N° S.16.0030.F
OFFICE NATIONAL DE SÉCURITÉ SOCIALE, établissement public dont le siège est établi à Saint-Gilles, place Victor Horta, 11,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Geoffroy de Foestraets, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Vallée, 67, où il est fait élection de domicile,
contre
BIP EXPRESS, société coopérative à responsabilité limitée à finalité sociale, dont le siège social est établi à Neupré (Rotheux-Rimière), rue Bellaire, 13, faisant élection de domicile en l'étude de l'huissier de justice Luc Verhulst, établie à Woluwe-Saint-Pierre, rue des Bannières, 28,
défenderesse en cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 15 septembre 2015 par la cour du travail de Liège, division de Liège.
Le 20 novembre 2017, l'avocat général Jean Marie Genicot a déposé des conclusions au greffe.
Le conseiller Mireille Delange a fait rapport et l'avocat général Jean Marie Genicot a été entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
Le demandeur présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- article 30bis, § 5, alinéas 1er et 3, de la loi du 27 juin 1969 révisant l'arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, avant sa modification par la loi du 20 juillet 2015 ;
- article 8, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 29 juin 1964 concernant la suspension, le sursis et la probation ;
- articles 6.1 et 7.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955 ;
- article 14.1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, signé à New York le 19 décembre 1966 et approuvé par la loi du 15 mai 1981 ;
- article 28 de l'arrêté royal du 27 décembre 2007 portant exécution des articles 400, 403, 404 et 406 du Code des impôts sur les revenus 1992 et des articles 12, 30bis et 30ter de la loi du 27 juin 1969 révisant l'arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs et de l'article 6ter de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail ;
- article 144 de la Constitution.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt, après avoir condamné la défenderesse à payer au demandeur une somme en principal de 4.165 euros sur la base de l'article 30bis, § 5, de la loi précitée du 27 juin 1969, assortit cette condamnation d'un sursis de trois ans pour la totalité, pour les motifs suivants :
« La cour [du travail] constate qu'en cas de retenue non effectuée, le commettant est tenu de verser [au demandeur] un montant de 70 p.c. du prix des travaux, soit la retenue de 35 p.c. [et la majoration de 35 p.c.]. La cour [du travail] considère que la majoration de 35 p.c., qui s'ajoute à la retenue de 35 p.c., n'a pas pour seul but de réparer le préjudice subi du fait de l'absence de retenue de 35 p.c. En effet, le montant de la majoration est important, étant de 40 p.c. plus élevé que la majoration prévue sous l'ancienne législation, [est] dissuasif et a pour objet d'assurer le paiement des cotisations sociales dues, le non-paiement des cotisations étant une infraction. Cette majoration, vu son montant, ne peut certainement pas ou plus être considérée comme une indemnité forfaitaire de réparation vu son montant de 4.165 euros équivalent à la retenue non effectuée.
La cour [du travail] relève en effet que tant la Cour de cassation (cf. Cass., 12 septembre 2007, P.07.0373.F) que la Cour constitutionnelle considèrent que, si la condamnation d'office à une majoration ou à une indemnité ne constitue pas une peine au sens du Code pénal, la condamnation d'office peut emprunter à la sanction pénale un caractère dissuasif et répressif et ce, notamment, au vu du montant de cette condamnation d'office et du but poursuivi.
Revêtant le caractère d'une sanction pénale au sens de l'article 7.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la condamnation à la majoration ressortit aux condamnations dont le prononcé peut faire l'objet d'une suspension ou d'un sursis conformément à la loi du 29 juin 1964.
La cour [du travail] relève que la [défenderesse] a une finalité sociale qui a pour objet la réinsertion des travailleurs, qu'[elle] n'a pas la moindre dette de cotisations sociales et qu'[elle] a volontairement payé [au demandeur] le montant de sa responsabilité solidaire et de la retenue. La cour [du travail] ne retiendra pas le fait que [la défenderesse] ignorait devoir vérifier si son cocontractant, avant le paiement de la facture, avait des dettes sociales. En effet, en tant qu'entreprise, [elle] devait être au courant de ses obligations légales veillant au paiement des cotisations de la part des employeurs.
Au vu de ces éléments, la cour [du travail] considère que le sursis peut être accordé pour la totalité du montant de la majoration ».
Griefs
Première branche
L'article 30bis, § 4, alinéa 1er, de la loi du 27 juin 1969 dispose que le commettant qui effectue le paiement de tout ou partie du prix des travaux visés au paragraphe 1er à un entrepreneur qui, au moment des paiements, a des dettes sociales est tenu, lors du paiement, de retenir et de verser 35 p.c. du montant dont il est redevable, non compris la taxe sur la valeur ajoutée, à l'Office national de sécurité sociale.
