Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° C.18.0272.F
ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES COMMERCIALES, association sans but lucratif, dont le siège est établi à Woluwe-Saint-Lambert, avenue Konrad Adenauer, 3,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Ann Frédérique Belle, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 106, où il est fait élection de domicile,
contre
M H,
défendeur en cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 24 mai 2018 par le Conseil d'État, section du contentieux administratif.
Le 11 mars 2019, l'avocat général Thierry Werquin a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Christian Storck a fait rapport et l'avocat général Thierry Werquin a été entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- articles 144, 149 et 160 de la Constitution ;
- articles 7, 14, § 1er, alinéa 1er, et 17, § 1er, alinéa 1er, des lois sur le Conseil d'État, coordonnées le 12 janvier 1973 ;
- articles 27, 28 et 56, § 1er, du décret de la Communauté française du 5 août 1995 fixant l'organisation générale de l'enseignement supérieur en hautes écoles ;
- article 94 du décret de la Communauté française du 7 novembre 2013 définissant le paysage de l'enseignement supérieur et l'organisation académique des études ;
- articles 1134, 1135 et 1165 du Code civil.
Décision et motifs critiqués
L'arrêt rejette le déclinatoire de compétence soulevé par la demanderesse aux motifs que :
« Exposé des faits de la cause
En septembre 2017, le [défendeur] s'est inscrit à la section Comptabilité de la [demanderesse] ;
[Le défendeur] a comptabilisé au total quarante-deux demi-jours d'absence, dont trente-cinq ne sont pas justifiés. Les sept demi-jours justifiés le sont par des cas de force majeure, plus précisément la maladie dûment attestée par des certificats médicaux ;
Le 3 mai 2018, la directrice de la catégorie économique de [la demanderesse] décide par lettre recommandée de refuser d'inscrire [le défendeur] à l'épreuve de bachelier en comptabilité (première année). Cette décision, qui est motivée sur la base de l'article 32, alinéas 1er et 3, du règlement des études, est libellé comme suit : [...] ;
À la suite d'un recours interne du [défendeur], le collège de direction de [la demanderesse] confirme la décision de [la directrice de la catégorie économique] par lettre recommandée du 14 mai 2018 ;
Il s'agit de l'acte attaqué ;
Déclinatoire de compétence
[...] Le décret du 5 août 1995 fixant l'organisation générale de l'enseignement supérieur en hautes écoles s'applique aux institutions, organisées ou subventionnées par la Communauté française, dispensant un enseignement supérieur de type court et de type long. L'article 26, § 1er, alinéa 1er, du décret dispose notamment que 'l'étudiant choisit librement la haute école à laquelle il souhaite s'inscrire'. En l'espèce, le choix du [défendeur] s'est porté sur une haute école libre confessionnelle subventionnée. Conformément à l'article 27 du décret du 5 août 1995, 'les autorités de la haute école arrêtent un règlement des études'. Selon l'article 28, § 2, du même décret, 'l'inscription de l'étudiant dans la haute école implique l'adhésion au projet pédagogique, social et culturel visé à l'article 6, au règlement des études visé à l'article 27 et au règlement général des examens visé à l'article 42'. Il résulte de ces éléments que la relation entre un étudiant majeur et une haute école libre subventionnée est, en principe, de nature contractuelle ;
La décision du 14 mai 2018 par laquelle le collège de direction a décidé de confirmer la décision de refus d'inscription [du défendeur] à l'épreuve de première année de bachelier en comptabilité, prise sur la base de l'article 32 précité du règlement des études, même si elle s'inscrit dans le cadre du contrat que le [défendeur] a conclu avec la haute école, produit incontestablement des effets à l'égard des tiers dès lors qu'elle conduit à l'échec de l'année académique, puisque l'élève qui n'est plus autorisé à présenter les sessions d'examen de juin et de septembre ne pourra pas poursuivre et achever sa première année de baccalauréat, même dans un autre établissement. Dans cette mesure, l'acte attaqué, qui ne correspond ni à une décision de refus d'inscription à un cursus ni à une sanction disciplinaire d'exclusion, doit, quant à ses effets, être assimilé à une décision d'échec. L'on peut dès lors considérer au stade d'un examen prima facie de la question que la partie adverse est donc intervenue en l'espèce en qualité d'autorité administrative et que le Conseil d'État est compétent pour connaître du recours.
