Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.12.0119.F
RADIO TELEVISION BELGE DE LA COMMUNAUTE FRANC,AISE, entreprise publiqueautonome, dont le siege est etabli à Schaerbeek, boulevard AugusteReyers, 52,
demanderesse en cassation,
representee par Maitre Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour decassation, dont le cabinet est etabli à Liege, rue de Chaudfontaine, 11,ou il est fait election de domicile,
contre
1. M. V. et
2. B.G.,
defendeurs en cassation,
representes par Maitre Isabelle Heenen, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Uccle, Dieweg, 274, ou il est fait electionde domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 30 juin 2010par la cour d'appel de Liege.
Le conseiller Alain Simon a fait rapport.
L'avocat general Thierry Werquin a conclu.
II. Le moyen de cassation
Dans la requete en cassation, jointe au present arret en copie certifieeconforme, la demanderesse presente un moyen.
III. La decision de la Cour
Sur le moyen :
Quant à la premiere branche :
L'arret considere que « le traitement par [la demanderesse] desinformations et accusations recueillies par son journaliste [...] donne aureportage une coloration `tres particuliere' [...], à parfum descandale », que « l'interview fait l'objet d'un montage qui ridiculise[les defendeurs] », qu' « il ne s'agit pas d'informer le telespectateurmais bien d'une enquete personnelle en direct du journaliste D. et de sonequipe, qui procedent à l'interrogatoire `à charge' des [defendeurs] etmeme de la directrice de l'etablissement scolaire, lui reprochant, parexemple, de ne pas avoir mis à pied son professeur de gymnastique ou dene pas avoir cru d'emblee les accusations de V. », que « [lademanderesse] ou son prepose se substitue manifestement aux enqueteurs enfaisant etat du resultat de ses recherches aupres de temoins, de voisins,de clients, d'eleves dont on pretend qu'ils se taisent, en filmant lesexplications de la directrice de l'etablissement, la mettant sur lasellette par rapport à sa responsabilite, en commentant les pieces àconviction, attentant par la meme occasion à la vie privee d'autreslutteuses qui n'ont certes pas demande tant de publicite à leur activiteremuneree », que « la fac,on dont la vie de V. est jetee en pature auxtelespectateurs est à tout le moins aussi choquante que le requisitoirede [la demanderesse] à l'egard des [defendeurs] », que « la manieresarcastique, inquisitoriale ou ironique adoptee tout au long du reportageconstitue un requisitoire de culpabilite à l'egard des [defendeurs] » etqu' « avec les memes images et commentaires, recueillis dans le respectdes regles deontologiques, il n'etait pas impossible de confectionner uneemission neutre, non racoleuse ni provocatrice, tout en maintenant lecaractere informatif, d'utilite publique et donc le quota d'audiencelegitimement suppute ».
Loin de denier à la demanderesse le droit de pratiquer touteinvestigation sur un sujet qui rencontre un « interet general », memes'il est « en l'espece de portee tres limitee », « au regard du systemeeducatif, de la protection de l'enfance ou du droit penal », l'arret apu, sans violer aucune des dispositions legales visees au moyen, en cettebranche, deduire de ces considerations qui gisent en fait que « lereportage et la diffusion des sequences aux JT n'adoptent [...] pas lareserve et la neutralite qui s'imposent lorsqu'il s'agit de la vie priveede particuliers et de leur presomption d'innocence dans le cadre d'uneenquete penale [...] en cours depuis trois mois lors de la diffusion del'emission, sans qu'une inculpation ait ete decernee à ce moment ».
Le moyen, en cette branche, ne peut etre accueilli.
Quant à la deuxieme branche :
L'arret considere, sans etre critique, que, « lorsque, en traitant d'uneaffaire d'interet public, la presse s'interesse à des particuliers, aurisque de porter atteinte à leur reputation ou à certains de leursdroits, l'exercice de cette liberte est soumis à la condition que lejournaliste ait agi de bonne foi, dans le souci de procurer uneinformation exacte et fiable, conforme à la deontologiejournalistique ».
L'arret releve, sans etre davantage critique, que « la declaration desdevoirs et droits des journalistes adoptee par la Federationinternationale des journalistes en 1972 prevoit notamment dans les devoirsessentiels du journaliste ceux de [...] ne pas user de methodes deloyalespour obtenir des informations ».
L'arret considere qu' « outre le fait que le journaliste n'explique pascomment lui est parvenue l'information initiale donnee par V. [...], lapresence des journalistes au moment meme de la perquisition matinale dudomicile des [defendeurs] n'est pas l'effet du hasard et ne peut etre quele fruit d'une indiscretion », et deduit de ces considerations que « laloyaute pour obtenir les informations n'a pas ete respectee par lejournaliste ».
