Cour de cassation de Belgique
Arrêt
* N° P.16.0128.N
* M. V.,
* partie civile,
* demandeur en cassation,
* Me Joachim Meese, avocat au barreau de Gand,
*
* contre
P. D.,
* prévenu,
* défendeur en cassation,
* Me Jan Leysen, avocat au barreau de Courtrai.
I. la procédure devant la cour
*
Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 22 décembre 2015 par lacour d'appel de Gand, chambre correctionnelle.
Le demandeur invoque un moyen dans un mémoire annexé au présent arrêt, encopie certifiée conforme.
Le conseiller Erwin Francis a fait rapport.
Le procureur général Patrick Duinslaeger a conclu.
II. la décision de la cour
*
Sur le moyen :
Quant à la première branche :
1. Le moyen, en cette branche, est pris de la violation del'article 11, alinéa 1^er, du Code judiciaire : l'arrêt écarte àtort des débats les deuxième et troisième expertisescomplémentaires au motif que la mission confiée par la juged'instruction à l'expert judiciaire comporte une délégationillégale de la fonction purement juridictionnelle ; l'arrêtconstate que la juge d'instruction a demandé à l'expert judiciaire« de donner un avis sur la question de savoir s'il est possible dedéterminer si les lésions oculaires constatées chez [le demandeur]sont imputables à l'impact d'une grosse bague à l'occasion d'uncoup de poing violent plutôt qu'au fait que le visage [dudemandeur] aurait heurté un verre » et conclut que cette demanded'avis « a spécifiquement trait à la cause des lésions » ; cesconstatations ne justifient pas la décision selon laquelle il y aeu délégation illégale de juridiction ; en effet, l'avis demandé nerequiert aucune appréciation de la culpabilité d'un prévenudéterminé et ne constitue qu'un avis technique sur le point desavoir si la nature des blessures constatées chez le demandeur peuts'expliquer par un coup de poing plutôt que par le fait d'avoirheurté un verre.
2. L'article 11, alinéa 1^er, du Code judiciaire dispose que les jugesne peuvent déléguer leur juridiction. Cette disposition impliqueque le juge peut uniquement charger l'expert de faire desconstatations ou de donner un avis d'ordre technique, mais ne peutlui demander de donner un avis sur le bien-fondé de l'actionpublique ou de l'action civile.
3. Le simple fait que le juge d'instruction charge un expert del'informer sur la nature et les circonstances d'une infraction, ence compris les causes des blessures de la personne impliquée dansl'infraction, n'implique pas que le juge d'instruction délègue sajuridiction à cet expert. En vertu des articles 43 et 44 du Coded'instruction criminelle, le juge d'instruction peut effectivementcharger l'expert d'une telle mission.
4. Pour vérifier, pour le surplus, si le juge d'instruction a ou nondélégué sa juridiction à l'expert, la formulation de la mission confiée àl'expert doit être examinée dans son ensemble et tous les éléments doiventêtre pris en considération, comme les raisons et le contexte de ladésignation de l'expert. Le juge qui procède à cette appréciation ne peuttoutefois pas tirer des éléments qu'il a ainsi constatés des conséquencessans lien avec la mission visée ou qui ne sauraient justifier la décisionrendue à cet égard.