Le déclinatoire de compétence est rejeté ».
Griefs
Première branche
En vertu de l'article 144 de la Constitution, les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux. Selon l'article 160 de la Constitution, le Conseil d'État statue par voie d'arrêt en tant que juridiction administrative dans les cas déterminés par la loi.
L'article 14, § 1er, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'État dispose que la section du contentieux administratif du Conseil d'État statue par voie d'arrêts sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements des diverses autorités administratives.
Aux termes de l'article 17, § 1er, alinéa 1er, des mêmes lois, lorsqu'un acte ou un règlement d'une autorité administrative est susceptible d'être annulé en vertu de l'article 14, § 1er, le Conseil d'État est seul compétent pour ordonner la suspension de son exécution.
En vertu de l'article 56, § 1er, du décret du 5 août 1995 fixant l'organisation générale de l'enseignement supérieur en hautes écoles, les hautes écoles relevant du réseau de l'enseignement libre subventionné et du réseau de l'enseignement officiel subventionné sont constituées sous la forme de personnes morales, à l'exception des hautes écoles regroupant des établissements d'enseignement supérieur relevant du pouvoir organisateur d'une seule commune ou d'une seule province.
La demanderesse est une haute école constituée sous la forme d'une association sans but lucratif.
En vertu de l'article 27 du décret du 5 août 1995, « les autorités de la haute école arrêtent un règlement des études » et, selon l'article 28, § 2, du même décret, « l'inscription de l'étudiant dans la haute école implique l'adhésion au projet pédagogique, social et culturel visé à l'article 6, au règlement des études visé à l'article 27 et au règlement général des examens visé à l'article 42 ».
L'article 94 du décret de la Communauté française du 7 novembre 2013 prévoit enfin que « l'étudiant choisit librement l'établissement d'enseignement supérieur au sein duquel il souhaite s'inscrire » et que « son inscription implique le respect du règlement des études ».
La décision contestée de la demanderesse est fondée sur l'article 32 du règlement qu'elle a adopté en vertu des dispositions précitées, auquel le défendeur a adhéré par son inscription et qui prévoit que :
« Au plus tard le 15 mai, le directeur de catégorie peut refuser, par décision formellement motivée remise contre accusé de réception ou adressée par lettre recommandée à l'étudiant, la participation de ce dernier aux examens pour manque d'assiduité.
L'étudiant qui présente un nombre inquiétant de jours d'absence fera d'abord l'objet d'au moins un avertissement.
Est, notamment, présumé manquer d'assiduité, l'étudiant qui, sauf cas de force majeure, se serait absenté quarante demi-journées pendant l'année écoulée ».
Les institutions créées par des personnes privées mais agréées ou reconnues par l'autorité fédérale, par les communautés et les régions, les provinces ou les communes, qui sont chargées d'un service public et qui ne relèvent pas du pouvoir judiciaire ou législatif, peuvent être considérées comme des autorités administratives au sens de l'article 14 des lois coordonnées sur le Conseil d'État dans la mesure où leur fonctionnement est déterminé et contrôlé par l'autorité et dans la mesure où elles peuvent prendre des décisions obligatoires à l'égard des tiers.
Une personne morale de droit privé ne peut dès lors être considérée comme ayant agi en qualité d'autorité administrative que dans la mesure où elle prend des décisions obligatoires à l'égard des tiers, ce qui implique qu'elle puisse déterminer unilatéralement ses propres obligations vis-à-vis des tiers ou constater unilatéralement les obligations de ces tiers.
Il s'ensuit qu'un acte émanant de cette personne morale n'est de nature à faire l'objet d'un recours en annulation et, partant, d'un recours en suspension de son exécution devant le Conseil d'État que dans la mesure où il ressortit à l'imperium dont elle est investie.
En l'occurrence, l'arrêt attaqué constate que « la décision du 14 mai 2018 par laquelle le collège de direction a décidé de confirmer la décision de refus d'inscription du [défendeur] à l'épreuve de première année de bachelier en comptabilité, prise sur la base de l'article 32 précité du règlement des études [...], s'inscrit dans le cadre du contrat que le [défendeur] a conclu avec la haute école ».
