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24/11/2022 | BELGIQUE | N°C.21.0447.F

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 24 novembre 2022, C.21.0447.F


N° C.21.0447.F
G. G.,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile,
contre
P. C.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Paul Lefèbvre, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 480, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 28 janvier 2021 par la cour dâ€

™appel de Liège.
Le 2 novembre 2022, le procureur général André Henkes a déposé des conclusions au ...

N° C.21.0447.F
G. G.,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile,
contre
P. C.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Paul Lefèbvre, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 480, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 28 janvier 2021 par la cour d’appel de Liège.
Le 2 novembre 2022, le procureur général André Henkes a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Christian Storck a fait rapport et le procureur général André Henkes a été entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
Le demandeur présente deux moyens libellés dans les termes suivants :
Premier moyen
Dispositions légales violées
- article 58 de la Constitution ;
- articles 10 et 53 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955.
Décisions et motifs critiqués
L’arrêt dit recevable et fondée la demande du défendeur en tant qu’elle repose sur les trois premiers faits reprochés au demandeur et le condamne de ce chef à un euro au titre de dommage moral. Il fonde cette décision sur les considérations suivantes :
« Quant aux principes applicables
L’action diligentée par [le défendeur] constitue une action en responsabilité dirigée contre un membre de la Chambre des représentants à titre personnel ;
[Le demandeur] persiste à conclure à l'irrecevabilité dans son ensemble de cette action sur la base de l'article 58 de la Constitution, aux termes duquel aucun membre de l'une ou l'autre chambre ne peut être poursuivi ou recherché à l'occasion des opinions et votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions ;
L'immunité parlementaire prévue par cet article est une règle d'ordre public qui ‘poursuit la protection de la liberté d'expression au sein du Parlement et le maintien de la séparation des pouvoirs entre le législateur et le juge’ (Cass., 1er juin 2006, J.T., 2006, 462) ;
Les premiers juges ont, au terme d'une motivation particulièrement fouillée et méticuleuse à laquelle la cour [d’appel] renvoie expressément sans qu'il soit nécessaire de la paraphraser, procédé à l'examen des conditions d'application et des effets de l'article 58 de la Constitution ;
Se fondant sur la doctrine et la jurisprudence belges, ils ont considéré à bon droit que la protection prévue par l'article 58 de la Constitution ne vise ‘pas seulement les déclarations orales des parlementaires mais aussi leurs écrits’ ; qu'elle ‘a pour objet tous les travaux parlementaires, et donc également ceux d'une commission d'enquête parlementaire’ [...], et qu'elle couvre en réalité ‘tous les actes accomplis par un membre d'une assemblée dans l'exercice de ses fonctions’ […] ;
Aucune des parties ne remet en cause ces principes ;
Après avoir constaté que les termes ‘dans l'exercice de ses fonctions’ faisaient l'objet d'opinions divergentes ou évolutives, les premiers juges se sont attachés à déterminer l'objet actuel de la ‘fonction parlementaire’ ;
Pour ce faire, ils se sont référés à des éléments de droit comparé et à la jurisprudence des juridictions supranationales (Cour de justice de l'Union européenne et Cour européenne des droits de l'homme) et, au terme de leur analyse, ont considéré que l'article 58 de la Constitution doit faire l'objet d'une interprétation ‘finaliste et évolutive’ […] correspondant au rôle exercé par un parlementaire en l'état actuel de la démocratie belge et que la circonstance que les opinions sont émises dans l'enceinte du Parlement ou à l'extérieur de celui-ci constitue un critère de rattachement aux fonctions parlementaires qui n'est cependant ni exclusif ni suffisant, le lien devant unir une opinion à la fonction parlementaire dépendant davantage de la nature et du contenu de cette opinion que du lieu où la déclaration a été effectuée ;
In fine de son analyse, le tribunal a indiqué faire ‘sienne l'excellente opinion développée par l'avocat général Poiares Maduro précédant l'arrêt Marra de la Cour de justice de l'Union européenne’ […] et a considéré qu’‘il y a lieu d'entendre par « opinions émises dans l'exercice des fonctions » parlementaires, au sens de l'article 58 de la Constitution, les opinions formulées par un parlementaire sur des problèmes d'intérêt général ou politique, qu'elles soient émises dans l'enceinte du Parlement ou à l'extérieur de celui-ci, à l'exception des allégations de fait concernant une personne ou [s’inscrivant] dans le cadre de contentieux privés sans rapport avec des questions de portée générale ou relevant du débat politique’ ;
Se penchant sur les effets de l'article 58 de la Constitution, les premiers juges, se fondant sur une doctrine récente […] et sur plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme […], ont considéré à bon droit que la protection offerte aux parlementaires n'est, contrairement à ce qui était considéré auparavant, pas absolue et est ‘susceptible de faire l'objet de restrictions lorsqu'elle entre en conflit avec des garanties offertes par des normes de valeur supérieure à la Constitution (traités internationaux)’ ;
À nouveau, les parties n'émettent aucune critique quelconque quant à l'interprétation judicieuse de l'article 58 de la Constitution par les premiers juges, que la cour [d’appel] fait sienne ;
