Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.13.0546.F
ETAT BELGE, represente par le ministre de la Defense, dont le cabinet estetabli à Bruxelles, rue Lambermont, 8,
demandeur en cassation,
represente par Maitre Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour decassation, dont le cabinet est etabli à Liege, rue de Chaudfontaine, 11,ou il est fait election de domicile,
contre
H. G.,
defenderesse en cassation.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 27 novembre2012 par la cour d'appel de Liege.
Le conseiller Didier Batsele a fait rapport.
L'avocat general Thierry Werquin a conclu.
II. Le moyen de cassation
Le demandeur presente un moyen libelle dans les termes suivants :
Dispositions legales violees
- article 101 de l'arrete royal du 17 juillet 1991 portant coordinationdes lois sur la comptabilite de l'Etat, avant sa modification par la loidu 25 juillet 2008, et, en tant que de besoin, article 2 de la loi du 6fevrier 1970 relative à la prescription des creances à charge ou auprofit de l'Etat et des provinces ;
- articles 105, 108, 149 et 159 de la Constitution.
Decisions et motifs critiques
L'arret dit non prescrite et fondee la demande de la defenderesse,condamne le demandeur à lui verser la somme provisionnelle de 30.000euros à valoir sur son prejudice et designe un expert pour le surplus,par tous ses motifs reputes ici integralement reproduits et specialementque :
« A cette date [le 21 septembre 2001], [la defenderesse] connaissaitl'identite de la personne qu'elle estimait responsable de son prejudice etde l'existence de son dommage, meme si elle ne pouvait en chiffrerl'exacte etendue. C'est donc à cette date que debute la prescription.
Neanmoins, l'article 2 de la loi du 6 fevrier 1970 dispose que laprescription est interrompue par exploit d'huissier de justice ainsi quepar une reconnaissance de dette faite par l'Etat.
La citation est datee du 11 octobre 2006 mais il convient d'avoir egard àla lettre emanant du ministre de la Defense nationale, datee du 16 octobre2003, laquelle doit etre analysee comme `une reconnaissance du droit de[la defenderesse] faite par l'Etat' et qui interrompt des lors laprescription [...].
Ainsi, la citation du 11 octobre 2006 intervient en temps utile et laprescription n'est pas acquise »,
et, quant à l'engagement unilateral du ministre de la Defense nationale,que :
« Dans un Etat de droit, le principe de legalite constitue assurement unprincipe fondamental. Aussi est-ce la raison pour laquelle la Constitution contient un article selon lequel `les cours et tribunauxn'appliqueront les arretes et reglements generaux, provinciaux et locauxqu'autant qu'ils seront conformes aux lois'.
Neanmoins, le principe de la stabilite des situations juridiques acquisesn'est pas moins fondamental.
Il faut des lors analyser cette antinomie entre ces deux principesfondamentaux lorsqu'une administration telle qu'en l'espece l'Etat belgelui-meme excipe devant une juridiction de l'illegalite d'une de sesdecisions individuelles pour justifier sa non-execution.
Sans qu'il soit necessaire de retracer l'ensemble de la theorie du retraitdes actes administratifs, il convient de considerer qu'un acteadministratif, createur de droits, meme illegal, est definitif et continueà produire ses effets en depit de son illegalite des lors qu'il n'estplus susceptible d'etre annule parce que le delai de soixante jours pourintroduire un recours en annulation est expire [...] et sauf si l'acte aete obtenu par fraude ou doit etre tenu pour inexistant ou encore si unedisposition legale en autorise le retrait hors delai. En d'autres termes,l'administration a un droit de retrait sur ses actes aussi longtemps queleur annulation est possible.
Le Conseil d'Etat a, en cette matiere, une jurisprudence constante et lajustifie pertinemment en considerant que, s'il ne peut annuler un acteadministratif entache d'exces de pouvoir lorsque cet acte est defere à sacensure apres l'expiration du delai de recours [...], il n'appartient deslors pas à l'administration de retirer, meme pour cause d'exces depouvoir, un acte administratif, generateur de droits, à peine de porteratteinte aux droits acquis par le beneficiaire de l'acte.
A la base de ce raisonnement se trouve le principe de non-retroactivitedes actes administratifs et le principe de l'impossibilite pourl'administration de toucher aux droits acquis par les administres.