Le Conseil d'État a néanmoins rejeté le déclinatoire de compétence soulevé par la demanderesse aux motifs que « la décision du 14 mai 2018 [...] produit incontestablement des effets à l'égard des tiers dès lors qu'elle conduit à l'échec de l'année académique, puisque l'élève qui n'est plus autorisé à présenter les sessions d'examen de juin et de septembre ne pourra poursuivre et achever sa première année de baccalauréat, même dans un autre établissement ; que, dans cette mesure, l'acte attaqué, qui ne correspond ni à une décision de refus d'inscription à un cursus ni à une sanction disciplinaire d'exclusion, doit, quant à ses effets, être assimilé à une décision d'échec ».
Or, la décision de refuser au défendeur le droit de s'inscrire aux examens à défaut pour lui d'avoir respecté le règlement adopté par la demanderesse, qu'il était tenu de respecter dans le cadre de la relation de nature contractuelle existant entre eux, constitue une sanction de nature contractuelle ; cette décision n'implique aucune obligation à l'égard des tiers.
En effet, du seul fait qu'une décision s'inscrivant dans le cadre d'un contrat produirait des effets à l'égard des tiers, il ne résulte pas qu'elle serait obligatoire à l'égard des tiers.
Le Conseil d'État n'a d'ailleurs précisé ni quelles obligations la décision de la demanderesse imposerait ni quels tiers se verraient imposer ces obligations.
L'arrêt, qui constate la nature contractuelle de la relation des parties, se déclare dès lors à tort compétent pour connaître de la requête du défendeur et viole les articles 144 et 160 de la Constitution ainsi que les articles 7, 14, § 1er, alinéa 1er, 1°, et 17, § 1er, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d'État en rejetant le déclinatoire de compétence soulevé par la demanderesse.
Il viole également les dispositions du décret du 5 août 1995 visées au moyen, en vertu desquelles le règlement litigieux adopté par la demanderesse s'imposait au défendeur qui, par son inscription, a adhéré à ce règlement et qui était tenu de le respecter en application de l'article 94 du décret du 7 novembre 2013.
Il viole encore, en tant que de besoin, les articles 1134 et 1135 du Code civil en se déclarant compétent pour suspendre la décision prise par la demanderesse en exécution des règles applicables à la relation de nature contractuelle existant entre les parties, privant ainsi ladite convention de sa force obligatoire et de ses effets.
À tout le moins, en ne précisant ni quelles obligations la décision de la demanderesse imposerait aux tiers ni quels tiers se verraient imposer ces obligations, l'arrêt ne permet pas à la Cour d'exercer son contrôle et n'est dès lors pas régulièrement motivé (violation de l'article 149 de la Constitution).
Seconde branche
Sans préjudice de la question si la décision du 14 mai 2018 était réellement susceptible de produire des effets à l'égard des tiers, elle ne constituait pas pour autant une décision obligatoire à l'égard des tiers.
En réalité, le Conseil d'État a confondu les effets internes et les effets externes des contrats.
Les effets internes des contrats concernent les droits et les obligations que le contrat fait naître. En règle, s'y applique le principe de l'effet relatif des contrats, et plus généralement des actes juridiques, énoncé à l'article 1165 du Code civil.
Seules les parties au contrat peuvent invoquer à leur profit les droits que le contrat fait naître ou peuvent être tenues d'en exécuter les obligations - sous réserve d'exceptions, dont l'une est indiquée par le texte, à savoir la stipulation pour autrui.
Les effets externes des contrats, en vertu du principe d'opposabilité desdits effets, impliquent que l'existence du contrat est, pour les tiers, un élément de fait dont ils doivent et peuvent tenir compte, ce qui signifie notamment qu'ils doivent subir - mais peuvent aussi invoquer - les effets que le contrat a entre les parties, y compris dans la mesure où ces effets exercent une influence sur leur propre situation juridique ou de fait.
L'arrêt constate que la relation existant entre les parties est de nature contractuelle.
S'il pouvait en déduire que le contrat des parties produisait des effets externes conformément aux principes rappelés ci-avant, il ne pouvait en déduire qu'une décision prise en application des règles régissant ce contrat pouvait produire des effets obligatoires à l'égard des tiers, s'apparentant à des effets internes, et qui auraient pour conséquence que ces tiers seraient tenus à des obligations découlant de la convention des parties.