[Le défendeur] déclare ainsi expressément ‘souscrire sans restriction à l'énoncé des principes juridiques tels qu'il est rappelé et proposé par le tribunal’, critiquant exclusivement l'application que les premiers juges en ont faite ;
Applications des principes au cas d'espèce
[Le défendeur] semble soutenir en termes de conclusions que l'irresponsabilité dont se prévaut [le demandeur] n'aurait pas lieu d'être en l'espèce, arguant en substance que ses différentes interventions et déclarations avant la mise sur pied de la commission d'enquête parlementaire et ensuite dans le décours des travaux de celle-ci ne peuvent être considérées comme ayant été faites dans le cadre de son mandat parlementaire, dès lors qu'elles relèvent à son estime d'une stratégie politique personnelle ou au service de son parti (Ecolo-Groen) […], son but étant de déstabiliser le Mouvement réformateur et de mettre le gouvernement fédéral en difficulté ;
Selon lui, le fait que [le demandeur] avait été à l'époque impliqué dans le processus d'élaboration de la loi controversée du 14 avril 2011, qui était le résultat d'un compromis, induit qu'il savait nécessairement inexactes et non fondées les révélations contenues dans l'article du ‘Canard enchaîné’ relatives à des pressions françaises ayant pu être exercées sur le processus législatif à l'intervention de personnalités du Mouvement réformateur ;
Il ne peut être suivi ;
Ses allégations […] ne reposent sur aucun élément probant concret ;
Il ressort du contenu des différentes interpellations formulées par [le demandeur] à l'endroit du premier ministre et du ministre de la Justice avant la mise sur pied de la commission d’enquête parlementaire que, outre les révélations particulièrement graves figurant dans l'article du ‘Canard enchaîné’ qui, si elles étaient avérées, relèveraient assurément d'un débat d'intérêt général relatif à la souveraineté de la Belgique, plusieurs éléments interpellants […] ont par la suite été révélés par la voie des médias – tels que notamment l'existence d'une note datée du 28 juin 2011 du préfet … destinée au ministre de l'Intérieur français de l'époque, rendue publique par différents médias, et décrivant le travail de lobbying qui aurait été effectué par les autorités françaises pour faire passer la loi sur la transaction pénale élargie ; l’information révélée par ‘Le Soir’ du 5 novembre 2016 faisant état d'une démarche d'un ancien président du Sénat au domicile personnel du ministre de la Justice de l'époque pour obtenir le vote d'une loi de circonstance au profit de son client, démarche téléguidée par le président de la République française, et l’application dans le cadre du dossier dit [du défendeur] du principe de la transaction pénale dans sa version la plus large avant l'entrée en vigueur de la loi correctrice, nonobstant l’instruction donnée au collège des procureurs généraux de retarder l'application des transactions jusqu'à la publication de ladite loi –, à propos desquels [le demandeur] a sollicité des éclaircissements ;
Outre ses compétences en matière législative et budgétaire, le Parlement exerce une fonction de contrôle sur l'action du gouvernement, notamment au travers de son droit d'enquête […] ;
Par ses interventions et déclarations, et sous réserve de ce qui sera dit
ci-après, [le demandeur] n'a pas fait autre chose que procéder au contrôle politique, faisant partie de la fonction parlementaire, au sujet de faits graves dénoncés par plusieurs médias afin notamment de déterminer si des responsabilités politiques étaient susceptibles d'être mises en cause ;
[Le défendeur] reconnaissait du reste expressément dans ses conclusions prises en première instance que [le demandeur] ‘était fondé à poser des questions sur les circonstances dans lesquelles la transaction pénale a été conclue et ensuite validée’ ;
Pour le surplus, [le défendeur] indique expressément, dans ses conclusions de synthèse d'appel, qu'il ‘ne reproche [au demandeur] ni d'interroger les membres du gouvernement pour qu'ils rendent compte de leur action au Parlement, ni d'être l'auteur d'une proposition visant à instituer une commission d'enquête parlementaire, ni de participer à cette commission ; ni enfin de rendre compte de son travail d'interpellation parlementaire et de son travail d'enquête’ ;
Alors que les premiers juges déploraient qu’il reproche [au demandeur] une attitude globale, qualifiée de ‘partisane’ ou de ‘partiale’, sans énoncer de faits précis, identifiés dans le temps et dans l'espace sur la base de pièces probantes, sur lesquels il fondait sa demande, [le défendeur] a veillé à combler cette lacune dans le cadre de la procédure d'appel ;
En effet, et contrairement à ce que soutient [le demandeur], [le défendeur], en ses conclusions d'appel, circonscrit le débat en énumérant précisément quatre faits situés dans le temps et reposant sur des pièces probantes, à titre de griefs sur la base desquels il déclare exclusivement fonder à ce stade son action ;
[Le demandeur] n'est en conséquence plus fondé à soutenir qu'il lui est impossible de se défendre valablement ;
Il convient d'examiner ces faits précis afin de déterminer si les propos émis par [le demandeur] dans le cadre de ceux-ci sont ou non couverts par l'irresponsabilité parlementaire ;
Fait 1
Le 16 novembre 2016, ‘La Libre Belgique’ publie un article intitulé ‘… : la transaction pénale avec [le défendeur] serait illégale’, dans lequel est relatée une interview [du demandeur] au cours de laquelle sont repris les propos suivants : ‘Il s'agit d'une affaire d'État. Quelqu'un, grâce à ses richesses, a influencé les trois pouvoirs de notre pays : le législatif, qui s'est empressé de modifier la législation ; l'exécutif (le « Kern »), qui a donné son feu vert, et le judiciaire, qui a rendu une décision illégale’ ;
C'est vainement que [le demandeur] dénie avoir tenu les propos rapportés ;