L'arret considere que « la pertinence de la decision d'accorder desdommages et interets pour les fautes professionnelles commises par [lademanderesse] doit s'apprecier au regard de la necessite socialed'intervenir » et decide que, « dans une societe democratique, il nepeut etre considere que le dommage aux droits à la vie privee et à lapresomption d'innocence d'un simple citoyen par le fait d'une fautecommise par un media dans l'exercice de sa mission d'information seraitnegligeable et ne meriterait pas reparation » et que « la publicitetapageuse donnee par l'emission a [...] favorise la diffusion del'information, voire provoque une augmentation des reactions de vindicteou de rejet à l'egard [des defendeurs], ce qui engendre un dommage moralde principe ».
Contrairement à ce que fait valoir le moyen, en cette branche, l'arretidentifie le besoin social imperieux qui justifie l'ingerence dans laliberte d'expression.
Le moyen, en cette branche, ne peut etre accueilli.
Quant à la troisieme branche :
Dans leurs conclusions d'appel, les defendeurs relevaient que, « lors dela visite des policiers charges d'effectuer la perquisition, [ils] eurentla tres vive et tres desagreable surprise de constater que la police etaitaccompagnee d'une equipe de television qui avait filme son arrivee etl'ouverture de la porte d'entree de leur domicile, et qui filma encore lasortie des policiers en realisant, entre-temps, des interviews desvoisins », consideraient que « [la demanderesse] a porte atteinte audroit des [defendeurs] de voir respecter leur vie privee » et, sous larubrique intitulee « Meconnaissance de la deontologie », deduisaient« de l'ensemble des elements qui precedent et des pieces du dossier [...]que [la demanderesse] ou ses organes ou preposes n'ont pas agi, à l'egarddes [defendeurs], en journalistes, realisateurs, producteurs ou diffuseursnormalement prudents et soucieux de la reputation, de la presomptiond'innocence et de la vie privee d'autrui ».
Les defendeurs consideraient ainsi que le tournage d'images à l'occasionde la perquisition constituait une meconnaissance par la demanderesse deregles deontologiques.
En decidant que les « images tournees à l'occasion de la perquisition[...] sont manifestement attentatoires au respect de la vie privee »,l'arret ne viole pas les droits de defense de la demanderesse.
En considerant que, par « les images et commentaires [...] recueillis »,« il ne s'agit pas d'informer le telespectateur » mais de realiser « unrequisitoire de culpabilite à l'egard [des defendeurs] », l'arret met enbalance le caractere attentatoire à leur vie privee de la prise d'imagesà l'occasion de la perquisition avec le droit du public d'etre informe.
L'arret permet ainsi à la Cour d'exercer son controle de legalite de ladecision critiquee.
Le moyen, en cette branche, ne peut etre accueilli.
Quant à la quatrieme branche :
Ainsi qu'il a ete dit, l'arret considere, sans etre critique, que,« lorsque, en traitant d'une affaire d'interet public, la presses'interesse à des particuliers, au risque de porter atteinte à leurreputation ou à certains de leurs droits, l'exercice de cette liberte estsoumis à la condition que le journaliste ait agi de bonne foi, dans lesouci de procurer une information exacte et fiable, conforme à ladeontologie journalistique » et que « la declaration des devoirs etdroits des journalistes adoptee par la Federation internationale desjournalistes en 1972 prevoit notamment dans les devoirs essentiels dujournaliste ceux de [...] ne pas user de methodes deloyales pour obtenir[...] des photographies ».
L'arret a pu, sans violer les dispositions legales visees au moyen, encette branche, considerer que « la loyaute du reporter pour rassemblerles images utiles à l'emission est [...] sujette à caution, les auteursetant venus quelques jours auparavant filmer une conference presentee parle [defendeur], responsable de la `vigne philosophique', dans le butmanifeste de disposer d'images des [defendeurs] au cas ou ils refuseraientde participer à l'emission » et que, « dans la mesure ou le butveritable des prises de vues n'a pas ete evoque, le [defendeur] considereà bon droit que le reporter a manque de loyaute et a enfreint une regledeontologique ».
Le moyen, en cette branche, ne peut etre accueilli.
Quant à la cinquieme branche :
L'arret constate que « les parties » ont « donne au present proces [un]cadre strictement limite, uniquement base sur la violation de lapresomption d'innocence, du droit au proces equitable et du droit aurespect de la vie privee, dans la periode consideree », laquelle se situe« en janvier 2006, alors qu'une instruction etait en cours à l'egard des[defendeurs] » « depuis trois mois lors de la diffusion de l'emission,sans qu'une inculpation ait ete [...] decernee à ce moment ».