Seul un acte administratif qui n'est pas createur de droits, par exempleun acte recognitif de droits, une autorisation precaire ou une decisionnegative, est susceptible d'etre retire sans aucune restriction de delai.
En l'espece, la lettre du ministre de la Defense du 16 octobre 2003 estincontestablement un acte administratif unilateral createur de droits pour[la defenderesse].
Cet acte pouvait, ainsi, faire l'objet d'un retrait dans un delai desoixante jours à dater de la prise de connaissance dudit acte par lesinteresses [...].
Ce retrait n'interviendra que le 10 aout 2004, soit largement apres ledelai requis.
L'Etat belge ajoute encore, qu'en l'espece, l'acte doit etre considerecomme inexistant car il reposerait sur la croyance erronee du ministre dela Defense d'une qualite de proprietaire de l'Etat quant au bienlitigieux.
Outre que ce postulat n'est en rien etabli par l'Etat belge, lequel nepouvait raisonnablement pas croire avoir encore une quelconque qualite deproprietaire lorsque la lettre du 16 octobre 2003 est redigee, l'acte nepeut etre considere comme inexistant que s'il est entache d'uneirregularite à ce point grave et manifeste qu'il y a lieu de le tenirpour inexistant.
Il convient des lors de verifier si, dans le cas d'espece, cette hypothesese verifie au regard des circonstances de la cause des lors que lesexceptions à l'impossibilite de retrait sont d'interpretation stricte,que la preuve de l'irregularite incombe à celui qui decide le retrait etque la notion d'acte inexistant est theoriquement distincte de celle del'acte nul de plein droit, l'inexistence etant davantage une notionmetaphysique, empruntee aux philosophes, qu'une notion juridique [...].
En l'espece, il ressort des considerations emises par l'Etat belge quel'irregularite dont cet acte serait selon lui entache - à savoir lacroyance erronee que le bien etait reste la propriete de l'Etat - n'estpas à ce point grave et manifeste que cet acte devrait etre considerecomme inexistant et ce, compte tenu, d'une part, de la protectionjuridique de la beneficiaire de l'acte et, d'autre part, de lacirconstance que l'irregularite eventuelle est commise par l'auteur duretrait et que la croyance mentionnee n'est ni raisonnable ni justifiee.
Ainsi, il faut constater que cet acte du 16 octobre 2003 presente uncaractere definitif et qu'il ne peut etre question d'une application del'article 107 [lire : 159] de la Constitution.
La lettre du ministre constitue une obligation pour l'Etat belge,obligation creee par une declaration unilaterale de la volonte des'obliger qui est certaine et qui s'est exteriorisee. L'etendue de cetteobligation est parfaitement circonscrite des lors que la lettre indiqueque la Defense `prendra à sa charge les travaux de demontage, les travauxd'installation et de mise en conformite de l'ensemble des equipements'.
Sur cette base, la demande de [la defenderesse] est fondee ».
Griefs
Aux termes de l'article 101 de l'arrete royal du 17 juillet 1991 tel qu'iletait applicable aux faits de la cause, comme de l'article 2 de la loi du6 fevrier 1970, « la prescription est interrompue par exploit d'huissierde justice, ainsi que par une reconnaissance de dette faite par l'Etat ».
La reconnaissance de dette interrompant la prescription doit etre faitepar la personne ayant le pouvoir d'administrer la dette et, en ce quiconcerne l'Etat belge, par la personne ayant competence pour ce faire.
L'article 159 de la Constitution, qui s'applique tant aux actesadministratifs reglementaires qu'aux actes individuels, impose aux courset tribunaux d'exercer un controle de la legalite tant interne qu'externesur tout acte administratif fondant une demande, une defense ou uneexception.
En vertu des articles 105 et 108 de la Constitution, chaque autoriteadministrative n'a de pouvoir que dans les limites qui lui sontformellement assignees par la Constitution ou les lois particulieresportees en vertu de celle-ci, tandis que le respect de ces limites estd'ordre public.