En effet, il résulte de la lecture de l'entièreté de l'article que [le demandeur] était la seule personne à être interviewée par le journaliste, tandis que les propos querellés sont mis entre guillemets, ce qui témoigne à suffisance qu’il en est bien l'auteur ;
Fait 2
Dans un article paru dans ‘Le Vif L'Express’ du 18 novembre 2016, intitulé ‘Tous pressés par les …’, sont répercutés le même type de propos tenus par [le demandeur] : ‘Un milliardaire s'est montré suffisamment puissant pour influencer les trois pouvoirs en Belgique. Le … dépasse, à l'évidence, le seul cas [de l’ancien président du Sénat]. Attendre que la justice ait terminé son boulot pour lancer la commission d'enquête, c'est se moquer du monde’ ;
Fait 3
Le 30 janvier 2017, ‘Plus Magazine’ publie sous le titre ‘… : un policier de ... a bien rédigé un rapport négatif sur [le défendeur] en 1996’, le journaliste écrit ce qui suit : ‘[ Le demandeur] (Ecolo), vice-président de la commission …, a été contacté par le policier S. Après que nous l'avons eu retrouvé, nous avons demandé au député ce qu'il pensait des déclarations de cet agent : - Quelle est votre réaction au témoignage de ce policier de ... ? « [...] Il est très grave qu'un dossier ou des dossiers de naturalisation aient été ainsi manipulés par un ou des membres de la police de ..., sans doute sous la pression du bourgmestre de l'époque […]. Ce qui s'est passé au moment de leur naturalisation montre la capacité d'influence et de corruption du trio … sur des organes essentiels en démocratie comme la police locale, la sûreté de l'État et le Parlement » ; - Comment peut-on expliquer que personne n'ait réagi depuis lors ? « C'est une vraie question. La sûreté de l'État connaissait les relations du trio avec la mafia russe mais n'a rien fait. La justice était informée également mais n'a entamé aucune démarche de retrait de la nationalité belge des trois …, malgré les indications très claires dont elle disposait »’ ;
Certes, [le défendeur] n'est pas nommément désigné dans les propos ainsi tenus par [le demandeur] ;
Cependant, leur lien avec sa personne n'est pas douteux, le nom [du défendeur] apparaissant dans les titres des articles de ‘La Libre Belgique’ et de ‘Plus Magazine’ ainsi que dans le sous-titre de l'article du ‘Vif L'Express’ ;
Par ses propos, [le demandeur] accuse clairement [le défendeur] d'avoir utilisé sa puissance financière dans un but de corruption des trois pouvoirs de l'État belge ou encore d’organes essentiels dans un pays démocratique ;
Il s'agit d'une allégation de fait à caractère pénal dont la matérialité peut se prouver ;
Or, dans ses conclusions présentées le 26 juin 2008, dans les deux affaires Marra, C-200/07 et C-201/07, auxquelles se sont référés les premiers juges et les parties en les approuvant, l'avocat général Poiares Maduro a, de manière claire et non ambiguë, exclu que puisse être invoqué le privilège de l'irresponsabilité des parlementaires dans le cadre de telles allégations concernant des personnes ;
C'est vainement que [le demandeur], citant exclusivement le dernier paragraphe des conclusions de l'avocat général, soutient que cette exclusion ne concernerait que des allégations de fait à caractère pénal qui sont sans rapport avec des problèmes de portée générale ou qui ne relèvent pas du débat public d'intérêt général ;
Il ressort d'une lecture plus complète des conclusions de l'avocat général Maduro, qui ont été établies dans le cadre d'une affaire où un membre du Parlement européen invoquait son immunité pour des propos jugés diffamatoires à l'encontre d'une personne dans un tract diffusé publiquement, que les termes ‘sans rapport avec des problèmes de portée générale ou relevant du débat politique’ concernent non les allégations de fait concernant une personne mais les allégations proférées dans le cadre de problèmes privés ;
Ainsi, l'avocat général s'exprime comme suit :
‘37. La règle selon laquelle l'article 9 du protocole [du 8 avril 1965 sur les privilèges et immunités des Communautés européennes] appelle une interprétation large et offre une large protection aux membres du Parlement européen est soumise à deux conditions. Premièrement, l'opinion en cause dans une affaire donnée doit porter sur un sujet qui présente un réel intérêt général. Alors qu'une déclaration sur un problème d'intérêt général sera couverte par l'irresponsabilité garantie par ledit article 9, indépendamment de la question de savoir si elle a été faite à l'intérieur ou à l'extérieur de l'enceinte du Parlement, ce privilège ne saurait être invoqué par un membre du Parlement européen dans le cadre de litiges ou de conflits avec d'autres particuliers, les concernant personnellement, mais dépourvus de signification pour le public en général. La Cour européenne des droits de l'homme a adopté un point de vue analogue, s'agissant du niveau de protection dont bénéficient différents types de discours. Bien qu'elle rentre dans le champ d'application du droit à la liberté d'expression, une déclaration qui ne contribue pas à un débat d'intérêt général ne bénéficiera pas du très haut degré de protection dont bénéficient un discours politique et un discours sur d'autres problèmes d'intérêt général. J'entends être clair à cet égard, la question de savoir si une déclaration contribue ou non au débat public doit trouver une réponse en fonction, non du style, de la précision ou de la correction de ladite déclaration, mais de la nature du sujet. Même une déclaration offensante ou inexacte peut, le cas échéant, être protégée si elle est liée à l'expression d'un point de vue particulier dans la discussion d'un sujet d'intérêt général. Ce n'est pas le rôle des juridictions de substituer leur propre appréciation à celle du public pour juger la correction et l'exactitude de déclarations politiques.
