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16/12/2019 | BELGIQUE | N°S.18.0038.F

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 16 décembre 2019, S.18.0038.F


Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° S.18.0038.F
SERVICE FÉDÉRAL DES PENSIONS, établissement public, dont le siège est établi à Saint-Gilles, Tour du Midi, Esplanade de l'Europe, 1,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue des Quatre Bras, 6, où il est fait élection de domicile,

contre

M. B.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître François T'Kint, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, av

enue Louise, 65, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cass...

Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° S.18.0038.F
SERVICE FÉDÉRAL DES PENSIONS, établissement public, dont le siège est établi à Saint-Gilles, Tour du Midi, Esplanade de l'Europe, 1,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue des Quatre Bras, 6, où il est fait élection de domicile,

contre

M. B.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître François T'Kint, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 65, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 28 février 2018 par la cour du travail de Bruxelles.
Le 27 novembre 2019, l'avocat général Jean Marie Genicot a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Christian Storck a fait rapport et l'avocat général Jean Marie Genicot a été entendu en ses conclusions.

II. Le moyen de cassation
Le demandeur présente un moyen libellé dans les termes suivants :

Dispositions légales violées

- articles 23, 149 et 159 de la Constitution ;
- article 570 du Code judiciaire, avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004 ;
- articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955 ;
- article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signé à Paris le 20 mars 1952 et approuvé par la loi du 13 mai 1955.

Décisions et motifs critiqués

L'arrêt déclare l'appel du défendeur fondé et, réformant le jugement entrepris, condamne le demandeur à lui payer, à partir du 1er juin 2015, la pension de retraite de salarié au montant mensuel antérieur à la décision [administrative] du 29 mai 2015, soit 1.478,48 euros, par les motifs suivants :
« Faits et antécédents
1. [Le défendeur] est né en 1939 à [...] (Maroc). Il est arrivé en Belgique le 25 juillet 1966, venant du Maroc, pour y travailler comme manœuvre ;
Il s'est marié à Oujda (Maroc) le 7 septembre 1971 avec madame H. (alors dénommée B.) ;
Les époux étaient alors tous deux de nationalité marocaine ;
Le couple n'a pas eu d'enfant ;
Il ne semble pas que madame L. (nouveau nom de l'épouse, selon l'attestation de concordance du 3 décembre 2014) aurait légalement rejoint son époux en Belgique ;
2. Le mariage a été dissous, au Maroc, le 25 août 1974, par un acte de ‘divorce première déclaration' consigné dans les registres de l'état civil marocain le 29 août 1974 à la suite de son homologation par la section notariale du tribunal de première instance d'Oujda ;
Le divorce a été inscrit au registre de la population belge le 27 août 1974 ;
3. [Le défendeur] s'est remarié le 11 septembre 1974, au Maroc, avec madame F. R. (née en 1945), de nationalité marocaine et vivant alors au Maroc ;
Ce mariage a également été inscrit, à la même date, au registre de la population belge ;
De leur union sont nés six enfants (selon l'extrait du registre national) ;
[Le défendeur] est belge depuis le 8 juin 1978 ;
Actuellement, il est toujours marié et réside à Forest avec son épouse, madame R. ;
Il a été relevé par le tribunal [du travail] que madame R. a également acquis la nationalité belge, sans précision de date ;
[Le défendeur] a été reconnu en incapacité de travail de plus de soixante-six p.c. du 29 septembre 1997 au 31 juillet 2004, date à laquelle il a été admis à la pension, à soixante-cinq ans ;
4. Il n'est pas contesté que le [demandeur] a octroyé [au défendeur] une pension de retraite de salarié au taux de ménage ;
[Le défendeur], actuellement âgé de septante-neuf ans, souffre de plusieurs pathologies, comme en atteste le dossier médical qu'il produit ;
5. Par une lettre du 29 mai 2015, le [demandeur] a informé [le défendeur] que ses droits en matière de pension ont été recalculés et lui a communiqué le nouveau montant attribué à partir de juin 2015. Ce montant correspond à la moitié de celui qui était accordé précédemment ;
La lettre du [demandeur] ne contient aucune motivation ;
[Le défendeur] apprendra par la suite que cette révision d'office résulte de ce que le [demandeur] ne reconnaît pas le divorce intervenu au Maroc le 27 août 1974, en sorte que [le défendeur] reste séparé (et non divorcé) de sa première épouse, qui a droit à la moitié de la pension au taux de ménage ;
Madame L., première épouse, a en effet introduit, le 25 février 2015, une demande de pension et a produit un certificat de non-remariage ;
Il résulte des documents produits par le [demandeur] qu'à l'origine, madame L. entendait introduire une demande de pension de conjoint divorcé, ce qu'elle a fait par l'intermédiaire de la caisse nationale de sécurité sociale marocaine ;
6. Par une décision du 19 novembre 2015, le [demandeur] a informé madame L. que, selon son service juridique, elle n'a jamais été divorcée [du défendeur] au regard de la loi belge, raison pour laquelle le [demandeur] la considère comme le conjoint séparé [du défendeur] et lui octroie la moitié de la pension de retraite de ce dernier au taux de ménage ;
7. Le [demandeur] a examiné les droits [du défendeur] et de sa seconde épouse à une garantie de revenus aux personnes âgées ;
L'intervention du service de médiation des pensions a permis, à la suite de la plainte [du défendeur] du 22 octobre 2015 au sujet de la longueur de l'instruction par le [demandeur] des droits à la garantie de revenus aux personnes âgées, de débloquer la situation ;
Par une décision du 15 décembre 2015, le [demandeur] a octroyé à partir du 1er juin 2015 un revenu garanti aux personnes âgées de 9,14 euros par mois [au défendeur] et de 674,46 euros par mois (montant barémique) à madame R. ;
Il s'agit du montant de base pour des personnes qui cohabitent (taux barémique de 8.093,56 euros par an au 1er juin 2015) ;
Dans le calcul du revenu garanti aux personnes âgées, le [demandeur] a tenu compte de la pension de retraite réduite perçue par [le défendeur], déduction faite de l'abattement de dix p.c. ;
Les avances consenties par le centre public d'action sociale de Forest (soit 1.484,33 euros en faveur de madame R. jusqu'en décembre 2015) ont été déduites des arriérés dus depuis juin 2015 ;
Le montant cumulé de la pension réduite et des deux revenus garantis aux personnes âgées est légèrement inférieur au montant de la pension au taux de ménage en vigueur avant le 1er juin 2015 ;
8. [Le défendeur] a introduit la procédure par une requête envoyée au greffe dans le délai légal par une lettre recommandée à la poste le 28 août 2015 ;
Il entendait contester la décision du 29 mai 2015 ;
Il demandait au tribunal d'annuler cette décision et de condamner le [demandeur] à lui payer à partir du 1er juin 2015 la pension de retraite de salarié au montant mensuel antérieur à la décision du 29 mai 2015, soit 1.478,48 euros ;
9. Par jugement du 14 juin 2016, le tribunal du travail a déclaré le recours recevable mais non fondé ;
[Le défendeur] a fait appel du jugement par une requête déposée le 22 juillet 2016 ;