Ce faisant, l'arrêt commet une confusion entre les effets internes et les effets externes des contrats, et viole l'article 1165 du Code civil.
III. La décision de la Cour
Quant à la première branche :
Aux termes de l'article 17, § 1er, alinéa 1er, des lois sur le Conseil d'État, coordonnées le 12 janvier 1973, lorsqu'un acte ou un règlement d'une autorité administrative est susceptible d'être annulé en vertu de l'article 14, §§ 1er et 3, le Conseil d'État est seul compétent pour ordonner la suspension de son exécution.
L'article 14, § 1er, alinéa 1er, des mêmes lois dispose que la section du contentieux administratif du Conseil d'État statue par voie d'arrêts sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements des diverses autorités administratives.
Les institutions créées ou reconnues par l'autorité fédérale, par les communautés et les régions, les provinces ou les communes, qui sont chargées d'un service public et qui ne relèvent pas du pouvoir judiciaire ou législatif, constituent en principe des autorités administratives dans la mesure où leur fonctionnement est déterminé et contrôlé par l'autorité et où elles peuvent prendre des décisions obligatoires à l'égard des tiers.
Il s'ensuit qu'un acte émanant de cette personne morale n'est de nature à faire l'objet d'un recours en annulation et, partant, d'un recours en suspension de son exécution devant le Conseil d'État que dans la mesure où il ressortit à l'imperium dont elle est investie.
L'arrêt constate que le recours en suspension du défendeur est dirigé contre la décision de la demanderesse, « haute école libre confessionnelle subventionnée », de refuser son inscription à l'épreuve de la première année du baccalauréat en comptabilité.
Il considère que « la décision du 14 mai 2018 par laquelle le collège de direction [de la demanderesse] a décidé de confirmer la décision de refus d'inscription du [défendeur] à l'épreuve de première année de bachelier en comptabilité, prise sur la base de l'article 32 [...] du règlement des études, même si elle s'inscrit dans le cadre du contrat que le requérant a conclu avec la haute école, produit incontestablement des effets à l'égard des tiers dès lors qu'elle conduit à l'échec de l'année académique, puisque l'élève, qui n'est plus autorisé à présenter les sessions d'examen de juin et de septembre, ne pourra pas poursuivre et achever sa première année de baccalauréat, même dans un autre établissement », et que, « dans cette mesure, l'acte attaqué, qui ne correspond ni à une décision de refus d'inscription à un cursus ni à une sanction disciplinaire d'exclusion, doit, quant à ses effets, être assimilé à une situation d'échec ».
De ce qu'une décision produit des effets à l'égard des tiers, il ne se déduit pas qu'elle serait obligatoire à l'égard de ceux-ci.
Par ses énonciations, l'arrêt ne justifie dès lors pas légalement sa décision « que la [demanderesse] est [...] intervenue en l'espèce en qualité d'autorité administrative », que « le Conseil d'État est compétent pour connaître du recours » et que « le déclinatoire de juridiction est rejeté ».
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Par ces motifs,
La Cour, statuant en chambres réunies,
Casse l'arrêt attaqué ;
Ordonne que le présent arrêt sera transcrit sur les registres du Conseil d'État et qu'il en sera fait mention en marge de l'arrêt cassé ;
Condamne le défendeur aux dépens ;
Renvoie la cause devant le Conseil d'État, section du contentieux administratif, autrement composé, qui se conformera à la décision de la Cour sur le point de droit jugé par elle.
Les dépens taxés à la somme de six cent septante-trois euros quatre-vingt-un centimes envers la partie demanderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, chambres réunies, à Bruxelles, où siégeaient le premier président chevalier Jean de Codt, le président Paul Maffei, les présidents de section Christian Storck, Beatrijs Deconinck et Alain Smetryns, les conseillers Koen Mestdagh, Geert Jocqué, Mireille Delange, Michel Lemal, Sabine Geubel et Ariane Jacquemin, et prononcé en audience publique du vingt-huit mars deux mille dix-neuf par le premier président chevalier Jean de Codt, en présence de l'avocat général Thierry Werquin, avec l'assistance du greffier en chef Chantal Van Der Kelen.