38. Ensuite, il convient de faire une distinction entre des allégations de fait concernant certaines personnes et des opinions ou des jugements de valeur. Comme l'a jugé la Cour européenne des droits de l'homme, « si la matérialité des premiers [les faits] peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Pour les jugements de valeur, cette exigence est irréalisable et porte atteinte à la liberté d'opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l'article 10 ». Si un membre du Parlement européen porte un jugement de valeur sur un sujet d'importance générale, il devrait en principe pouvoir se prévaloir de l'irresponsabilité, même si ses propos ont été jugés offensants ou dérangeants par certains.
Toutefois, l'article 9 du protocole, qui fait expressément référence à des « opinions », ne couvre pas les déclarations faites par un membre du Parlement européen qui contiennent des allégations de fait contre d'autres personnes. Par exemple, dire que quelqu'un est incompétent et doit démissionner est une forme de critique qui, bien qu'elle puisse être blessante pour la personne concernée, constitue l'expression d'une opinion et relève du champ d'application de l'article 9 du protocole. De la même manière, des déclarations qui ne visent pas des individus précis mais concernent au contraire une institution dans son ensemble devraient bénéficier d'une large protection.
Sans vouloir aborder les questions de fait relatives à la présente affaire, il me semble qu'il y a une différence pertinente entre les déclarations visant différents juges et des déclarations concernant le système judiciaire en général. Ce dernier est un aspect important de la vie publique qu'il est certainement pertinent d'aborder en termes de débat politique. Au contraire, dire que quelqu'un, qu'il s'agisse d'un juge ou de n'importe qui d'autre, a détourné des fonds publics ou est corrompu est une allégation de fait et la personne qui a fait l'objet d'une telle accusation doit pouvoir saisir une juridiction pour tenter de se disculper, et il doit être exigé de la personne qui a porté lesdites accusations qu'elle prouve leur véracité, même s'il s'agit d'un parlementaire.
39. La distinction entre une déclaration comportant une critique générale et une allégation de fait contre un individu donné était au cœur de l'arrêt rendu par la Cour de Strasbourg dans l'affaire Patrono, Cascini et Stefanelli c/ Italie auquel la Corte suprema di cassazione fait référence dans la décision de renvoi. Cette affaire concernait des déclarations faites par deux députés à l'encontre de certains juges en relation avec la conduite professionnelle de ces derniers, alors qu'ils travaillaient au bureau législatif du ministère de la Justice. La Cour de Strasbourg a souligné que les députés en cause n'avaient pas exprimé des opinions politiques générales sur les relations entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif mais avaient imputé aux juges requérants des actes précis témoignant d'une conduite fautive et suggéré qu'ils étaient pénalement responsables. Il est clair que la Cour a également tenu compte du fait que les déclarations en cause avaient été faites au cours d'une conférence de presse et non devant l'assemblée parlementaire, mais cette considération est secondaire. La Cour de Strasbourg n'a jamais jugé qu'une déclaration ne relevait pas de l'immunité parlementaire au seul motif qu'elle avait été faite à l'extérieur des locaux du Parlement.