Le paragraphe 5 ajoute en son alinéa 1er que, sans préjudice de l'application des sanctions prévues par l'article 35, § 1er, 3º, le commettant qui n'a pas effectué le versement visé au paragraphe 4, alinéa 1er, est redevable à l'Office national précité, outre le montant à verser, d'une majoration égale au montant à payer.
L'alinéa 3 de ce même paragraphe 5 précise que le Roi peut déterminer sous quelle condition la majoration peut être réduite.
Enfin, l'article 35, § 1er, 3º, de la même loi, dans la version applicable au cas d'espèce, ajoute que sont punis d'un emprisonnement de huit jours à trois mois et d'une amende de 130 à 2.500 euros ou de l'une de ces peines seulement, les personnes, visées à l'article 30bis, § 4, qui omettent de verser les sommes dues dans le délai prescrit.
L'arrêt considère à juste titre que « la condamnation d'office à une majoration ou à une indemnité ne constitue pas une peine au sens du Code pénal ».
Mais il considère aussi que « la condamnation d'office peut emprunter à la sanction pénale un caractère dissuasif et répressif et ce, notamment, au vu du montant de cette condamnation d'office et du but poursuivi » et que la majoration de 35 p.c. visée au paragraphe 5, « vu son montant, ne peut certainement pas ou plus être considérée comme une indemnité forfaitaire et de réparation et ce, vu son montant de 4.165 euros équivalent à la retenue non effectuée».
L'arrêt conclut que cette condamnation « revêt le caractère d'une sanction pénale au sens de l'article 7.1 de la Convention de sauvegarde droits de l'homme et des libertés fondamentales », de sorte qu'elle peut faire l'objet d'un sursis conformément à la loi du 29 juin 1964.
Cette affirmation manque en droit.
La majoration en cause est une indemnité forfaitaire de réparation, prévue dans l'intérêt général en vue d'assurer le financement de la sécurité sociale.
Elle facilite naturellement la perception, au moins partielle, des cotisations par le demandeur. Son absence contraint le demandeur à procéder lui-même à la récupération des cotisations mises à charge de l'entrepreneur qui a des dettes sociales, ce qui entraîne des tâches administratives importantes. La majoration constitue ainsi une mesure de réparation.
La majoration est au reste proportionnée au dommage puisqu'elle représente un montant équivalent à celui qui n'a pas été versé. Plus le montant du versement éludé est important, plus grand sera le montant que [le demandeur] devra récupérer de sa propre initiative et plus importants seront les frais de récupération. Le montant de la majoration est donc intimement lié à celui du préjudice et est indépendant de toute appréciation du comportement plus ou moins frauduleux du commettant ou de l'entrepreneur, ce qui distingue cette majoration d'une sanction pénale dont la hauteur est déterminée en fonction de la gravité du comportement fautif.
Si elle ne constitue pas une « peine », comme le reconnaît l'arrêt, elle ne revêt donc pas davantage le caractère d'une sanction pénale. L'article 30bis, § 5, précise d'ailleurs expressément que cette majoration est ordonnée sans préjudice des sanctions prévues par l'article 35, qui constituent des sanctions pénales (voir à cet égard le titre « Sanctions pénales » de la section 4 de la loi du 27 juin 1969, dans lequel figure l'article 35).
La majoration querellée a d'autant moins le caractère d'une sanction pénale que le législateur a expressément prévu qu'elle pouvait être modulée. Ainsi, non seulement cette disposition légale ne prévoit pas expressément la possibilité d'assortir cette condamnation d'un « sursis » mais elle précise expressément, à l'alinéa 3 du paragraphe 5, que c'est le Roi, et non la juridiction de jugement, qui peut déterminer sous quelles conditions la majoration peut être réduite. L'arrêté royal du 27 décembre 2007 visé en tête du moyen prévoit ainsi, en son article 28, que l'Office national de sécurité sociale peut réduire la majoration, qui vient s'ajouter à la retenue encore à verser, prévue par les articles 30bis, § 5, et 30ter, § 5, de la loi du 27 juin 1969 précitée, lorsque l'entrepreneur ou les sous-traitants ne sont pas débiteurs de cotisations de sécurité sociale ; dispense de 50 p.c. de ladite majoration peut être accordée lorsque le non-paiement est la conséquence de circonstances exceptionnelles.
Cette disposition réglementaire confirme le caractère exclusivement civil de la majoration en cause.
N'ayant pas le caractère d'une sanction pénale, la majoration ne peut faire l'objet d'un sursis ordonné par les juridictions de jugement sur la base de l'article 8, § 1er, alinéa 1er, de la loi précitée du 29 juin 1964.
