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15/10/2018 | BELGIQUE | N°S.18.0010.F

Belgique | Belgique, Cour de cassation, 15 octobre 2018, S.18.0010.F


N° S.18.0010.F
SOCIÉTÉ DES TRANSPORTS INTERCOMMUNAUX DE BRUXELLES, association de droit public, dont le siège est établi à Bruxelles, rue Royale, 76,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Liège, rue de Chaudfontaine, 11, où il est fait élection de domicile,

contre

K. S.,
défendeur en cassation.

I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 6 mars 2017 par la cour du travail de Bruxelles.
Le 2

7 août 2018, l'avocat général Jean Marie Genicot a déposé des conclusions au greffe.
Le président...

N° S.18.0010.F
SOCIÉTÉ DES TRANSPORTS INTERCOMMUNAUX DE BRUXELLES, association de droit public, dont le siège est établi à Bruxelles, rue Royale, 76,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Liège, rue de Chaudfontaine, 11, où il est fait élection de domicile,

contre

K. S.,
défendeur en cassation.

I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 6 mars 2017 par la cour du travail de Bruxelles.
Le 27 août 2018, l'avocat général Jean Marie Genicot a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Christian Storck a fait rapport et l'avocat général Jean Marie Genicot a été entendu en ses conclusions.

II. Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants :

Dispositions légales violées

- article 149 de la Constitution ;
- article 63 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, tel qu'il était en vigueur au jour du licenciement du défendeur, soit avant son abrogation par l'article 38, 1°, de la loi du 26 décembre 2013 concernant l'introduction d'un statut unique entre ouvriers et employés en ce qui concerne les délais de préavis et le jour de carence ainsi que de mesures d'accompagnement, cette abrogation ayant sorti ses effets le 1er avril 2014, jour de l'entrée en vigueur de la convention collective n° 109 concernant la motivation du licenciement.

Décisions et motifs critiqués

L'arrêt condamne la demanderesse, par réformation du jugement entrepris, à payer au défendeur la somme de 24.034,20 euros brut, à majorer des intérêts légaux, à titre d'indemnité pour licenciement abusif, ainsi qu'aux dépens des deux instances, par tous ses motifs considérés ici comme reproduits, et plus spécialement par les motifs suivants :
« 3.1. Les principes
En vertu de l'article 63 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, tel qu'il était en vigueur à la date du licenciement, est considéré comme licenciement abusif le licenciement d'un ouvrier engagé pour une durée indéterminée effectué pour des motifs qui n'ont aucun lien avec l'aptitude ou la conduite de l'ouvrier ou qui ne sont pas fondés sur les nécessités de l'entreprise ;
Lorsque l'employeur invoque un motif lié à l'aptitude ou à la conduite de l'ouvrier, le juge doit vérifier si le motif de licenciement est prouvé et s'il est légitime. Le licenciement pour un motif en rapport avec l'aptitude ou la conduite de l'ouvrier est abusif lorsque ce motif est manifestement déraisonnable. En effet, l'objectif poursuivi par le législateur est d'interdire le licenciement manifestement déraisonnable d'un ouvrier (Cass., 22 novembre 2010, J.T.T., 2011, 3) ;
Lorsque l'employeur invoque des motifs de licenciement fondés sur les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, les juridictions du travail doivent vérifier la réalité des motifs invoqués et leur lien de causalité avec le licenciement. Il ne leur appartient toutefois pas de s'immiscer dans la gestion ou l'organisation de l'entreprise et de vérifier l'opportunité des mesures mises en œuvre par l'employeur pour répondre aux nécessités de l'entreprise ;
Les motifs du licenciement peuvent être invoqués par l'employeur au cours de la procédure judiciaire, même s'il ne les a pas notifiés au moment du licenciement (Cass., 12 mai 2004, J.T.T., 314) ;
En cas de contestation, la charge de la preuve des motifs de licenciement invoqués incombe à l'employeur. Il lui incombe également de prouver que le motif de licenciement lié à l'aptitude ou à la conduite de l'ouvrier n'est pas manifestement déraisonnable ;
Si l'employeur ne prouve pas avoir licencié l'ouvrier pour des motifs conformes à l'article 63 tel qu'il vient d'être rappelé, il est tenu de payer à l'ouvrier une indemnité pour licenciement abusif correspondant à la rémunération de six mois ;