40. Pour conclure, l'article 9 du protocole qui garantit aux membres du Parlement européen l'irresponsabilité en raison des opinions exprimés par eux dans l'exercice de leurs fonctions devrait faire l'objet d'une interprétation extensive. Cela vaut pour des déclarations de fait comme pour des jugements de valeur sur des problèmes d'intérêt général ou politique, qu'ils soient émis dans l'enceinte du Parlement ou à l'extérieur de celui-ci. Un tel privilège inclut des déclarations susceptibles de heurter ou d'offenser le public dans son ensemble ou un individu donné que ces déclarations peuvent concerner directement ou indirectement. Il ne peut, en revanche, être invoqué en relation avec des allégations de fait concernant une personne ou dans le cadre de problèmes privés sans rapport avec des problèmes de portée générale ou relevant du débat politique’ ;
Il résulte sans ambiguïté de cet extrait des conclusions que ce qui était visé par l'avocat général Maduro comme n'étant pas couvertes par le privilège parlementaire sont, d'une part, les allégations de fait concernant une personne, d'autre part, les allégations de fait dans le cadre de problèmes privés sans rapport avec des problèmes de portée générale ou relevant du débat ;
En l'espèce, il n'est aucunement soutenu que les propos précités tenus par [le demandeur] et relatés dans les médias seraient relatifs à un litige ou à un conflit l'opposant [au défendeur] ;
[Le demandeur] dénie expressément à cet égard être ‘animé d'un quelconque ressentiment personnel à l'encontre [du défendeur], qu'il n'a jamais rencontré et qu'il ne connaît pas’ ;
Ces propos relèvent en conséquence de la catégorie des ‘allégations de fait concernant une personne’ et ne sont en conséquence pas couverts par le privilège de l'irresponsabilité instauré par l'article 58 de la Constitution, nonobstant le fait qu'ils ont été tenus dans le cadre d'un débat général relatif à la souveraineté de la Belgique, au fonctionnement de ses institutions et aux règles de bonne gouvernance ;
L'action [du défendeur] sera en conséquence déclarée recevable en ce qu'elle porte sur les propos précités relatés sous les faits 1, 2 et 3 ;
Fait 4
[Le défendeur] reproche [au demandeur] d'avoir tenu à la R.T.B.F. Info le 5 janvier 2017 les propos suivants : ‘On sait qu'il y a des montants versés sur des comptes, notamment le paiement des avocats, des lobbyistes, [l’ancien président du Sénat], et on apprend maintenant que de l'argent, cinq millions d'euros en cash, a circulé entre la Suisse et la France. À qui cela a-t-il bénéficié ? J'espère que c'est bien aussi l'objet de l'enquête policière et judiciaire en cours en Belgique. L'enquête parlementaire devra aussi s'y intéresser’. À la question : ‘Cet argent a-t-il pu servir à rétribuer des personnes en Belgique ?’, [le demandeur] a indiqué : ‘Manifestement, il y a dans ce dossier une pratique de rétrocommissions, de blanchiment d'argent vers certains interlocuteurs. Y en a-t-il eu aussi ici ? On peut le soupçonner parce que c'est la pratique habituelle’ ;
La cour [d’appel] estime que ces propos, émis sous forme de questionnement et de soupçons, correspondent à des opinions constitutives d'appréciations subjectives […] émises dans le prolongement direct et immédiat du débat d'intérêt public ayant à cette époque lieu au sein de la commission d'enquête chargée notamment d'enquêter sur les circonstances ayant conduit à l'adoption et à l'application de la loi du 14 avril 2011 portant des dispositions diverses en ce qui concerne la transaction pénale ;
Comme déjà mentionné ci-avant, il n'est nullement établi que l'objet des interventions [du demandeur], et singulièrement celle qui est dénoncée au niveau du quatrième fait, aurait été autre que le bon fonctionnement des institutions nationales et le rôle de certains mandataires publics ;
Aussi dérangeants que ces propos aient pu être [pour le défendeur], les conséquences qu'il a subies sont proportionnées aux intérêts qu'entend sauvegarder l'article 58 de la Constitution ;
La demande [du défendeur], en ce qu'elle a trait aux opinions émises par [le demandeur] dans le cadre de ce quatrième fait, est en conséquence irrecevable ».
Griefs
1. Aux termes de l'article 58 de la Constitution, aucun membre de l'une ou l'autre chambre ne peut être poursuivi ou recherché à l'occasion des opinions et des votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions.
Cette disposition poursuit un but légitime : la protection de la liberté d'expression des élus de la Nation et le maintien de la séparation des pouvoirs entre le législateur et le juge. Elle s'oppose à ce que le juge puisse apprécier si une opinion d'un parlementaire exprimée dans le cadre de ses fonctions constitue une faute susceptible d'engager sa responsabilité ou celle de l'État fédéral.
2. Il résulte de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, tel qu'il est interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, que la liberté d'expression est particulièrement précieuse dans une société démocratique pour un élu du peuple, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts, en sorte que les ingérences dans la liberté d'expression d'un parlementaire, spécialement de l'opposition, doivent être restreintes de la manière la plus stricte chaque fois qu'il dénonce des dysfonctionnements des institutions, fût-ce à l'occasion d'une affaire particulière mettant en cause des personnes ou des entreprises identifiées ou identifiables, a fortiori lorsque cette affaire a été rendue publique par la presse.
3. Enfin, aux termes de l'article 53 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, aucune des dispositions de cette convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformes aux lois de toute partie contractante ou à toute convention à laquelle cette partie contractante est partie.