Objet de l'appel
10. [Le défendeur] demande à la cour du travail de mettre le jugement entrepris à néant et de condamner le [demandeur] à lui payer à partir du 1er juin 2015 la pension de retraite de salarié au montant mensuel antérieur à la décision du 29 mai 2015, soit 1.478,48 euros ;
Discussion
Objet de la discussion et cadre juridique
11. Le litige concerne, tout d'abord, la reconnaissance en Belgique de l'acte de dissolution du premier mariage [du défendeur] ;
L'acte litigieux est intervenu en 1974. Cet acte a été revêtu de la signature de deux notaires et porte la mention de l'homologation du juge-notaire d'Oujda, avec le sceau du tribunal de première instante de cette ville. Il correspond à une ‘déclaration unique première, conforme à la loi et à l'usage, faite en l'absence de l'épouse divorcée' ;
Le litige concerne, ensuite, la détermination des droits en matière de pension en fonction de la reconnaissance ou non de l'acte de dissolution ;
Si cet acte n'est pas reconnu, [le défendeur] doit être considéré comme étant seulement séparé de sa première épouse, avec qui il devrait alors partager sa pension de retraite. Si l'acte de dissolution est reconnu, il aurait droit à sa pension complète au taux de ménage, sa première épouse pouvant alors prétendre à une pension de conjoint divorcé ;
12. En ce qui concerne la reconnaissance en droit belge, l'article 570, alinéa 2, du Code judiciaire, en vigueur jusqu'au 1er octobre 2004, disposait que
‘À moins qu'il n'y ait lieu à l'application d'un traité entre la Belgique et le pays où la décision a été rendue, le juge vérifie, outre le fond du litige :
1° si la décision ne contient rien de contraire aux principes d'ordre public ni aux règles du droit public belge ;
2° si les droits de la défense ont été respectés ;
3° si le juge étranger n'est pas uniquement compétent à raison de la nationalité du demandeur ;
4° si, d'après la loi du pays où la décision a été rendue, elle est passée en force de chose jugée ;
5° si, d'après la même loi, l'expédition qui en est produite réunit les conditions nécessaires à son authenticité' ;
Selon le tribunal, la répudiation intervenue en 1974 était contraire à l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire. Il a estimé que les droits de la défense n'ont pas été respectés et que cela suffisait à faire obstacle à la reconnaissance. Le tribunal n'a pris en compte que cet élément et s'est abstenu d'examiner les effets in concreto qu'aurait la reconnaissance ou le refus de reconnaissance ;
13. La reconnaissance est aussi susceptible d'intervenir sur la base de l'article 57 de la loi du 16 juillet 2004 portant le Code de droit international privé, en vigueur depuis le 1er octobre 2004. Cette disposition prévoit :
‘§ 1er. Un acte établi à l'étranger constatant la volonté du mari de dissoudre le mariage sans que la femme ait disposé d'un droit égal ne peut être reconnu en Belgique.
§ 2. Toutefois, un tel acte peut être reconnu en Belgique après vérification des conditions cumulatives suivantes :
1° l'acte a été homologué par une juridiction de l'État où il a été établi ;
2° lors de l'homologation, aucun époux n'avait la nationalité d'un État dont le droit ne connaît pas cette forme de dissolution du mariage ;
3° lors de l'homologation, aucun époux n'avait de résidence habituelle dans un État dont le droit ne connaît pas cette forme de dissolution du mariage ;
4° la femme a accepté de manière certaine et sans contrainte la dissolution du mariage ;
5° aucun motif de refus visé à l'article 25 ne s'oppose à la reconnaissance' ;
Les articles concernant l'efficacité des décisions judiciaires étrangères et des actes authentiques étrangers s'appliquent aux décisions rendues et aux actes établis après l'entrée en vigueur de la loi (article 126, § 2, alinéa 1er, du Code droit international privé) ;
Toutefois, une décision rendue ou un acte établi avant l'entrée en vigueur de la loi du 16 juillet 2004 peut également recevoir effet en Belgique s'il satisfait aux conditions de la loi (article 126, § 2, alinéa 2, du même code) [...] ;
Décision de la cour du travail
15. Il n'est pas contesté que la dissolution du premier mariage est intervenue en conformité du droit marocain tel qu'il était en vigueur à l'époque ;
[Le défendeur] admet qu'une condition prévue par l'article 57 du Code de droit international privé n'est pas remplie, à savoir qu'il avait sa résidence dans un État (la Belgique) qui ne connaît pas la répudiation ;
Il se prévaut, dès lors, de l'article 570 ancien du Code judiciaire, applicable en l'espèce dès lors que la dissolution est antérieure au 1er octobre 2004 ;
Il estime que le premier juge aurait dû vérifier les effets in concreto en ne s'arrêtant pas à la question des droits de la défense, comme il l'a fait ;
La nécessité d'une appréciation in concreto
16. Selon la doctrine et la jurisprudence belges, ‘une loi d'ordre public interne n'est d'ordre public international que si, par les dispositions de cette loi, le législateur a entendu consacrer un principe qu'il considère comme essentiel à l'ordre moral, politique et économique établi en Belgique et qui, pour ce motif, doit nécessairement exclure l'application en Belgique de toute règle contraire ou différente d'un droit étranger (conclusions du procureur général baron Velu, alors avocat général, précédant Cass., 2 avril 1981, Pas., 1981, I, 835, se référant à Cass., 4 mai 1950, Pas., 1950, I, 624, et 25 octobre 1979, Pas., 1980, I, 262) ;
Selon la Cour de cassation, ‘le juge ne doit vérifier la compatibilité avec l'ordre public international que des seuls effets juridiques susceptibles d'être produits par la règle du droit étranger déclarée applicable' (Cass., 2 avril 1981, Pas., 1981, I, 835) ;
On admet, en effet, que ‘l'objet de l'exception d'ordre public n'est pas le droit étranger comme tel mais les effets que ce droit devrait produire dans le pays où il est en principe déclaré applicable et qui sont jugés incompatibles avec l'ordre public de ce pays' (voy. Liège, 23 avril 1970 et G. van Hecke, ‘Le mariage polygamique devant les tribunaux belges', R.C.J.B., 1971, 7 ; Fr. Rigaux et M. Fallon, Droit international privé, Précis de la faculté de droit de l'Université catholique de Louvain, 3e éd., 2005, 307 ; proposition de loi portant le Code de droit international privé, Doc. parl., Sénat, sess. extraord. 2003, n° 327/1, 28) ;
Les alinéas 2 et 3 de l'article 21 du Code de droit international privé confirment la conception atténuée et le critère de proximité, qui prévalaient déjà avant son entrée en vigueur :
- l'ordre public est appelé à recevoir un effet atténué lorsqu'il s'agit d'apprécier les effets d'une situation valablement créée à l'étranger : ‘Dans ce cas, les autorités belges n'étant pas sollicitées pour participer à la création d'une situation incompatible avec l'ordre public belge mais simplement [pour] se prononcer sur les effets en Belgique d'une situation valablement constituée à l'étranger, l'ordre public appelle une appréciation plus souple' (M. Fallon, S. Francq et J. Mary, ‘La reconnaissance des mariages-carrousels, pluriels et virtuels devant la Cour de cassation', R.C.J.B., 2017, 282) ;
- par ailleurs, ‘l'éviction du droit étranger normalement compétent ne dépend pas seulement de la nature et de l'étendue des effets réclamés ; il faut aussi mesurer l'intensité du rattachement au droit du for' (Fr. Rigaux et M. Fallon, op. cit., 323-324) ;
17. En ce qui concerne l'appréciation devant être faite par le juge du fond en vue de la reconnaissance, sur la base de l'article 570 ancien du Code judiciaire, des répudiations valablement intervenues au Maroc, trois arrêts de la Cour de cassation méritent l'attention ;