3.2. Application des principes en l'espèce
Dans ses conclusions, la [demanderesse] fait valoir que le licenciement [du défendeur] est lié à son comportement et justifié par les nécessités du fonctionnement de l'entreprise. Plus précisément, elle invoque la trop grande difficulté [du défendeur] à communiquer avec ses collègues et l'impossibilité d'y remédier, ce qui a causé de graves problèmes de fonctionnement au sein du corps de garde du dépôt. Elle adresse également une série de griefs [au défendeur] en ce qui concerne le pointage, la ponctualité, le manque d'esprit d'équipe, l'attitude moralisatrice et agressive à l'égard de ses collègues, la mauvaise foi pour couvrir ses propres manquements ;
Pourtant, la lettre de licenciement ne contient pas ces griefs. Dans cette lettre, la [demanderesse] a motivé sa décision de licencier [le défendeur] par le mal-être, voire une certaine forme de souffrance, exprimé par celui-ci. Il y est également indiqué que la difficulté [du défendeur] à communiquer positivement et sereinement avec les membres de l'équipe s'est transformée en rapports verbaux et écrits de plus en plus conflictuels ;
Certes, l'employeur a la faculté d'invoquer en cours de procédure judiciaire des motifs de licenciement qu'il n'a pas notifiés dans la lettre de rupture. Ces motifs ne peuvent être écartés d'emblée. Toutefois, il a la charge d'établir la réalité de ces motifs et le fait qu'ils ont déterminé sa décision de licencier. L'invocation a posteriori de griefs qui n'ont pas été indiqués dans la lettre de licenciement, pourtant détaillée, pose la question de savoir quelles sont les raisons qui ont véritablement guidé la décision de licencier ;
En l'espèce, la lettre de licenciement est motivée de manière détaillée. Elle indique uniquement des raisons liées aux mauvaises relations entre [le défendeur] et ses collègues. La [demanderesse] n'établit pas que les griefs qui concernent les prestations de travail [du défendeur], comme le manque de ponctualité ou le non-respect des consignes en matière de pointage, ont contribué à la déterminer à licencier celui-ci ;
Quant aux problèmes de communication avec les collègues, la [demanderesse] a commencé par souligner l'existence d'un mal-être, voire d'une souffrance, [du défendeur]. Il n'est pas établi que ces problèmes soient principalement imputables à la faute [du défendeur] ; le dossier laisse apparaître que d'autres membres du personnel faisant partie de l'équipe ont tenu des propos pour le moins inappropriés ;
Dans les circonstances très particulières de cette cause, la cour [du travail] considère que la décision de licencier [le défendeur] en raison de sa souffrance au travail et de difficultés de communication est manifestement déraisonnable ;
La demande d'indemnité pour licenciement abusif est dès lors fondée ».