4. Il s'ensuit que l'article 58 de la Constitution, qui poursuit un but conforme aux principes qui sous-tendent la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, s'oppose à ce qu'un membre de la Chambre des représentants puisse faire l'objet d'une action en responsabilité devant les cours et tribunaux de l'ordre judiciaire en raison de propos de celui-ci tenus tant dans l'enceinte du Parlement que dans les médias et dénonçant des dysfonctionnements des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, qui ont été révélés par la presse à l'occasion d'une affaire mettant en cause, expressément ou implicitement, une personne ou une entreprise déterminée, suspectée d'avoir usé de son influence aux fins d'obtenir des avantages des autorités publiques et de s'être livrée à d'autres actes répréhensibles.
5. En considérant, dès lors, que la demande de dommages-intérêts introduite par le défendeur contre le demandeur était recevable aux motifs que, si le défendeur n'était pas nommément désigné dans les propos du demandeur, leur lien avec sa personne n'était pas douteux et que ces propos relèvent « de la catégorie des 'allégations de fait concernant une personne' et ne sont en conséquence pas couvertes par le privilège de l'irresponsabilité instauré par l'article 58 de la Constitution, nonobstant le fait qu'ils ont été tenus dans le cadre d'un débat général relatif à la souveraineté de la Belgique, au fonctionnement de ses institutions et aux règles de bonne gouvernance », l'arrêt viole l'article 58 de la Constitution et les autres dispositions visées au moyen.
Second moyen (subsidiaire)
Dispositions légales violées
- article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955 ;
- articles 1382 et 1383 de l'ancien Code civil.
Décisions et motifs critiqués
1. L'arrêt dit fondée la demande du défendeur en tant qu'elle repose sur les trois premiers faits reprochés au demandeur et le condamne de ce chef à un euro au titre de dommage moral.
2. Au soutien de sa décision, il constate préalablement que, le 3 octobre 2012, « le ‘Canard enchaîné’ a publié un article sous le titre ‘Quand … faisait la loi en Belgique’ selon lequel, en substance, l'adoption de la loi belge du
14 avril 2011 étendant le champ d'application de la transaction pénale aurait été accélérée au Parlement belge à la demande du président … pour servir les intérêts économiques de la France ; qu’en effet, selon cet article, le président du … aurait conditionné la passation d'un important marché avec une société aéronautique française au fait que … lui rende ‘un service personnel’ consistant à sortir du ‘pétrin judiciaire trois puissants hommes d'affaires du cru, qui sont ses copains’, parmi lesquels figure [le défendeur] » ; qu'à la suite de cet article, le demandeur a, à plusieurs reprises, interpellé à la Chambre « le premier ministre et le ministre de la Justice sur l'existence et l'état d'avancement d'une enquête en vue d'établir la clarté sur les faits qui y étaient dénoncés, lesquels étaient selon lui d'une gravité peu commune et relevaient d'une affaire d'État » ; qu'avec six autres députés fédéraux, le demandeur avait déposé une proposition visant à instituer une commission d'enquête parlementaire à propos de cette affaire ; que cette proposition a été adoptée par la Chambre le 1er décembre 2016 et que « l'article 1er, paragraphe 1er, du texte instituant la commission d'enquête parlementaire est libellée comme suit : il est institué une commission d'enquête parlementaire chargée d'enquêter sur les circonstances ayant conduit à l'adoption et à l'application de la loi du 14 avril 2011 portant des dispositions diverses en ce qui concerne la transaction pénale ; que la commission d'enquête est également chargée d'examiner l'application par le ministère public de l'article 216bis du Code d'instruction criminelle, notamment tel qu’il a été modifié par la loi du 14 avril 2011, à partir de l'entrée en vigueur de cette loi jusqu'au 20 août 2011 ; qu’enfin, la commission d'enquête est chargée d'examiner la façon dont [le défendeur] et [un tiers] ont obtenu la nationalité belge », et que le demandeur a été membre de cette commission d'enquête et s'est, à de nombreuses reprises, exprimé, notamment par la voie de la presse, au sujet de cette affaire communément appelée « … » ou encore « [du nom du défendeur] ».
L’arrêt constate encore, dans les termes reproduits par le premier moyen, les trois faits numérotés de 1 à 3 que le défendeur reproche au demandeur et au sujet duquel sa demande est jugée recevable.
Il relève aussi que le défendeur « n’est pas nommément désigné dans les propos ainsi tenus par [le demandeur] ».
L’arrêt constate enfin que les propos tenus par le demandeur ne résultaient pas d’une querelle qu’il aurait eue avec le défendeur, qu’ils n’étaient pas l’expression d’une animosité particulière à son égard et s’inscrivaient « dans le cadre d’un débat général relatif à la souveraineté de la Belgique, au fonctionnement de ses institutions et aux règles de bonne gouvernance ».