Dans un arrêt du 11 décembre 1995, la Cour a décidé que, dès lors que le juge du fond avait constaté ‘que l'épouse répudiée n'a été ni convoquée ni entendue lors de la procédure de répudiation', il ne pouvait donner d'effets à cette répudiation sans violer l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire (Cass., 11 décembre 1995, Pas., I, n° 538). Cet arrêt a été largement commenté (voyez M.-C. Foblets, ‘La répudiation répudiée par la Cour de cassation. Un examen sans mansuétude des conditions de régularité internationale d'un acte de répudiation', Rev. dr. étr., 1996, 185 ; J. Erauw, ‘Verstoting echtscheiding is moeilijk erkenbaar', R.W., 1995-1996, 1330, et J.-Y. Carlier, ‘La reconnaissance des répudiations', R.T.D.F., 1996, 131) ;
Le 29 avril 2002 (Pas., n° 259), la Cour de cassation a décidé :
‘Que, si l'arrêt admet que, dans la loi marocaine en conformité de laquelle le lien conjugal a été rompu, « une discrimination subsiste à l'égard de l'épouse marocaine », il considère qu'il « convient de vérifier si la décision de répudiation n'est pas contraire à l'ordre public belge in concreto et non in abstracto », qu'en l'espèce, « il est [...] acquis que la première épouse [du défendeur] a accepté la répudiation » et qu'« on ne peut affirmer que la procédure de répudiation s'est déroulée en fraude de la loi belge » dès lors que « les époux se sont mariés au Maroc » où la première épouse du défendeur « réside [...] depuis plus de vingt ans » ; que, par ces considérations, l'arrêt justifie légalement sa décision que le défendeur doit, en vertu de la répudiation litigieuse, être considéré en Belgique comme divorcé de sa première épouse ».
Dans ses conclusions précédant cet arrêt, le premier avocat général Leclercq a indiqué de manière très précise les motifs pour lesquels, malgré le non-respect du principe de l'égalité de traitement, la dissolution intervenue au Maroc en conformité de la loi marocaine pouvait être reconnue en Belgique :
‘La décision prise en l'espèce à l'étranger, conformément au statut personnel des parties, me paraît pouvoir être considérée comme rencontrant la condition, prévue par l'article 570 du Code judiciaire, liée au respect des droits de la défense de l'épouse (voir Cass., 11 décembre 1995, Pas., I, n° 538). Le demandeur soutient cependant que la répudiation unilatérale, en tant que mode de rupture du lien conjugal, est, selon le droit marocain, réservée au mari et à lui seul, et ne respecte dès lors pas le principe de l'égalité entre l'homme et la femme dans la mesure où une discrimination subsiste à l'encontre de l'épouse marocaine. Ce principe de l'égalité entre l'homme et la femme est certes aujourd'hui une règle d'ordre public international belge. [...] Il y a cependant lieu, en tout état de cause et suivant en cela la doctrine de l'arrêt de la Cour du 2 avril 1981, de ne vérifier la compatibilité avec l'ordre public international belge que des seuls effets juridiques susceptibles d'être produits par la règle du droit étranger déclarée applicable, et non d'évaluer dans son ensemble une institution prohibée, comme telle, par le droit belge parce que contraire au principe d'égalité précité (Cass., 2 avril 1981, Pas., 1981, I, 835 ; sur la notion d'ordre public international belge, voir Cass., 17 décembre 1990, Pas., 1991, I, n° 207 ; C. civ., articles 3 et 6 ; C. jud., article 570, alinéa 2, 1°). Dans le cas d'espèce, c'est-à-dire dans le cas des seules relations entre le demandeur et le défendeur, les seuls effets susceptibles d'être produits en Belgique par la décision étrangère et la règle du droit étranger que cette décision a appliquée ne portent que sur l'étendue des droits à la pension et à l'allocation de chauffage du défendeur. Ce dernier poursuit la reconnaissance du bénéfice entier de ses droits et non amputé de moitié comme voudrait l'y réduire le demandeur ; ainsi précisé, l'objet d'une telle demande, même fondée sur les suites d'une décision de répudiation, ne porte pas atteinte à l'ordre public international belge. Je répète : la solution ne vaut qu'entre le demandeur et le défendeur'. Dans ces conclusions, le ministère public ne suggère pas d'envisager différemment l'atteinte portée aux droits de la défense et l'atteinte portée au principe de l'égalité de traitement. Il suggère de s'en tenir à la conception atténuée et de proximité de l'ordre public international belge ;
Enfin, le 29 septembre 2003 (Pas., n° 460), la Cour de cassation a décidé :
‘Qu'il ressort de l'arrêt que, pour prétendre au bénéfice du revenu garanti aux personnes âgées en qualité de femme divorcée d'un travailleur salarié, la défenderesse se prévaut d'« un acte de répudiation intervenu le 27 décembre 1994, dûment entériné par les autorités marocaines » ; que la cour du travail a considéré que, pour apprécier si cette répudiation peut sortir ses effets en Belgique, il lui appartenait de vérifier si les conditions de l'article 570, alinéa 2, du Code judiciaire étaient réunies ; que les jugements régulièrement rendus par un tribunal étranger, relativement à l'état des personnes, produisent, en règle, leurs effets en Belgique, indépendamment de toute déclaration d'exequatur ; qu'ils ne sont toutefois tenus, en Belgique, pour régulièrement rendus que s'ils satisfont aux conditions énoncées dans l'article 570 du Code judiciaire ; que le respect des droits de la défense figure parmi ces conditions ; que, si l'arrêt constate que la défenderesse « a été dûment convoquée le 11 octobre 1994 pour comparaître le 10 novembre 1994 devant le tribunal de première instance de Chefchaouen » et qu'elle a déclaré n'avoir « pu se rendre sur place pour des raisons personnelles et matérielles », il considère « que les droits de la défense de la [défenderesse] n'ont guère été respectés au cours de la procédure de répudiation » ; qu'en se fondant sur la circonstance que la défenderesse a « ultérieurement accept[é] la [...] répudiation et [...] revendiqu[é] ses droits d'épouse divorcée » et en en déduisant qu'elle a « indiscutablement acquiesc[é] à la répudiation et, ce faisant, reconn[u] que ses droits n'ont pas été lésés », l'arrêt ne justifie pas légalement sa décision que la répudiation litigieuse satisfait à la condition énoncée à l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire' ;
18. Il n'y a pas lieu de considérer que, par son arrêt du 29 septembre 2003, la Cour de cassation aurait remis en cause l'exigence d'une appréciation in concreto ;
Ainsi, selon H. Englert, ‘il résulte de ces différentes décisions que les exigences fixées par la jurisprudence pour permettre en Belgique la reconnaissance d'un acte de répudiation établi avant le 1er octobre 2004 doivent s'apprécier in concreto et tiennent à l'acceptation de la répudiation unilatérale par l'épouse et au degré de proximité de la situation avec l'ordre juridique belge' (H. Englert, ‘La pluralité familiale en droit interne à l'épreuve de la diversité des institutions familiales étrangères', dissertation en vue de l'obtention du grade de docteur en sciences juridiques, Université de Liège, 2016-2017, 226) ;
La cour d'appel de Bruxelles a statué dans le même sens après l'arrêt du 29 septembre 2003 :
‘Bien que cette pratique heurte le principe de l'égalité de l'homme et de la femme reconnu en Belgique en vertu notamment de l'article 5 du Protocole additionnel n° 7 à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il est généralement admis par la doctrine et la jurisprudence récentes que l'éventuelle contrariété à l'ordre public de pareille répudiation, même unilatérale, doit être appréciée in concreto, en tenant compte notamment d'un éventuel acquiescement de l'épouse répudiée et de l'intensité du rattachement de la situation particulière à l'ordre juridique étranger' (Bruxelles, 13 janvier 2005, R.T.D.F., 2005, 1132, note M. Fallon) ;
