Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.13.0014.F
BNP PARIBAS, societe anonyme anciennement denommee Fortis Banque, dont lesiege social est etabli à Bruxelles, Montagne du Parc, 3,
demanderesse en cassation
representee par Maitre Isabelle Heenen, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Uccle, Dieweg, 274, ou il est fait electionde domicile,
contre
Banca Monte Paschi Belgio, societe anonyme dont le siege social est etablià Bruxelles, rue Joseph II, 24,
defenderesse en cassation,
representee par Maitre Pierre Van Ommeslaghe, avocat à la Cour decassation, dont le cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 106, ouil est fait election de domicile,
en presence de
Industeel Belgium, societe anonyme dont le siege social est etabli àCharleroi (Marchienne-au-Pont), rue de Chatelet, 266,
partie appelee en declaration d'arret commun.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre le jugement rendu le
28 novembre 2012 par le tribunal de premiere instance de Charleroi.
Le 24 juillet 2014, l'avocat general Andre Henkes a depose des conclusionsau greffe.
Le conseiller Marie-Claire Ernotte a fait rapport et l'avocat generalAndre Henkes a ete entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
La demanderesse presente un moyen libelle dans les termes suivants :
Dispositions legales violees
* article 149 de la Constitution ;
* articles 17, 18, 871 et 877 du Code judiciaire ;
* articles 1354 et 1356 du Code civil.
Decisions et motifs critiques
Le jugement attaque « invite la (demanderesse) à produire en applicationde l'article 877 du Code judiciaire la liste exhaustive des instructionsde paiement qu'elle a deroutees entre le 11 janvier 2010 (date de laconvention de filtrage specifique conclue avec Occmim) et le 9 mai 2011,date de la faillite d'Occmim, [ainsi que l'evolution de son eventuellecreance vis-à-vis d'Occmim] ensuite de [chacun des] deroutementsoperes », aux motifs que :
« La [defenderesse] justifie d'un interet suffisant au sens de l'article17 du Code judicaire pour former pareille demande, visant à lui permettrede verifier si d'autres instructions de paiement visant d'autres facturesendossees à son profit ont pu etre deroutees par la [demanderesse].
Cette demande incidente est donc (egalement) recevable (...).
La [defenderesse] expose que, parmi les nombreuses factures qui furentendossees à son profit dans le cadre du credit d'avances sur facturesqu'elle avait consenti à Occmim, il en est plusieurs dont le produit n'ajamais ete achemine sur le compte de paiement qu'elles mentionnaient,ouvert dans ses livres au nom d'Occmim.
Cette affirmation n'est pas contestee par la [demanderesse].
C'est des lors legitimement que la [defenderesse] entend verifier sid'autres instructions de paiement que celles qui sont relatives auxfactures litigieuses, correspondant à des factures engagees à son profitet donnees à partir d'un compte ouvert dans ses livres, n'ont pas etederoutees par la [demanderesse].
Sa demande incidente visant à entendre inviter la [demanderesse] àproduire, en application de l'article 877 du Code judiciaire, la listeexhaustive des instructions de paiement qu'elle a deroutees entre le 11janvier 2010 (date de la convention de filtrage specifique conclue avecOccmim) et le 9 mai 2011, date de la faillite d'Occmim, ainsi quel'evolution de son eventuelle creance vis-à-vis d'Occmim ensuite dechacun des deroutements operes est fondee ».
Griefs
Premiere branche
Le juge du fond ne peut deduire l'existence d'un aveu du silence d'unepartie à l'egard des affirmations de l'autre partie.
Le jugement attaque deduit l'interet legitime de la defenderesse àdemander la production de documents definie dans son dispositif du faitqu'il n'y aurait pas eu de contestation de la part de la demanderessequant à l'existence d'autres operations que celles faisant l'objet dulitige.
Or, l'absence de contestation de la part de la demanderesse quant àl'existence d'autres operations que celle faisant l'objet du litige nepeut valoir au titre d'aveu. En se fondant sur un tel aveu pour deciderque la demande de production de documents etait justifiee par un interetlegitime, le jugement attaque meconnait les articles 1354 et 1356 du Codecivil.