Pour contester que la lettre du 16 octobre 2003 faisant etat d'unedecision du ministre de la Defense en poste à ce moment puisse constituerune reconnaissance de dette interrompant la prescription et servir defondement à l'action de la defenderesse, le demandeur faisait valoir quece ministre « n'avait aucune competence pour engager l'Etat belge àrealiser des travaux pour un bien qui n'etait plus sa propriete », qu'unehabilitation constitutionnelle ou legale doit exister à la base de toutacte administratif contractuel ou unilateral et que « l'engagement prispar le ministre de la Defense ne reposait sur aucun fondement legal »,pour en deduire qu'en vertu de l'article 159 de la Constitution, « cetacte unilateral doit etre ecarte et ne peut servir de fondement àl'action de [la defenderesse] ».
L'arret, qui dit non prescrite l'action de la defenderesse et accueillecette action en se fondant sur la lettre du ministre de la Defense du 16octobre 2003 et en considerant que cet acte createur de droits, serait-ilmeme illegal, « presente un caractere definitif et qu'il ne peut etrequestion d'une application de l'article 107 [lire : 159] de laConstitution » des lors qu'il n'a ni fait l'objet d'un recours enannulation devant le Conseil d'Etat ni ete retire « dans un delai desoixante jours à dater de la prise de connaissance dudit acte par lesinteresses » et qui, partant, n'examine pas sa legalite, viole tantl'article 149 de la Constitution, des lors qu'il laisse sans reponse lesconclusions du demandeur quant à la competence de l'auteur de cet actepour administrer la dette litigieuse, que l'article 159 de laConstitution, qui impose aux cours et tribunaux d'ecarter l'application detout acte administratif illegal invoque à l'appui d'une demande, d'unedefense ou d'une exception, alors meme que cet acte ne pourrait plus fairel'objet d'un recours en annulation ou ne pourrait plus etre retire.
III. La decision de la Cour
Aux termes de l'article 159 de la Constitution, les cours et tribunauxn'appliqueront les arretes et reglements generaux, provinciaux et locaux,qu'autant qu'ils seront conformes aux lois.
Sur la base de cette disposition, tout organe juridictionnel a le pouvoiret le devoir de verifier si les decisions de l'administration dontl'application est en cause sont conformes à la loi.
L'arret constate que « [le demandeur] affirme en conclusions que `ladecision du ministre de la Defense [...] dont [la defenderesse] a euconnaissance par le document signe le 16 octobre 2003 par le chef de ladivision infrastructure [...] n'a pu constituer un acte juridiqueunilateral dans la mesure ou le ministre de la Defense n'avait pascompetence d'engager l'Etat belge à realiser des travaux pour un bien quin'etait pas sa propriete' ».
L'arret considere qu'« un acte administratif, createur de droits, memeillegal, est definitif et continue à produire ses effets en depit de sonillegalite, des lors qu'il n'est plus susceptible d'etre annule parce quele delai de soixante jours pour introduire un recours en annulation estexpire [...] et sauf si l'acte a ete obtenu par fraude ou doit etre tenupour inexistant ou encore si une disposition legale en autorise le retraithors delai ».
Il releve que « la lettre [...] du 16 octobre 2003 est [...] un acteadministratif unilateral createur de droits pour [la defenderesse] »,qu'« il ne peut etre considere comme inexistant » et qu'il n'a fait« l'objet d'un retrait » que « largement apres le delai requis ».
L'arret, qui deduit de ces enonciations que « cet acte du 16 octobre 2003presente un caractere definitif et qu'il ne peut etre question d'uneapplication de l'article [159] de la Constitution », partant, d'une part,que cet acte « doit etre analyse comme `une reconnaissance du droit de[la defenderesse] faite par [le demandeur]' [...] qui interrompt [...] laprescription », d'autre part, que « la demande de [la defenderesse] [encondamnation du demandeur] est fondee », viole l'article 159 de laConstitution.
Dans cette mesure, le moyen est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretcasse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause devant la cour d'appel de Mons.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president de section Christian Storck, les conseillersDidier Batsele, Mireille Delange, Michel Lemal et Sabine Geubel, etprononce en audience publique du huit janvier deux mille quinze par lepresident de section Christian Storck, en presence de l'avocat generalThierry Werquin, avec l'assistance du greffier Patricia De Wadripont.
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| P. De Wadripont | S. Geubel | M. Lemal |
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| M. Delange | D. Batsele | Chr. Storck |
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8 JANVIER 2015 C.13.0546.F/7