Dans ses conclusions précédant un arrêt de la Cour de cassation du 18 juin 2007 (Pas., n° 332), monsieur l'avocat général Werquin a aussi rappelé que
‘Le juge ne doit vérifier la compatibilité avec l'ordre public international que des seuls effets juridiques susceptibles d'être produits par la règle de droit étranger déclarée applicable. Ce n'est pas parce qu'un droit étranger connaît une disposition contraire à notre ordre public qu'il y a lieu toujours de l'écarter d'office. Encore faut-il que le caractère choquant de cette disposition trouve en l'espèce son application. L'ordre public en droit international privé constitue une exception aux effets concrets de l'application de la disposition étrangère postulée. Il ne suffit pas de proclamer, par exemple, que l'attribution d'aliments entre ex-époux intéresse à ce point l'ordre public que toute loi étrangère qui s'écarte substantiellement des conditions prévues par la loi belge doit être écartée. Une institution étrangère ne peut être condamnée de manière générale, in abstracto, mais, au contraire, doit être analysée en tenant compte des circonstances du cas d'espèce afin de déterminer si, in specie, celle-ci viole réellement notre ordre public international. Ainsi, en ce qui concerne les effets de la dissolution, il ne s'agit pas de les considérer d'office comme contraires à notre ordre public international. Il convient d'apprécier in concreto le respect de nos valeurs essentielles' ;
19. Ainsi la juridiction de fond doit-elle procéder à une appréciation in concreto qui doit tenir compte, notamment, de la proximité de la situation avec l'ordre juridique belge ;
C'est ce qu'a rappelé le tribunal du travail de Tournai, dans les termes suivants :
‘Deux principes peuvent modaliser le recours à l'ordre public pour discrimination et permettre, dans certaines circonstances, la reconnaissance d'une répudiation. Ce sont le principe de proximité et l'autonomie de la volonté. Le principe de proximité tient compte de la nationalité et de la résidence habituelle des parties pour voir si elles sont proches ou éloignées de l'ordre juridique marocain [...]. Le deuxième principe est l'autonomie de la volonté. La répudiation pourrait être reconnue si l'épouse y consent, soit au moment de la répudiation, soit ultérieurement, par exemple parce qu'elle voudrait elle-même se remarier. [...] Dans le cas d'espèce, les parties prouvent le critère de rattachement avec le Maroc et madame B. a confirmé qu'elle est la femme répudiée de monsieur M.' (trib. trav. Tournai, 25 avril 2006, J.L.M.B., 2006, 1237) ;
Par conséquent, le tribunal a considéré que la première épouse a accepté la répudiation et qu'on ne peut affirmer que la procédure de répudiation s'est déroulée en fraude de la loi belge dès lors que les époux, de nationalité marocaine, se sont mariés au Maroc où la première épouse résidait depuis plus de vingt ans. Il a donc octroyé à l'épouse répudiée une pension de conjoint divorcé et non une pension de conjoint séparé (voy., à propos de ce jugement, H. Englert, op. cit., 226-227) ;
Dans son arrêt du 27 mai 2010, la cour du travail, autrement composée, a également décidé, dans le même sens, que :
‘Le principe [d'égalité], fondamental dans l'ordre public belge, qui réprouve la répudiation, doit toutefois être conjugué avec la constatation que le statut personnel des époux est régi par leur loi nationale. En droit international privé, cette conjugaison est indispensable pour tenir compte de la nécessité d'assurer le respect des droits valablement acquis à l'étranger par le statut personnel des intéressés ou, encore, pour tenir compte de la souveraineté d'un autre État à définir le statut personnel de ses ressortissants et pour assurer la continuité de ce statut au travers de leurs déplacements dans différents États. La fonction de l'ordre public international a ainsi pour conséquence qu'il faut parfois composer (au sens de transiger) avec l'ordre public interne. Dans cet objectif s'inscrit, par exemple, l'article 24, paragraphe 2, de la Convention belgo-marocaine dont l'Office national des pensions invoque l'application en l'espèce. Cette disposition permet, à certaines conditions, la répartition de la pension de survie en cas de polygamie de l'époux marocain ; or, la polygamie est proscrite par l'article 147 du Code civil belge. Ainsi, dans le cas présent, suivre la thèse de l'Office national des pensions a pour effet de constater en Belgique la polygamie de monsieur E. et d'y donner effet en Belgique, par application de la convention précitée, alors que la polygamie est prohibée par l'ordre public belge, qu'en l'espèce la polygamie ne résulte pas des actes valablement accomplis au Maroc selon le statut personnel des intéressés, et que monsieur E. n'a manifestement pas voulu une situation polygamique de son vivant' ;
Cet arrêt pose en définitive la question si l'ordre public est mieux préservé en ne reconnaissant pas la dissolution du premier mariage et en faisant de l'époux un polygame (contre sa volonté) qu'en admettant, pour la seule question des droits à la pension de retraite, les effets d'une dissolution intervenue il y a de nombreuses années au mépris de certains principes consacrés par l'ordre public international belge. La cour du travail a répondu négativement à cette question. Elle aurait également pu tenir compte de l'impact du refus de reconnaissance sur la vie privée des personnes concernées par ce refus, comme le suggère le ministère public dans son avis écrit ;
L'appréciation in concreto des effets de la dissolution du premier mariage
20. L'appréciation in concreto de la reconnaissance de la répudiation implique d'avoir égard au niveau de proximité de l'acte litigieux avec l'ordre juridique belge et d'une volonté éventuelle de fraude ;
Il n'est pas contestable qu'en 1974, au moment de la dissolution, les parties entretenaient peu de liens avec la Belgique. Le seul lien avec la Belgique était la résidence habituelle [du défendeur]. Pour le reste, au moment de la dissolution, ni la nationalité des époux ni la résidence habituelle de l'épouse ne les rattachaient à la Belgique.
Par ailleurs, il ne peut être fait grief [au défendeur] d'avoir voulu détourner la compétence normale des juridictions belges pour la dissolution du lien conjugal alors qu'il n'y avait en Belgique aucune résidence conjugale, que le couple était sans enfant et que l'épouse résidait, depuis le mariage, au Maroc ;
21. Dans le cadre de l'appréciation in concreto, il y a également lieu d'avoir égard au consentement tacite de la première épouse, tel qu'il résulte des circonstances suivantes :
- pendant quarante ans, la première épouse s'est comportée comme une épouse divorcée et n'a jamais prétendu être encore mariée avec [le défendeur] ;
- la première épouse s'est adressée par courriel à l'Office national des pensions le 10 novembre 2014 pour obtenir le numéro de mutuelle [du défendeur], qu'elle a présenté comme son ex-époux ; elle entendait introduire une demande de pension de conjoint divorcé : on ne peut imaginer reconnaissance plus explicite de la part de l'ex-épouse de ce qu'elle se considérait comme divorcée ;
- une demande de pension avec la mention « conjoint divorcé » a été introduite le 25 février 2015, via la caisse nationale de sécurité sociale marocaine ; sur le formulaire, la première épouse était renseignée comme divorcée ;