Deuxieme branche
La demanderesse concluait devant le tribunal pour s'opposer à la demandede production de documents formee à son encontre :
« Cette demande est (cependant) sans le moindre lien avec le litige quele tribunal [...] a à trancher. Il n'est en effet pas necessaire deconnaitre l'existence d'eventuels autres deroutements qui seraientintervenus sur les comptes d'Occmim ou l'evolution de la creance de labanque contre cette derniere pour pouvoir repondre aux questions qui sontsoumises à l'appreciation du tribunal dans le cadre de la presenteprocedure ;
En outre, cette demande de production de pieces concerne un autre clientde la [demanderesse], en l'occurrence Occmim, qui n'est pas partie à lapresente cause. Si la [demanderesse] y faisait droit, elle contreviendraità son devoir de discretion ;
La demande de [la defenderesse] doit donc sans conteste etre declareeirrecevable ou, à tout le moins, non fondee ».
Par la motivation reproduite au moyen, le jugement attaque ne repond pasà ces conclusions en ce qu'elles soutenaient qu'en deferant à cettedemande qui concerne un autre client, non partie à la cause, ellecontreviendrait à son devoir de discretion et qu'en consequence, il nepouvait etre fait droit à cette demande (violation de l'article 149 de laConstitution).
Le jugement attaque ne repond pas non plus aux conclusions precitees de lademanderesse en ce qu'elle s'opposait à la production de documentsdemandee au motif qu'elle se rapportait à des documents sans le moindrelien avec le litige. A ce titre egalement, le jugement viole l'article 149de la Constitution.
Troisieme branche
L'article 877 du Code judiciaire ne prevoit la possibilite pour le juged'ordonner la production de documents que si ceux-ci sont « pertinents», c'est-à-dire s'ils concernent un fait dont la preuve est utile et enrapport avec le fait litigieux, ce que la banque contestait par lesconclusions reproduites à la deuxieme branche.
Or, il resulte des constatations du jugement attaque que le litige portaitexclusivement sur cinq deroutements relatifs à des operations de paiementbien precises et que, comme le soutenait la demanderesse, la demande deproduction de documents formulee par la defenderesse etait sans rapportavec le litige soumis au tribunal.
En ordonnant une production de documents non pertinents et sans rapportavec le fait litigieux, le jugement attaque viole les articles 871 et 877du Code judiciaire.
Quatrieme branche
En vertu des articles 17 et 18 du Code judiciaire, le demandeur doitjustifier que son action est fondee dans son chef sur un interet legitime.
Or, une demande tendant à rapporter la preuve de faits sans incidence surl'issue du litige est denuee d'interet, à tout le moins d'interetlegitime.
En declarant recevable l'action de la defenderesse tendant à laproduction de documents qui ne se rapportaient pas aux faits litigieux etqui, des lors, ne pouvaient avoir d'incidence sur l'issue du litige, lejugement attaque meconnait les articles 17 et 18 du Code judiciaire.
III. La decision de la Cour
Sur la fin de non-recevoir opposee au pourvoi par la defenderesse etdeduite de ce que le jugement attaque n'a pas ete rendu en dernierressort :
La defenderesse fait valoir qu'est susceptible d'appel le jugementstatuant sur une demande de production de document qui, formee au coursd'une procedure pendante, est sans rapport avec le litige soumis au jugeet constitue ainsi une demande formulee à titre principal.
Selon l'article 880, alinea 2, du Code judiciaire, le jugement qui ordonnela production d'un document n'est susceptible ni d'opposition ni d'appel.
Cette disposition ne distingue pas selon que le jugement statue sur unedemande de production de document introduite à titre principal ou àtitre incident.
La fin de non-recevoir ne peut etre accueillie.
Sur le moyen :
Quant à la premiere branche :
Le jugement attaque enonce, d'une part, que « [la defenderesse] exposeque, parmi les nombreuses factures qui furent endossees à son profit dansle cadre du credit d'avances sur factures qu'elle avait consenti àOccmim, il en est plusieurs dont le produit n'a jamais ete achemine sur lecompte de paiement qu'elles mentionnaient, ouvert dans ses livres au nomd'Occmim », d'autre part, que « cette affirmation n'est pas contesteepar [la demanderesse] ». Il en deduit que la demande de production dedocuments est justifiee.