3. L'arrêt considère cependant, quant au « fondement de la demande [du défendeur] », que
« [Le défendeur] fonde sa demande sur les articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil ;
En application de ces articles et conformément aux articles 8.4 du Code civil (article 1315 de l’ancien Code civil) et 870 du Code judiciaire, il lui incombe de démontrer que [le demandeur] a adopté un comportement fautif ou imprudent et que lui-même a subi un préjudice en relation causale avec ce comportement ;
La faute au sens de l'article 1382 de l’ancien Code civil consiste, soit en la violation d'une norme de droit, soit, en l'absence de règles spécifiques, en la transgression d'une obligation générale de prudence s'imposant à tous ;
[Le défendeur] invoque, à titre principal, la violation de normes de droit, dont le droit à l'honneur et à la réputation ; le droit à l'honneur et à la réputation est reconnu comme étant une composante intrinsèque du droit au respect de la vie privée et familiale tel qu’il est garanti par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, norme ayant des effets directs dans l'ordre juridique belge ;
Par ailleurs, la protection de la réputation et des droits d'autrui est une des finalités explicitement prévues par l'article 10, § 2, de cette convention, qui garantit la liberté d'expression (également consacrée par l'article 19 de la Constitution), pour fonder une ingérence dans cette liberté ;
Contrairement à ce que soutient [le demandeur], par les propos qu'il a tenus à trois reprises et qui sont libellés sous les faits 1, 2 et 3 épinglés ci-avant, il ne s'est pas contenté d'exprimer des soupçons et de poser des questions dans le cadre du droit d'enquête dont il bénéficie en sa qualité de parlementaire mais a accusé sans ambiguïté [le défendeur] de faits de corruption active, constitutifs d'infraction pénale ;
Ce faisant, [le demandeur] a incontestablement porté atteinte à l'honneur et à la réputation [du défendeur] et a adopté un comportement fautif ;
La circonstance, épinglée par [le demandeur], que ses propos auraient été étayés par des témoignages de personnes ayant été entendues par la commission d'enquête parlementaire est [dénuée de pertinence] ;
Elle l'est d'autant plus que deux des trois propos litigieux ont été tenus par [le demandeur] alors que la commission d'enquête n'avait pas encore été mise sur pied ;
De même, le fait que [le demandeur] était un élu de l'opposition qui, comme tel, ne disposait pas des mêmes moyens d'action qu'un parlementaire de la majorité pour influencer le fonctionnement de l'assemblée parlementaire ne l'autorisait pas à faire un usage abusif de sa liberté d'expression en portant publiquement des accusations graves et précises à caractère pénal à l'encontre d'un citoyen et ce, quelle que soit la réputation de celui-ci ;
[Le demandeur] soutient à bon droit que [le défendeur] n'établit pas l'existence d'un dommage matériel en relation causale avec son comportement fautif ;
[Le défendeur] ne produit aucune pièce probante de nature à établir ne fût-ce qu'une vraisemblance de la réalité d'une atteinte à son patrimoine ;
Ce poste de la réclamation sera en conséquence rejeté ;
Il ne peut par contre être sérieusement contesté que la faute imputée [au demandeur] a engendré un dommage moral pour [le défendeur] ;
[Le demandeur] ne peut être suivi lorsqu'il prétend à l’absence d'un tel dommage en raison du fait que la réputation [du défendeur] avait déjà été largement atteinte dans les années nonante et au début des années deux mille, dès lors qu'il avait été cité dans les médias dans le cadre de l'instruction judiciaire ouverte à sa charge ;
Les accusations litigieuses portées par [le demandeur] sont distinctes des infractions pour lesquelles une instruction avait été ouverte à charge [du défendeur] et ont été de manière hautement vraisemblable de nature à influencer encore plus négativement et de manière plus définitive l'opinion publique à son égard, de sorte que le dommage moral dont il se prévaut est en lien causal nécessaire avec le comportement fautif retenu à charge [du demandeur] ;
La somme d’un euro réclamée par [le défendeur] à titre de dommage moral lui sera en conséquence allouée ».
Griefs
1. D'une part, il résulte de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, tel qu'il est interprété par la Cour européenne des droits de l'homme, que la liberté d'expression est particulièrement précieuse dans une société démocratique pour un élu du peuple, qui représente les électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts, en sorte que les ingérences dans la liberté d'expression d'un parlementaire, spécialement de l'opposition, doivent être restreintes de la manière la plus stricte chaque fois qu'il dénonce des dysfonctionnements des institutions, fût-ce à l'occasion d'une affaire déterminée mettant en cause des personnes identifiées ou identifiables, a fortiori lorsque cette affaire a été rendue publique par la presse.
2. D'autre part, constitue une faute au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil toute violation d'une disposition légale imposant ou interdisant un comportement déterminé ainsi que tout manquement à la norme générale de prudence.
Manque à la norme générale de prudence celui qui s'écarte d'un des comportements qu'aurait pu adopter une personne normalement diligente et prudente de même qualité placée dans les mêmes circonstances.
3. Il résulte de la combinaison de ces principes que, pour apprécier si un membre de la Chambre des représentants a commis une faute à l'occasion de propos, par hypothèse non couverts par l'article 58 de la Constitution, tenus au sujet d'une affaire déterminée mettant en cause une personne ou une entreprise identifiée ou identifiable à laquelle sont imputés des actes répréhensibles, ceci non par inimitié ou intention méchante, mais aux fins de dénoncer des dysfonctionnements institutionnels touchant les pouvoirs législatif, exécutif ou judiciaire, il convient de comparer le comportement de ce parlementaire avec les comportements qu'aurait pu adopter un parlementaire normalement diligent et prudent placé dans les mêmes circonstances, eu égard à la liberté d'expression renforcée dont il doit disposer en vertu de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, tel qu'il est interprété par la Cour européenne des droits de l'homme.