- la remise en cause du statut de divorcée n'émane pas de la première épouse mais du [demandeur] qui, saisi d'une demande de pension de conjoint divorcé, a d'initiative modifié celle-ci en demande de pension de conjoint séparé à partir de juin 2015, ce qui, sous réserve de la garantie de revenus aux personnes âgées, permettait de réduire (très légèrement) la charge de pension supportée par l'Office ; en effet, la pension de conjoint divorcé (forcément peu élevée puisque son mariage avec [le défendeur] a été court) aurait été accordée à la première épouse en sus de la pension de retraite [du défendeur] et sans diminution de celle-ci ;
Au vu de ces circonstances, il découle de manière certaine que la première épouse a consenti à la dissolution et y a donné son consentement, à tout le moins de manière tacite ;
22. Complémentairement, il n'est pas inutile de rappeler que, si on excepte le [demandeur], les autorités belges ont toujours reconnu sans équivoque la dissolution du premier mariage et la conclusion du second ;
Il n'est pas contesté que la dissolution du mariage intervenue en 1974 de même que le second mariage [du défendeur] ont été inscrits dans les registres de la population belges et que, depuis leur mariage, [le défendeur] et sa seconde épouse sont fiscalement considérés comme des conjoints ;
Selon l'article 31, § 1er, alinéa 2, du Code de droit international privé, qui, sur ce point, codifie une pratique antérieure, la mention ou la transcription d'une décision judiciaire étrangère ne peut avoir lieu qu'après vérification des conditions visées aux articles 24 et 25 et, selon les cas, aux articles 39, 57 et 72. L'inscription dans les registres ne peut être considérée comme anodine ;
Même si on devait considérer que les actes administratifs ne lient pas la cour [du travail], il y aurait lieu en l'espèce d'avoir égard au fait que la reconnaissance administrative tant de la dissolution du premier que du second mariage ne procède pas d'actes isolés mais d'une attitude constante des autorités belges pendant de nombreuses années ;
Le refus de reconnaissance du [demandeur] est intervenu de manière totalement inattendue ;
Il perturbe la situation personnelle et familiale [du défendeur] et de son épouse d'une manière qui, comme l'a développé à bon droit le ministère public, porte gravement atteinte à leur droit à la vie privée et familiale. Il contrevient, à cet égard, aux attentes légitimes [du défendeur] et de sa seconde épouse et, partant, viole l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en combinaison avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention (voy. C.E.D.H. (gr. ch.), 8 décembre 2009, Munoz Dias c/ Espagne ; Fr. Rigaux, ‘Les effets d'une union conjugale n'ayant pas satisfait aux conditions de forme de la loi étatique. Cour européenne des droits de l'homme, Munoz Dias c/ Espagne, 8 décembre 2009, et Serife Yigit c/ Turquie, 2 novembre 2010', R.T.D.H., 2011, 317 ; S. Pfeiff, ‘Existe-t-il un droit fondamental à la permanence transfrontière des éléments du statut personnel et familial', in Liber Amicorum N. Watté, Bruxelles, Larcier, 2017, 461) ;
23. Il apparaît en outre qu'en 1978, [le défendeur] est devenu belge et qu'à l'occasion de cette acquisition de la nationalité, sa supposée polygamie ne lui a pas été reprochée. Or, en l'absence de reconnaissance de la dissolution du premier mariage, sa situation n'aurait pu être analysée que comme une situation de polygamie ;
Souhaitant rencontrer l'argument selon lequel, par son refus de reconnaissance, il est à l'origine d'une situation de polygamie non voulue par [le défendeur], le [demandeur] affirme pour la première fois dans ses conclusions d'appel ‘qu'il refuse, du vivant [du défendeur], de donner effet à son mariage avec madame R.' ;
En confirmant qu'il étend le refus de reconnaissance au second mariage - ce qui, dans sa thèse, paraît logique -, le [demandeur] aggrave encore les effets perturbateurs de sa décision ;
Le refus de reconnaissance du second mariage pourrait, en effet, avoir un impact négatif au-delà du décès [du défendeur]. En effet, en cas de prédécès de ce dernier, l'entièreté de la pension de survie devrait, dans la thèse du [demandeur], être attribuée à la première épouse tandis que madame R., qui, dans cette thèse, n'aurait jamais eu le statut d'épouse, en serait exclue ;
Sur le plan social, cette situation serait totalement injustifiée ;
En effet, madame R. serait privée de tout droit en matière de pension de survie et ce, bien qu'elle ait, avec un statut d'épouse à l'époque non contesté, vécu aux côtés [du défendeur], se consacrant aux besoins du ménage et à l'éducation des six enfants du couple, pendant l'essentiel de la carrière au cours de laquelle le droit à la pension a été constitué. Le refus de reconnaissance perturberait la situation personnelle et patrimoniale de madame R. d'une manière d'autant plus inacceptable que cette dernière est étrangère à l'acte litigieux ;
24. L'octroi de la garantie de revenus aux personnes âgées ne compense que partiellement les conséquences sociales du refus de reconnaissance ;
En effet, la garantie de revenus aux personnes âgées n'est pas exportable et emporte des restrictions très importantes en termes de liberté de circulation. La durée de séjour autorisée à l'étranger pour ses bénéficiaires est particulièrement limitée. Elle a d'ailleurs été ramenée à vingt-neuf jours consécutifs ou non par année civile par l'article 25 de l'arrêté royal du 7 février 2014 modifiant l'arrêté royal du 23 mai 2001 portant règlement général en matière de garantie de revenus aux personnes âgées. Les mesures de contrôle sont draconiennes et ont été récemment renforcées. En effet, la période dans laquelle un bénéficiaire est tenu de se présenter pour un contrôle du respect de la condition de séjour est passée de trente-cinq à vingt et un jours en vertu de l'article 1er de l'arrêté royal du 5 juillet 2015 modifiant l'article 42 de l'arrêté royal du 23 mai 2001 portant règlement général en matière de garantie de revenus aux personnes âgées : le ministre des pensions a, d'ailleurs, récemment annoncé dans la presse que cette mesure a fait passer les sanctions liées aux absences à l'étranger de 877 à 4.862 en 2016 ;
Enfin, sur le plan symbolique, il faut admettre qu'en contraignant [le défendeur], par une décision inattendue, à solliciter une prestation d'assistance alors qu'il a cotisé pour sa pension pendant près de quarante ans comme travailleur salarié, il est porté atteinte à la dignité que l'article 23 de la Constitution entend reconnaître à ceux qui, par leur travail, contribuent au financement de la sécurité sociale ;
25. Les conséquences pratiques du refus de reconnaissance, y compris au regard du droit à la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et du droit à la sécurité sociale garanti par l'article 23 de la Constitution, apparaissent comme sans commune mesure avec le désagrément très théorique que la reconnaissance d'une répudiation intervenue de manière unilatérale il y a plus de quarante ans au Maroc pourrait avoir sur l'ordre public international belge ;
Compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, le souci de préserver l'ordre public international belge ne peut justifier que, en ce qui concerne l'octroi des droits en matière de pension, la dissolution du premier mariage [du défendeur] ne soit pas reconnue par [le demandeur] ;
Il y a lieu de rétablir [le défendeur] dans les droits qui étaient les siens avant la décision litigieuse ».

