vols qui n’aurait pas eu lieu sans la faute, estime ce dommage vraisemblable et réserve à statuer sur son existence et son étendue.
Le moyen, qui, en chacune de ses branches, suppose tout entier que l’arrêt tient le dommage pour certain, manque en fait.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de six cent trois euros trente-trois centimes envers la partie demanderesse, y compris la somme de vingt euros au profit du fonds budgétaire relatif à l’aide juridique de deuxième ligne.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, les présidents de section Koen Mestdagh et Mireille Delange, les conseillers Antoine Lievens et Eric de Formanoir, et prononcé en audience publique du douze décembre deux mille vingt-deux par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Hugo Mormont, avec l’assistance du greffier Lutgarde Body.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C.18.0533.F
Date de la décision : 12/12/2022
Type d'affaire : Droit du travail - Droit civil - Droit européen

Analyses

Les travailleurs ont le droit de grève et ce droit peut faire l'objet de restrictions (1). (1) Voir les concl. du MP.

GREVE ET LOCK-OUT [notice1]

La décision de faire la grève est susceptible de constituer une faute (1). (1) Voir les concl. du MP.

GREVE ET LOCK-OUT [notice2]

La décision de faire la grève est susceptible de constituer une (1). (1) Voir les concl. du MP.

RESPONSABILITE HORS CONTRAT - FAIT - Faute [notice3]

La décision fautive de faire la grève est de nature à engager la responsabilité de l'employeur si les autres conditions de l'article 1384, alinéa 3, de l'ancien Code civil sont réunies (1). (1) Voir les concl. du MP.

RESPONSABILITE HORS CONTRAT - OBLIGATION DE REPARER - Maîtres. Préposés - UNION EUROPEENNE - DROIT MATERIEL - Principes [notice4]


Références :

[notice1]

Charte sociale européenne (révisée) - 03-05-1996 - Art. 6, § 4 - 52 / Lien DB Justel 19960503-52

[notice2]

Charte sociale européenne (révisée) - 03-05-1996 - Art. 6, § 4 - 52 / Lien DB Justel 19960503-52 ;

ancien Code Civil - 21-03-1804 - Art. 1382 et 1384, al. 3 - 30 / No pub 1804032150 ;

L. du 10 février 2003 relative à la responsabilité des et pour les membres du personnel au service des personnes publiques - 10-02-2003 - Art. 3 - 34 / No pub 2003002035

[notice3]

Charte sociale européenne (révisée) - 03-05-1996 - Art. 6, § 4 - 52 / Lien DB Justel 19960503-52 ;

ancien Code Civil - 21-03-1804 - Art. 1382 et 1384, al. 3 - 30 / No pub 1804032150 ;

L. du 10 février 2003 relative à la responsabilité des et pour les membres du personnel au service des personnes publiques - 10-02-2003 - Art. 3 - 34 / No pub 2003002035

[notice4]

Charte sociale européenne (révisée) - 03-05-1996 - Art. 6, § 4 - 52 / Lien DB Justel 19960503-52 ;

ancien Code Civil - 21-03-1804 - Art. 1382 et 1384, al. 3 - 30 / No pub 1804032150 ;

L. du 10 février 2003 relative à la responsabilité des et pour les membres du personnel au service des personnes publiques - 10-02-2003 - Art. 3 - 34 / No pub 2003002035


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2022-12-12;c.18.0533.f ?

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