Il en résulte qu'en accordant à la défenderesse un sursis de trois ans pour la totalité de sa condamnation à payer au demandeur la somme en principal de 4.165 euros en exécution de l'article 30bis, § 5, de la loi du 27 juin 1969 révisant l'arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, l'arrêt viole toutes les dispositions légales et conventionnelles visées en tête du moyen.
Seconde branche
Il résulte de l'article 28 de l'arrêté royal visé en tête du moyen que c'est au demandeur, et non aux juridictions de jugement, qu'est confié le soin de réduire la majoration en cause lorsque l'entrepreneur n'est pas débiteur de cotisations sociales et, même, d'en accorder dispense partielle lorsqu'il estime que le non-paiement de la retenue par le commettant est la conséquence de circonstances exceptionnelles.
La cour du travail a procédé elle-même à une telle appréciation pour finalement accorder à la défenderesse un sursis de trois ans pour la totalité de la condamnation. Ceci revient en conséquence à accorder sous condition une réduction ou une dispense de majoration, et même une dispense totale, sous la condition du respect du sursis par la défenderesse, à la faveur de circonstances exceptionnelles.
La majoration en cause n'ayant pas le caractère d'une sanction pénale, le pouvoir judiciaire ne peut priver l'autorité administrative de sa liberté politique ou se substituer à celle-ci. Or, c'est précisément ce qu'a fait la cour du travail en accordant une réduction conditionnelle de la majoration, sans constater d'ailleurs, comme l'impose l'article 28 précité, que l'entrepreneur, et non la défenderesse, n'est pas débiteur de cotisations sociales, ou une dispense conditionnelle en appréciant elle-même des circonstances exceptionnelles que seule l'administration peut légalement apprécier.
L'empiétement est d'autant plus grave que l'arrêt accorde une dispense (conditionnelle) totale alors que le législateur a expressément limité le pouvoir discrétionnaire de l'administration à cet égard à 50 p.c. du montant de cette majoration.
Il en résulte qu'en accordant à la défenderesse une réduction ou une dispense de majoration, même conditionnelle, la cour du travail a empiété sur le pouvoir discrétionnaire du demandeur d'accorder une réduction ou une dispense de la majoration prévue par l'article 30bis, § 5, précité (violation des articles 144 de la Constitution et 28 de l'arrêté royal du 27 décembre 2007).
III. La décision de la Cour
Quant à la première branche :
L'article 30bis, § 4, alinéa 1er, de la loi du 27 juin 1969 révisant l'arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, dans la version applicable au litige, impose au commettant qui paye le prix de certains travaux à un entrepreneur ayant des dettes sociales au moment du paiement de retenir et verser à l'Office national de sécurité sociale 35 p.c. du montant dont il est redevable, non compris la taxe sur la valeur ajoutée.
En vertu de l'article 30bis, § 5, alinéa 1er, de la même loi, applicable au litige, le commettant qui n'a pas effectué le versement visé au paragraphe 4, alinéa 1er, est redevable à l'Office national de sécurité sociale, outre le montant à verser, d'une majoration égale au montant à payer. L'alinéa 3 de l'article 30bis, § 5, charge le Roi de déterminer sous quelle condition la majoration peut être réduite.
Cette majoration ne constitue pas une peine mais une indemnité forfaitaire de réparation, prévue dans l'intérêt général, de l'atteinte portée au financement de la sécurité sociale ; elle a un caractère civil.
En décidant que cette majoration, « vu son montant, ne peut certainement pas [...] être considérée comme une indemnité forfaitaire et de réparation » et qu'elle « [revêt] le caractère d'une sanction pénale au sens de l'article 7.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales », décision dont il déduit que la « condamnation à la majoration [...] peut faire l'objet d'une suspension ou d'un sursis conformément à la loi du 29 juin 1964 [concernant la suspension, le sursis et la probation] » et que « le sursis peut être accordé pour la totalité du montant de la majoration » réclamée par le demandeur à la défenderesse, l'arrêt viole l'article 30bis, § 5, précité.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Et il n'y a pas lieu d'examiner la seconde branche du moyen, qui ne saurait entraîner une cassation plus étendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arrêt attaqué en tant qu'il assortit la condamnation qu'il prononce d'un sursis de trois ans pour la totalité de la condamnation et qu'il statue sur les dépens ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt partiellement cassé ;
Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour du travail de Mons.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, les conseillers Koen Mestdagh, Mireille Delange, Antoine Lievens et Eric de Formanoir, et prononcé en audience publique du onze décembre deux mille dix-sept par le président de section Christian Storck, en présence de l'avocat général Jean Marie Genicot, avec l'assistance du greffier Lutgarde Body.
L. Body E. de Formanoir A. Lievens
M. Delange K. Mestdagh Chr. Storck