Griefs

1.1. L'article 57, § 1er, du Code de droit international privé dispose qu'un acte établi à l'étranger constatant la volonté du mari de dissoudre le mariage sans que la femme ait disposé d'un droit égal ne peut être reconnu en Belgique.
Aux termes de l'article 57, § 2, de ce code, un tel acte peut toutefois être reconnu en Belgique après vérification des conditions suivantes :
1° l'acte a été homologué par une juridiction de l'État où il a été établi ;
2° lors de l'homologation, aucun époux n'avait la nationalité d'un État dont le droit ne connaît pas cette forme de dissolution du mariage ;
3° lors de l'homologation, aucun époux n'avait de résidence habituelle dans un État dont le droit ne connaît pas cette forme de dissolution du mariage ;
4° la femme a accepté de manière certaine et sans contrainte la dissolution du mariage ;
5° aucun motif de refus visé à l'article 25 ne s'oppose à la reconnaissance.
1.2. En vertu de l'article 126, § 2, du Code de droit international privé, les articles de ce code concernant l'efficacité des décisions judiciaires étrangères et des actes authentiques étrangers s'appliquent aux décisions rendues et aux actes établis après l'entrée en vigueur de ce code, soit le 1er octobre 2004. Toutefois, une décision rendue ou un acte établi avant cette date peut également recevoir des effets en Belgique s'il satisfait aux conditions du Code de droit international privé.
1.3. L'article 570 du Code judiciaire, en vigueur avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, dispose que le tribunal de première instance statue, quelle que soit la valeur du litige, sur la demande d'exequatur des décisions rendues par les juges étrangers en matière civile et que, à moins qu'il n'y ait lieu à l'application d'un traité entre la Belgique et le pays où la décision a été rendue, le juge vérifie, outre le fond du litige :
1° si la décision ne contient rien de contraire aux principes d'ordre public ni aux règles du droit public belge ;
2° si les droits de la défense ont été respectés ;
3° si le juge étranger n'est pas uniquement compétent à raison de la nationalité du demandeur ;
4° si, d'après la loi du pays où la décision a été rendue, elle est passée en force de chose jugée ;
5° si, d'après la même loi, l'expédition qui en est produite réunit les conditions nécessaires à son authenticité.
2. L'arrêt constate que
- le litige concerne, tout d'abord, la reconnaissance en Belgique de l'acte de dissolution du premier mariage du défendeur ;
- l'acte litigieux est intervenu en 1974 ; il est revêtu de la signature de deux notaires et porte mention de l'homologation du juge-notaire d'Oudja, avec le sceau du tribunal de première instance de cette ville ; il correspond à une « déclaration unique première, conforme à la loi et à l'usage, faite en l'absence de l'épouse divorcée » ;
- le litige concerne, ensuite, la détermination des droits en matière de pension en fonction de la reconnaissance ou non de l'acte de dissolution : si cet acte n'est pas reconnu, le défendeur doit être considéré comme étant seulement séparé de sa première épouse, avec qui il devrait alors partager sa pension de retraite ; si l'acte de dissolution est reconnu, il aurait droit à une pension complète (au taux de ménage), sa première épouse pouvant alors prétendre à une pension de conjoint divorcé.
Conformément à l'article 126, § 2, alinéa 2 du Code de droit international privé, [...] la décision de dissolution du mariage par répudiation datant d'avant l'entrée en vigueur de ce code, [sa reconnaissance] pourrait intervenir sur la base de l'article 57 de ce code. L'arrêt décide cependant que le défendeur admet qu'une condition prévue par cet article n'est pas remplie, à savoir qu'il avait sa résidence habituelle dans un État (la Belgique) qui ne connaît pas la répudiation. L'arrêt décide ainsi que l'article 57 de Code de droit international privé ne permet pas de reconnaître la décision de dissolution du premier mariage du défendeur.
Contrairement au jugement entrepris, l'arrêt décide que l'article 570 du Code judiciaire, en vigueur avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, n'impose pas de refuser la reconnaissance de la dissolution du premier mariage du défendeur.
3.1. Les jugements rendus par un tribunal étranger, relativement à l'état des personnes, ne sont tenus, en Belgique, pour régulièrement rendus que s'ils satisfont aux conditions énoncées à l'article 570 du Code judiciaire.
Parmi ces conditions figurent la non-contrariété de la décision aux principes d'ordre public et aux règles du droit public belge (article 570, alinéa 2, 1°) et le respect des droits de la défense (article 570, alinéa 2, 2°).
3.2. Conformément à l'article 570, alinéa 2, 1°, du Code judiciaire, la répudiation par le défendeur de sa première épouse ne peut produire d'effets en Belgique qu'à la condition que la décision ne contienne rien de contraire aux principes d'ordre public ni aux règles du droit public belge.
L'ordre public s'entend, au sens de cette disposition, de l'ordre public international belge. Une loi d'ordre public interne n'est d'ordre public international belge que si, par les dispositions de cette loi, le législateur a entendu consacrer un principe qu'il considère comme essentiel à l'ordre moral, politique ou économique établi en Belgique.
La répudiation au Maroc par le défendeur de sa première épouse ne peut produire d'effets en Belgique que si la décision de répudiation n'est pas contraire à l'ordre public international belge. La conformité à l'ordre public international belge est évaluée in concreto et non in abstracto.
3.3. Conformément à l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, la répudiation par le défendeur de sa première épouse ne peut produire d'effets en Belgique qu'à la condition d'être intervenue dans le cadre d'une procédure respectant les droits de la défense.
Le juge ne pourra reconnaître la décision marocaine de répudiation que s'il constate que, au cours de la procédure en dissolution du mariage au Maroc, les droits de la défense de l'épouse répudiée ont, in concreto, été respectés.
La circonstance que l'épouse répudiée a, après la procédure de répudiation, accepté la dissolution du mariage, est à ce sujet sans importance.
Le juge ne décide partant pas légalement que la répudiation intervenue au Maroc satisfait à la condition du respect des droits de la défense énoncée à l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, s'il constate que l'épouse répudiée a, après la procédure de répudiation, accepté la répudiation et revendiqué ses droits d'épouse divorcée et en déduit que, bien que le droit de défense de ladite épouse n'aient guère été respectés au cours de la procédure de répudiation, celle-ci a acquiescé à la répudiation et, ce faisant, reconnu que ses droits n'avaient pas été lésés.
3.4. En vertu de l'article 570, alinéa 2, 1° et 2°, du Code judiciaire, en vigueur avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, la décision de dissolution du mariage par répudiation rendue au Maroc n'est tenue, en Belgique, pour régulièrement rendue que si cette décision ne contient rien de contraire aux principes d'ordre public ni aux règles du droit public belge et si les droits de la défense ont été respectés. Il s'agit de conditions cumulatives.
La constatation que l'ordre public international belge ne s'oppose pas à la reconnaissance de la décision marocaine n'exonère pas le juge de vérifier si, lors de la procédure au Maroc, les droits de la défense ont in concreto été respectés.
La constatation que l'ordre public international belge ne peut s'opposer à la reconnaissance de la répudiation ne permet partant pas de reconnaître la décision de répudiation si, lors de la procédure de répudiation, les droits de défense de l'épouse répudiée n'ont pas été respectés.
4. Le demandeur a allégué devant la cour du travail que l'acte de divorce marocain n'est pas conforme à l'article 570 du Code judiciaire puisqu'il comporte une violation des droits de la défense : l'acte de divorce indique en effet clairement que l'épouse n'était pas présente et elle n'a donc pas été entendue.
Le demandeur a également allégué, en reprenant le raisonnement développé par le premier juge, que
- l'« acte de divorce première déclaration » concerne une répudiation unilatérale appelée « talak » ;
- cette institution de droit marocain ne laisse place à aucune contestation et, partant, à aucun débat ;
- le défendeur ne peut se fonder sur un éventuel consentement ultérieur de madame L. à la répudiation intervenue en 1974 pour que la répudiation produise ses effets ;
- la répudiation intervenue en 1974 étant contraire à l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, il est inutile de vérifier si elle ne contient rien de contraire au principe d'ordre public, même en tenant compte de l'ordre public international de proximité.
5. Après avoir constaté que l'acte de dissolution du premier mariage du défendeur « est intervenu en 1974 ; que cet acte a été revêtu de la signature de deux notaires et porte mention de l'homologation du juge-notaire d'Oudja, avec le sceau du tribunal de première instance de cette ville, [et] correspond à une 'déclaration unique première', conforme à la loi et à l'usage, faite en l'absence de l'épouse divorcée' », l'arrêt décide que
- le premier juge aurait dû vérifier les effets in concreto en ne s'arrêtant pas à la question des droits de la défense, comme il l'a fait ;
- l'appréciation in concreto de la reconnaissance de la répudiation implique d'avoir égard au niveau de proximité de l'acte litigieux avec l'ordre juridique belge et d'une volonté éventuelle de fraude ;
- en 1974, au moment de la dissolution, les parties entretenaient peu de liens avec la Belgique ; le seul lien était la résidence habituelle du défendeur ; pour le reste, ni la nationalité des époux ni la résidence habituelle de l'épouse ne les rattachaient à la Belgique ;
- il ne peut être fait grief au défendeur d'avoir voulu détourner la compétence normale des juridictions belges pour la dissolution du lien conjugal ;
- la première épouse a, à tout le moins tacitement, consenti à la dissolution et y a donné son consentement, ce qui résulte des circonstances suivantes :
. pendant quarante ans, elle s'est comportée comme une épouse divorcée et n'a jamais prétendu être encore mariée avec le défendeur ;
. elle s'est adressée en 2014 à l'Office national des pensions afin d'introduire une demande de pension de conjoint divorcé, présentant le défendeur comme son ex-époux ;
. une demande de pension avec la mention « conjoint divorcé » a été introduite en 2015 via la caisse nationale de sécurité sociale marocaine ;
. la remise en cause du statut de divorcée n'émane pas de la première épouse mais du demandeur, qui a d'initiative modifié la demande de pension de conjoint divorcé en demande de pension de conjoint séparé.
L'arrêt conclut que le souci de préserver l'ordre public international belge ne peut justifier que, en ce qui concerne l'octroi des droits en matière de pension, la dissolution du premier mariage du défendeur ne soit pas reconnue.
6.1. Aux termes de l'article 149 de la Constitution, tout jugement est motivé. Le juge doit partant répondre aux moyens précis et pertinents que les parties développent en conclusions à l'appui de leur demande ou de leur défense.
L'arrêt, qui décide que le respect de l'ordre public international belge ne peut s'opposer à la reconnaissance de la répudiation de la première épouse du défendeur, ne répond pas au moyen précis et pertinent, formulé par le demandeur en ses conclusions, selon lequel le droit de défense de l'épouse répudiée n'a pas été respecté lors de la procédure de répudiation au Maroc en 1974, de sorte que, conformément à l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, la décision marocaine de dissolution du mariage par répudiation ne peut être reconnue en Belgique en ce qui concerne l'appréciation des droits du défendeur en matière de pension.
L'arrêt n'est partant pas régulièrement motivé et viole l'article 149 de la Constitution.
6.2. L'arrêt constate que la dissolution du premier mariage du défendeur est intervenue en 1974 au Maroc par une « déclaration unique première » faite en l'absence de l'épouse divorcée.
L'arrêt constate ainsi que le droit de défense de la première épouse du défendeur n'a, lors de la procédure de répudiation en 1974, pas été respecté.