Griefs

Première branche

L'article 63 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, tel qu'il était en vigueur au moment du licenciement du défendeur, dispose que :
« Est considéré comme licenciement abusif pour l'application du présent article, le licenciement d'un ouvrier engagé pour une durée indéterminée effectué pour des motifs qui n'ont aucun lien avec l'aptitude ou la conduite de l'ouvrier ou qui ne sont pas fondés sur les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service.
En cas de contestation, la charge de la preuve des motifs du licenciement invoqués incombe à l'employeur.
Sans préjudice de l'article 39, § 1er, l'employeur qui licencie abusivement un ouvrier engagé pour une durée indéterminée est tenu de payer à cet ouvrier une indemnité correspondant à la rémunération de six mois, sauf si une autre indemnisation est prévue par une convention collective de travail rendue obligatoire par le Roi ».
La conduite du travailleur visée à l'article 63 précité concerne non seulement la manière dont l'ouvrier exécute sa prestation de travail mais également celle dont il gère ses relations professionnelles avec son employeur ou ses collègues ou encore les démarches effectuées, initiatives ou décisions prises par lui dans le cadre de l'exécution de la relation de travail. À cet égard, le comportement même non fautif de l'ouvrier peut justifier un licenciement pour autant que le motif lié au comportement constitue un motif légitime de rupture, à savoir qu'il ne soit pas manifestement déraisonnable.
La nécessité du fonctionnement de l'entreprise concerne, quant à elle, l'ensemble des décisions prises par l'employeur dans le cadre de son pouvoir de gestion de l'entreprise et pour des raisons liées à celle-ci. Ces nécessités, qui peuvent justifier un licenciement au titre de l'article 63 précité, peuvent être tirées de motifs liés au travailleur lui-même. Les comportements au travail manifestant une difficulté de communiquer sereinement avec les collègues et les mauvaises relations avec ceux-ci entravant le fonctionnement de l'entreprise constituent un motif de licenciement qui n'est pas manifestement déraisonnable.
Le juge amené à apprécier la légitimité du motif de licenciement fondé sur les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service ne peut, à l'occasion de ce contrôle, substituer ses propres critères d'organisation à ceux de l'employeur. En effet, il n'appartient pas au juge de s'immiscer dans la gestion ou l'organisation de l'entreprise et de vérifier l'opportunité des mesures mises en œuvre par l'employeur pour répondre aux nécessités de l'entreprise.
Il s'ensuit que l'arrêt, qui, pour décider que le licenciement « est manifestement déraisonnable », considère que « la lettre de licenciement indique uniquement des raisons liées aux mauvaises relations entre [le défendeur] et ses collègues » et qu'« il n'est pas établi que ces problèmes soient principalement imputables à la faute [du défendeur] », ajoute à l'article 63 précité une condition qu'il ne contient pas dès lors que le caractère raisonnable du motif de licenciement ne requiert pas l'existence d'une faute du travailleur et viole, partant, cette disposition.
[...]

III. La décision de la Cour

Quant à la première branche :

En vertu de l'article 63, alinéa 1er, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, est considéré comme abusif, pour l'application de cet article, le licenciement d'un ouvrier engagé pour une durée indéterminée qui est effectué pour des motifs qui n'ont aucun lien avec l'aptitude ou la conduite de l'ouvrier ou qui ne sont pas fondés sur les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service.
S'il revient au juge d'apprécier si le motif du licenciement n'est pas manifestement déraisonnable, la Cour contrôle si cette appréciation ne méconnaît pas la notion légale de licenciement abusif.
L'arrêt constate que, dans la lettre par laquelle elle a licencié le défendeur, la demanderesse a fait état du « mal-être, voire [d']une certaine forme de souffrance, exprimé par [celui-ci] » et de « [sa] difficulté [...] à communiquer positivement et sereinement avec les membres de l'équipe », qui « s'est transformée en rapports verbaux et écrits de plus en plus conflictuels ».
Pour fonder sa décision que, « dans les circonstances très particulières de cette cause, [...] la décision de licencier [le défendeur] en raison de sa souffrance au travail et de difficultés de communication est manifestement déraisonnable », l'arrêt considère qu'« il n'est pas établi que ces problèmes soient principalement imputables à la faute de [celui-ci] » dès lors que « le dossier laisse apparaître que d'autres membres du personnel faisant partie de l'équipe [...] ont tenu des propos pour le moins inappropriés ».
En liant l'appréciation du caractère manifestement déraisonnable du motif du licenciement à l'exigence que la conduite de l'ouvrier susceptible de constituer ce motif soit fautive, l'arrêt viole l'article 63, alinéa 1er, de la loi du 3 juillet 1978.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Et il n'y a pas lieu d'examiner la seconde branche du moyen, qui, en aucun de ses rameaux, ne saurait entraîner une cassation plus étendue.

Par ces motifs,

La Cour

Casse l'arrêt attaqué en tant qu'il statue sur la demande du défendeur en paiement d'une indemnité pour licenciement abusif et sur les dépens ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt partiellement cassé ;
Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour du travail de Mons.

Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, les conseillers Didier Batselé, Mireille Delange, Michel Lemal et Ariane Jacquemin, et prononcé en audience publique du quinze octobre deux mille dix-huit par le président de section Christian Storck, en présence de l'avocat général Jean Marie Genicot, avec l'assistance du greffier Lutgarde Body.
L. Body A. Jacquemin M. Lemal
M. Delange D. Batselé Chr. Storck


Synthèse
Numéro d'arrêt : S.18.0010.F
Date de la décision : 15/10/2018

Origine de la décision
Date de l'import : 09/03/2020
Fonds documentaire ?: juridat.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.cassation;arret;2018-10-15;s.18.0010.f ?

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