4. Ayant rappelé que la cause trouvait son origine dans un article du « Canard enchaîné » du 3 octobre 2012 qui dénonçait des pressions du président … sur divers milieux politiques belges aux fins que cessent les poursuites dirigées notamment contre le défendeur, que le demandeur avait à cet égard interpellé à plusieurs reprises le premier ministre et le ministre de la Justice, qu'il avait demandé avec d'autres députés fédéraux la création d'une commission d'enquête parlementaire, que celle-ci avait été créée et que le demandeur en faisait partie, que l'affaire ayant donné lieu à sa constitution était communément appelée « … » ou encore [du nom du défendeur], que c'était dans ce contexte que les trois faits qu'il relève étaient reprochés [au demandeur], et ayant d’ailleurs admis que les propos tenus par [celui-ci] n'avaient pas été tenus en raison d'un ressentiment de ce dernier à l'égard du défendeur mais « dans le cadre d'un débat général relatif à la souveraineté de la Belgique, au fonctionnement de ses institutions et aux règles de bonne gouvernance », l'arrêt n'a pu légalement considérer que les propos du demandeur relatés dans les trois faits qu'il retient sont constitutifs de fautes au motif que la protection de la réputation et des droits d'autrui est une des finalités prévues par l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui garantit la liberté d'expression, que le demandeur a porté atteinte à l'honneur et à la réputation du défendeur et qu'il importe peu, et que ces propos auraient été confirmés par des témoignages de personnes entendues par la commission d'enquête, et que le demandeur fût à l'époque un élu de l'opposition.
Ce faisant, en effet, l'arrêt viole les articles 1382 et 1383 du Code civil et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en refusant de tenir compte de la qualité de député de l'opposition du demandeur pour apprécier, dans le contexte d'une affaire médiatisée qui a donné naissance à un débat d'intérêt général à propos d'une affaire particulière, si le demandeur s'est écarté d'un des comportements qu'aurait pu adopter un parlementaire raisonnable et prudent de l'opposition placé dans les mêmes circonstances.
L'arrêt n'est, dès lors, pas légalement justifié (violation de toutes les dispositions légales visées au moyen).
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Aux termes de l’article 58 de la Constitution, aucun membre de l’une ou de l’autre chambre ne peut être poursuivi ou recherché à l’occasion des opinions et votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions.
Il suit du texte même de cette disposition qu’elle ne couvre que les opinions exprimées ou les discours prononcés par un parlementaire dans l’exercice de ses fonctions.
Si celui-ci réaffirme ces opinions ou réitère ces discours dans les médias, sa responsabilité redevient entière.
Le moyen, qui repose sur le soutènement que l’irresponsabilité parlementaire prévue à l’article 58 de la Constitution s’étend aux opinions émises par un membre d’une chambre dans les médias, manque en droit.
Sur le second moyen :
En énonçant que « le fait que le [demandeur] était un élu de l'opposition qui, comme tel, ne disposait pas des mêmes moyens d'action qu'un parlementaire de la majorité pour influencer le fonctionnement de l'assemblée parlementaire ne l'autorisait pas à faire un usage abusif de sa liberté d'expression en portant publiquement des accusations graves et précises à caractère pénal à l'encontre d'un citoyen et ce, quelle que soit la réputation de celui-ci », l’arrêt donne à connaître qu’il tient compte, pour apprécier la faute du demandeur, de sa qualité d’élu de l’opposition.
Le moyen manque en fait.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de trois mille trois cent dix-sept euros nonante-huit centimes envers la partie demanderesse, y compris la somme de vingt euros au profit du fonds budgétaire relatif à l’aide juridique de deuxième ligne, et à la somme de six cent cinquante euros due à l’État au titre de mise au rôle.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, les présidents de section Mireille Delange et Michel Lemal, les conseillers Ariane Jacquemin et Marielle Moris, et prononcé en audience publique du vingt-quatre novembre deux mille vingt-deux par le président de section Christian Storck, en présence du procureur général André Henkes, avec l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.


Synthèse
Numéro d'arrêt : C.21.0447.F
Date de la décision : 24/11/2022
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

L'immunité parlementaire ne couvre que les opinions exprimées ou les discours prononcés par un parlementaire dans l'exercice de ses fonctions; s'il réaffirme ces opinions ou réitère ces discours dans les médias, sa responsabilité redevient entière (1). (1) Cass. 11 avril 1904, Pas. 1904, I, 199. Voir les concl. du MP.

CONSTITUTION - CONSTITUTION 1994 (ART. 1 A 99) - Article 58 [notice1]


Références :

[notice1]

La Constitution coordonnée 1994 - 17-02-1994 - Art. 58 - 30 / No pub 1994021048


Origine de la décision
Date de l'import : 30/05/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2022-11-24;c.21.0447.f ?

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