Les constatations que les parties entretenaient peu de liens avec la Belgique en 1974, qu'il n'existe pas de volonté de fraude dans le chef du défendeur et que sa première épouse a, ultérieurement, consenti à la dissolution du mariage sont sans importance pour l'appréciation du respect des droits de la défense au sens de l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire et ne peuvent justifier la décision.
L'arrêt, qui reconnaît la dissolution du premier mariage du défendeur viole partant l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, en vigueur avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004.
6.3. À tout le moins, l'arrêt, qui constate que l'acte de dissolution du mariage correspond à une « déclaration unique première, conforme à la loi et à l'usage, faite en l'absence de l'épouse divorcée », n'examine pas si, in concreto, le droit de défense de la première épouse du défendeur a été respecté lors de la procédure de dissolution du mariage.
L'arrêt viole, partant, l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, en vigueur avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, et, dans la mesure où les motifs de l'arrêt ne permettent pas à la Cour de contrôler sa légalité, l'article 149 de la Constitution.
7.1. L'arrêt décide
- d'une part, que, si on excepte le demandeur, les autorités belges ont toujours reconnu sans équivoque la dissolution du premier mariage et la conclusion du second, qu'il n'est pas contesté que la dissolution du mariage intervenue en 1974 et le second mariage ont été inscrits dans les registres de la population belges et que, depuis leur mariage, le défendeur et sa seconde épouse sont fiscalement considérés comme des conjoints, que, selon l'article 31, § 1er, alinéa 2, du Code de droit international privé, qui, sur ce point, codifie une pratique antérieure, la mention ou la transcription d'une décision judiciaire étrangère ne peut avoir lieu qu'après vérification des conditions visées aux articles 24 et 25 et, selon les cas, 39, 57 et 72, et que l'inscription dans les registres ne peut être considérée comme anodine,
- d'autre part, que, même si on devait considérer que les actes administratifs ne lient pas la cour [du travail], il y aurait lieu d'avoir égard au fait que la reconnaissance administrative tant de la dissolution du premier mariage que du second mariage ne procède pas d'actes isolés mais d'une attitude constante des autorités belges pendant de nombreuses années et que le refus de reconnaissance du demandeur est intervenu de manière totalement inattendue.
7.2. Le défendeur n'a droit à sa pension complète au taux de ménage que s'il est divorcé de sa première épouse, c'est-à-dire si la décision de dissolution de son premier mariage par répudiation au Maroc en 1974 peut produire des effets en Belgique.
Comme il a été dit, la dissolution du premier mariage ne peut produire d'effets en Belgique que si elle satisfait aux conditions prescrites par l'article 57 du Code de droit international privé, ce qui, aux termes de l'arrêt, n'est pas le cas, ou si elle satisfait aux conditions prescrites par l'article 570 du Code judiciaire, en vigueur avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004.
L'arrêt n'a pu légalement reconnaître la dissolution du premier mariage du défendeur par répudiation qu'en constatant que les conditions prescrites par ledit article 570 sont remplies, ce qui implique, entre autres, qu'il constate que le droit de défense de l'épouse répudiée a été respecté.
Les constatations que des autorités belges, autres que le demandeur, ont toujours reconnu la dissolution du premier mariage et la conclusion du second mariage, que la dissolution du premier mariage et le second mariage ont été inscrits dans les registres de la population, et que le défendeur et sa seconde épouse sont fiscalement considérés comme conjoints sont à ce sujet sans importance. Ces constatations ne dispensaient pas la cour du travail de vérifier si les conditions prescrites par l'article 570 du Code judiciaire étaient remplies et ne l'obligeaient nullement à reconnaître la décision de dissolution du premier mariage par répudiation si celle-ci ne satisfait pas à la condition prévue à l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire.
La circonstance qu'il peut être tenu compte en Belgique de l'existence d'une répudiation prononcée au Maroc (ce qui résulte de l'article 29 du Code de droit international privé) n'implique pas que le juge belge puisse, sans vérifier la réunion des conditions auxquelles elle peut être reconnue en Belgique, donner quelque effet à cette répudiation dans l'ordonnancement juridique belge.
Les juridictions du travail qui, lorsqu'elles statuent sur les contestations relatives aux droits des travailleurs salariés résultant de la législation en matière de pensions de retraite et de survie, doivent statuer sur la reconnaissance d'une décision étrangère de dissolution par répudiation d'un mariage ne sont pas liées par une décision prise par une autorité administrative (telles les autorités communales ou fiscales) à l'égard de l'existence ou de la reconnaissance de la répudiation.
La décision selon laquelle la dissolution du premier mariage du défendeur doit être reconnue par le demandeur n'est partant pas légalement justifiée au motif que cette dissolution, ainsi que la conclusion du second mariage, ont toujours été reconnues par les autorités belges (violation des articles 570 du Code judiciaire, en vigueur avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, et 159 de la Constitution).
8.1. L'arrêt décide que
- le refus de reconnaissance de la dissolution par répudiation du premier mariage du défendeur perturbe la situation personnelle et familiale du défendeur et de sa seconde épouse d'une manière qui porte gravement atteinte à leur droit à la vie privée et familiale, contrevient à leurs attentes légitimes et viole l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en combinaison avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention ;
- le refus de reconnaissance du second mariage - polygamique du fait de la non-reconnaissance de la répudiation de la première épouse - « pourrait » avoir un impact négatif au-delà du décès du défendeur :
. en cas de prédécès du défendeur, l'entièreté de la pension de survie devrait être attribuée à sa première épouse tandis que madame R., sa seconde épouse, en serait exclue ;
. sur le plan social, cette situation est injustifiée ;
. madame R. serait privée de tout droit en matière de pensions de survie et ce, bien qu'elle ait, avec un statut d'épouse à l'époque non contesté, vécu aux côtés du défendeur pendant l'essentiel de la carrière au cours de laquelle le droit à la pension a été constitué ;
. le refus de reconnaissance perturberait la situation personnelle et patrimoniale de madame R. d'une manière d'autant plus inacceptable que cette dernière est étrangère à l'acte litigieux ;
. en contraignant le défendeur, par une décision inattendue, à solliciter une prestation d'assistance alors qu'il a cotisé pour sa pension pendant près de quarante ans comme travailleur salarié, il est porté atteinte à la dignité que l'article 23 de la Constitution entend reconnaître à ceux qui par leur travail, contribuent au financement de la sécurité sociale.
L'arrêt en conclut que
- les conséquences pratiques du refus de reconnaissance, y compris au regard du droit à la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et du droit à la sécurité sociale garanti par l'article 23 de la Constitution, apparaissent comme sans commune mesure avec le désagrément très théorique que la reconnaissance d'une répudiation intervenue de manière unilatérale il y a plus de quarante ans au Maroc pourrait avoir sur l'ordre public international belge ;
- le souci de préserver l'ordre public international belge ne peut justifier que, en ce qui concerne l'octroi des droits en matière de pension, la dissolution du premier mariage du défendeur ne soit pas reconnue par le demandeur.
8.2. Le droit au respect de la vie privée, prévu à l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, n'est pas un droit absolu. Cette disposition ne fait pas obstacle à l'ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit lorsque cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (entre autres) à la protection des droits et libertés d'autrui.
L'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dispose que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens et que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Ces dispositions ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes.
L'article 23 de la Constitution garantit le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. À cette fin, la loi garantit, en tenant compte des obligations correspondantes, le droit à la sécurité sociale, et détermine les conditions de son exercice.
Aux termes de l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. Le droit à un procès équitable implique le respect des droits de la défense.
Les articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combiné avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention, et 23 de la Constitution ne s'opposent pas à ce que, pour la reconnaissance en Belgique d'une décision marocaine de dissolution du mariage par répudiation en vue de l'octroi de droits en matière de pension, la loi prescrive que cette reconnaissance ne peut être admise que si les droits de la défense, dont le respect est garanti par l'article 6 de ladite convention, ont été respectés.
8.3. L'arrêt décide que, eu égard à l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme, combiné avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention, et à l'article 23 de la Constitution, le souci de préserver l'ordre public international belge - en d'autres termes, le fait que la règle de l'article 570, alinéa 2, 1°, du Code judiciaire, applicable avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, s'oppose à la reconnaissance de la dissolution par répudiation du premier mariage du défendeur - ne peut justifier que, en matière de droit à la pension, la dissolution du premier mariage ne soit pas reconnue.
L'arrêt, qui, comme il a été dit, n'examine pas si l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, applicable avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, s'oppose à la reconnaissance de la dissolution du premier mariage du défendeur, ou constate que la condition prescrite par cet article 570, alinéa 2, 2° (le respect des droits de la défense de l'épouse répudiée), n'est pas remplie, ou ne décide pas légalement que les droits de la défense ont été respectés, ne constate pas que l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combiné avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention, et l'article 23 de la Constitution s'opposent à ce que la reconnaissance de la répudiation soit exclue par application dudit article 570, alinéa 2, 2°, c'est-à-dire parce que les droits de la défense de l'épouse répudiée n'ont pas été respectés.
L'arrêt viole ainsi les articles 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, applicable avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, 149 de la Constitution, 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955, 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention, signé à Paris le 20 mars 1952 et approuvé par la loi du 13 mai 1955, et 23 de la Constitution.
Dans la mesure où il décide que le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combiné avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention, et le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine impliquant le droit à la sécurité sociale de l'époux garanti par l'article 23 de la Constitution s'opposent à ce que la reconnaissance de la répudiation soit refusée par application de l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, applicable avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, c'est-à-dire s'opposent à ce que la reconnaissance de la répudiation soit exclue lorsque les droits de la défense de l'épouse répudiée n'ont pas été respectés, l'arrêt viole les articles 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, applicable avant sa modification par la loi du 16 juillet 2004, 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955, 1er du Premier Protocole additionnel à cette convention, signé à Paris le 20 mars 1952 et approuvé par la loi du 13 mai 1955, et 23 de la Constitution.