Par ces considerations, le jugement attaque ne se fonde pas sur un aveu dela demanderesse mais se limite à apprecier la pertinence de la mesured'instruction sollicitee par la defenderesse afin d'etablir l'existenced'autres deroutements.
Le moyen, en cette branche, manque en fait.
Quant à la deuxieme branche :
En considerant que « [la defenderesse] justifie d'un interet suffisant[...] pour formuler [une] demande [de production de documents] visant àlui permettre de verifier si d'autres instructions de paiement [relativesà] d'autres factures endossees à son profit ont pu etre deroutees par[la demanderesse] », le jugement attaque repond, en les contredisant, auxconclusions de la demanderesse qui s'opposait à la production de cesdocuments sans lien avec le litige portant sur les cinq facturesoriginaires.
Par le motif que cette demande est « legitime », le jugement attaquerepond, en lui opposant une appreciation differente, aux conclusions de lademanderesse qui soutenait qu'en deferant à cette demande à l'egard d'unclient non partie à la cause, elle contreviendrait à son devoir dediscretion.
Le moyen, en cette branche, manque en fait.
Quant à la troisieme branche :
En vertu de l'article 877 du Code judiciaire, lorsqu'il existe despresomptions graves, precises et concordantes de la detention par unepartie ou un tiers d'un document contenant la preuve d'un fait pertinent,le juge peut ordonner la production de ce document.
Un fait est pertinent lorsqu'il est en rapport avec le fait litigieuxsoumis au juge ou, en cas de demande principale de production dedocuments, avec le fait invoque à l'appui de celle-ci.
Apres avoir statue sur la demande de la defenderesse à l'egard de lasociete Industeel Belgium relative aux cinq factures emises fin aout 2010par la societe Occmim et gagees à son profit, et sur la demande engarantie de la societe Industeel Belgium à l'egard de la demanderesse, lejugement attaque considere que « legitimement [...] [la defenderesse]entend verifier si d'autres instructions de paiement que celles qui sontrelatives aux factures litigieuses, correspondant à des factures engageesà son profit [...], n'ont pas ete deroutees par [la demanderesse] »alors que la defenderesse soutient, sans que cela soit conteste par lademanderesse, que, « parmi les nombreuses factures qui furent endosseesà son profit [...], il en est plusieurs dont le produit n'a jamais eteachemine sur le compte de paiement qu'elles mentionnaient, ouvert dans seslivres au nom d'Occmim ».
Par ces motifs, le jugement attaque justifie legalement sa decisiond'ordonner la production de « la liste exhaustive des instructions depaiement que [la demanderesse] a deroutees entre le 11 janvier 2010 (datede la convention de filtrage specifique conclue avec Occmim) et le 9 mai2011, date de la faillite d'Occmim, ainsi que l'evolution de soneventuelle creance vis-à-vis d'Occmim ensuite de chacun des deroutementsoperes ».
Le moyen, en cette branche, ne peut etre accueilli.
Quant à la quatrieme branche :
Des lors qu'il suit de la reponse à la troisieme branche du moyen que lefait qui justifie la production de documents est pertinent au sens del'article 877 du Code judiciaire, le jugement attaque ne meconnait pas lanotion d'interet au sens des articles 17 et 18 du meme code en disantrecevable la demande de la defenderesse en production de documents.
Le moyen, en cette branche, ne peut etre accueilli.
Sur la demande en declaration d'arret commun :
Le rejet du pourvoi prive d'interet la demande en declaration d'arretcommun.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi et la demande en declaration d'arret commun ;
Condamne la demanderesse aux depens.
Les depens taxes à la somme de mille deux cent septante-deux eurosquatre-vingt-neuf centimes envers la partie demanderesse et à la somme dedeux cent trente-trois euros six centimes envers la partie defenderesse.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president de section Albert Fettweis, les conseillers DidierBatsele, Michel Lemal, Marie-Claire Ernotte et Sabine Geubel, et prononceen audience publique du onze septembre deux mille quatorze par lepresident de section Albert Fettweis, en presence de l'avocat generalAndre Henkes, avec l'assistance du greffier Patricia De Wadripont.
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| P. De Wadripont | S. Geubel | M.-Cl. Ernotte |
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| M. Lemal | D. Batsele | A. Fettweis |
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11 SEPTEMBRE 2014 C.13.0014.F/1