5. L'arrêt décide que :
* la demande d'avis visée par le moyen, en cettebranche, a spécifiquement trait à la cause deslésions ;
* cette demande d'avis met l'accent sur la taille dela bague et la violence du coup de poing, mais lesdéclarations déjà connues de C. N. et du défendeursont ignorées ou minimisées par l'usage duconditionnel « aurait heurté un verre » et il n'estnullement fait mention d'un éventuel coup de tête dudemandeur ;
* la dernière partie de ces deux missions d'expertiseest contraire à l'article 11 du Code judiciaire, quiest d'ordre public, et à l'article 6.1 de laConvention de sauvegarde des droits de l'homme etdes libertés fondamentales, étant donné qu'ellecomporte une délégation illégale de la fonctionpurement juridictionnelle ;
* durant l'instruction, l'expert judiciaire ne pouvaiten effet pas prendre position sur lesresponsabilités, ce qui relève des aspectsjuridiques spécifiques de la procédure pénale ;
* les termes utilisés par l'expert judiciaire fontapparaître que celui-ci avait effectivementl'impression d'évoluer sur un terrain glissant, ceque le défendeur expose en détail dans sesconclusions d'appel ;
* les deux parties n'ont en outre pas été traitées surun pied d'égalité ;
* avant que les missions complémentaires ne soientdonnées, le défendeur n'avait jamais été ni entenduni réinterrogé sur la question de savoir s'ilportait ou non une bague, ce qu'il contesteformellement, alors que le demandeur a été examiné àplusieurs reprises par l'expert judiciaire et a étéentendu ;
* l'expert judiciaire n'a jamais tenu compte del'attestation médicale de C. N. dans son avis, carla plainte pour coups et blessures volontairesdéposée par celle-ci contre le demandeur ne relevaitpas de la saisine de la juge d'instruction ;
* à la lumière de cette attestation, l'hypothèse selonlaquelle la blessure du demandeur n'a pas été causéepar un coup de poing du défendeur, mais par un verrede champagne écrasé entre la tête du demandeur et uncorps, est plausible ;
* l'appréciation de la preuve par le premier jugerepose quasi-exclusivement sur les rapportsd'expertise, et du fait de l'écoulement du temps, iln'est à présent plus possible d'assurer une défensecorrecte, même après l'audition sous serment del'expert judiciaire ;
* les deuxième et troisième expertises complémentairessont écartées pour cause de violation manifeste del'article 11 du Code judiciaire combiné àl'article 6.1 de la Convention de sauvegarde desdroits de l'homme et des libertés fondamentales.
6. D'une part, il ne saurait être déduit des missions d'expertise, tellesqu'elles sont libellées in concreto, que la juge d'instruction a chargél'expert judiciaire qu'elle a désigné de donner un avis sur la culpabilitédu défendeur quant au fait, mis à sa charge, d'avoir volontairement portéau demandeur des coups dont résulte une incapacité permanente de travail.En effet, ces missions consistent simplement à demander un avismédico-technique sur deux causes possibles des blessures constatées chezle demandeur. D'autre part, les autres éléments constatés dans l'arrêt neprésentent aucun lien avec la question de savoir si la juge d'instructiona délégué à l'expert judiciaire un pouvoir de juger qui lui était réservé,mais ont trait à des lacunes de l'instruction, à l'opportunité desquestions concrètes qui ont été posées à l'expert judiciaire et à lavaleur probante des constatations de celui-ci. L'arrêt qui déduit de cescirconstances une violation de l'article 11, alinéa 1^er, du Codejudiciaire ne justifie dès lors pas légalement sa décision.
Le moyen est fondé.
(…)
PAR CES MOTIFS,
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LA COUR
Casse l'arrêt attaqué en tant qu'il statue sur l'action civile ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêtpartiellement cassé ;
Réserve les frais pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge derenvoi ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, à la cour d'appel d'Anvers.
* Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, oùsiégeaient Filip Van Volsem, conseiller faisant fonction de président,Alain Bloch, Peter Hoet, Antoine Lievens et Erwin Francis,conseillers, et prononcé en audience publique du vingt-quatre mai deuxmille seize par Filip Van Volsem, conseiller faisant fonction deprésident, en présence du procureur général Patrick Duinslaeger, avecl'assistance du greffier Frank Adriaensen.
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* Traduction établie sous le contrôle du conseiller Eric de Formanoir ettranscrite avec l'assistance du greffier Tatiana Fenaux.
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* Le greffier, Le conseiller,
24 MAI 2016 P.16.0128.N/1