III. La décision de la Cour
L'arrêt constate que, pour contester la décision du demandeur du 29 mai 2015 partageant par moitié sa pension de retraite entre lui et sa première épouse, le défendeur fait valoir que « le mariage a été dissous au Maroc le 25 août 1974 par un acte de ‘divorce-première déclaration' consigné dans les registres de l'état civil marocain le 29 août 1974 à la suite de son homologation par la section notariale du tribunal de première instance d'Oujda ».
Il considère que, dès lors que ne sont pas réunies toutes les conditions auxquelles l'article 57, § 2, du Code de droit international privé permet la reconnaissance en Belgique d'un acte établi à l'étranger constatant la volonté du mari de dissoudre le mariage sans que la femme ait disposé d'un droit égal, la possibilité de reconnaître l'acte litigieux doit, comme l'admet le défendeur, être appréciée au regard de l'article 570 du Code judiciaire tel qu'il était en vigueur jusqu'au 1er octobre 2004.
Les jugements régulièrement rendus par un tribunal étranger relativement à l'état des personnes produisent, en règle, leurs effets en Belgique indépendamment de toute déclaration d'exéquatur.
Sous le régime antérieur au Code de droit international privé, ils ne sont toutefois tenus, en Belgique, pour régulièrement rendus que s'ils satisfont aux conditions énoncées à l'article 570 du Code judiciaire, qui, en son alinéa 2, prescrit au juge de vérifier 1° si la décision ne contient rien de contraire aux principes d'ordre public, ni aux règles du droit public belge, et 2° si les droits de la défense ont été respectés.
Ces deux conditions distinctes sont cumulatives.
En énonçant que « l'acte litigieux [...] correspond à une ‘déclaration unique première, conforme à la loi et à l'usage, faite en l'absence de l'épouse divorcée' », l'arrêt considère que la procédure suivie ne respectait pas en soi les droits de la défense.
Ni le comportement ultérieur de la première épouse du défendeur, dont l'arrêt déduit son « consentement tacite » à la répudiation, ni la reconnaissance des effets de celle-ci par « les autorités belges », « si l'on excepte le [demandeur] », n'excluent cette atteinte aux droits de la défense.
Les autres considérations de l'arrêt, qui concernent la conformité de la situation litigieuse à l'ordre public international belge, dont l'article 570, alinéa 2, 1°, du Code judiciaire impose la vérification, ne sauraient, dès lors, suffire à justifier légalement sa décision de reconnaître la répudiation litigieuse.
En donnant effet à celle-ci dans l'ordonnancement juridique belge, l'arrêt viole l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire.
Le moyen est fondé.

Par ces motifs,

La Cour

Casse l'arrêt attaqué, sauf en tant qu'il reçoit l'appel ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt partiellement cassé ;
Vu l'article 1017, alinéa 2, du Code judiciaire, condamne le demandeur aux dépens ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour du travail de Liège.
Les dépens taxés à la somme de cent quarante-quatre euros treize centimes envers la partie demanderesse et à la somme de vingt euros au profit du fonds budgétaire relatif à l'aide juridique de deuxième ligne.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, les présidents de section Koen Mestdagh et Mireille Delange, les conseillers Antoine Lievens et Eric de Formanoir, et prononcé en audience publique du seize décembre deux mille dix-neuf par le président de section Christian Storck, en présence de l'avocat général Jean Marie Genicot, avec l'assistance du greffier Lutgarde Body.


Synthèse
Numéro d'arrêt : S.18.0038.F
Date de la décision : 16/12/2019

Origine de la décision
Date de l'import : 09/03/2020
Fonds documentaire ?: juridat.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2019-12-16;s.18.0038.f ?

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