L'arret considere que « l'obligation deontologique des journalistes derespecter la presomption d'innocence decoule de la combinaison de deux[...] devoirs, celui du respect des faits et celui du respect de la vieprivee, avec une exception nuancee pour les personnalites publiques, ceque ne sont pas les [defendeurs] », et que « la violation de lapresomption d'innocence [...] resulte [...] de ce que, contrairement à ceque preconise l'Association generale des journalistes professionnels deBelgique, le reportage n'adopte pas un ton neutre et se livre à unecampagne `naming and shaming' ».
Le moyen, qui, en cette branche, suppose que l'arret fonde la presomptiond'innocence sur l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits del'homme et des libertes fondamentales, repose sur une lecture inexacte del'arret, partant, manque en fait.
Quant à la sixieme branche :
L'arret considere que les « images tournees à l'occasion de laperquisition [...] montrent la personne [du defendeur], citoyen ordinaire,surpris à son reveil et interloque par la presence des policiers », que« cette image d'un homme decontenance et non informe de ce qui luiarrive, au contraire du journaliste qui procede aux prises de vue,constitue une prise d'image non consentie de la part de personnessurprises dans le cadre de leur vie intime », que « les [defendeurs],tous deux à la retraite depuis plusieurs annees au moment desrevelations, [ne sont pas] des personnalites publiques » et que « lestitres du JT et le materiel illustratif utilise lors des sequences (photosbrouillees de scenes supposees pornographiques, annonces d'imageschoquantes, titres racoleurs, tels que proxenetisme, incitation à ladebauche), la presentation à trois reprises entre le 19 et le 21 janvier2006 de sequences à la une du journal de 20 heures annonc,ant l'emission,et la repetition à chaque fois des noms et prenoms des [defendeurs] et deleur beau-frere, de meme que la diffusion de leur image, etait de natureà mettre à mal l'honneur et la reputation de simples particuliers ».
Par ces considerations, l'arret, qui repond, en les contredisant, auxconclusions de la demanderesse faisant valoir que le defendeur etait unnotable local et que les limites de la sphere privee ont ete franchies parle fait des defendeurs, justifie legalement sa decision que lademanderesse a porte atteinte au droit à la vie privee des defendeurs.
Le moyen, en cette branche, ne peut etre accueilli.
Quant à la septieme branche :
L'arret considere, d'une part, que « contrairement à ce que preconisel'Association generale des journalistes professionnels de Belgique, lereportage n'adopte pas un ton neutre et se livre à une campagne `namingand shaming' (litteralement nommer et couvrir de honte), repetant àmoultes reprises le nom des [defendeurs], outre celui de leur beau-frere,et ajoutant les termes accrocheurs `prefet ou pervers, docteur Jekyll oumister Hyde', utilisant la moquerie ou l'ironie de maniere caracterisee,par exemple en traitant [le defendeur] d'àbbe Pierre' de la luttefeminine », que « les titres du JT et le materiel illustratif utiliselors des sequences (photos brouillees de scenes supposees pornographiques,annonces d'images choquantes, titres racoleurs, tels que proxenetisme,incitation à la debauche), la presentation à trois reprises entre le 19et le 21 janvier 2006 de sequences à la une du journal de 20 heuresannonc,ant l'emission, et la repetition à chaque fois des noms et prenomsdes [defendeurs] et de leur beau-frere, de meme que la diffusion de leurimage, etaient de nature à mettre à mal l'honneur et la reputation desimples particuliers », et que « le ministere public releve [...] à bondroit la deloyaute du montage et de certains aspects du filmage, tels ledecalage des images dans leur chronologie, l'usage de medaillonssusceptibles d'infirmer les propos des [defendeurs] ou de confirmer ceuxdu journaliste, l'usage de mimiques expressives cherchant à instaurer uneconnivence subliminale avec le spectateur mais laissant entendre que lacause de la culpabilite est entendue ».
L'arret considere, d'autre part, que « le traitement par [lademanderesse] des informations et accusations recueillies par sonjournaliste [...] donne au reportage une coloration `tres particuliere'[...], à parfum de scandale », que « l'interview fait l'objet d'unmontage qui ridiculise [les defendeurs] », qu' « il ne s'agit pasd'informer le telespectateur mais bien d'une enquete personnelle en directdu journaliste D. et de son equipe, qui procedent à l'interrogatoire `àcharge' des [defendeurs] et meme de la directrice de l'etablissementscolaire, lui reprochant, par exemple, de ne pas avoir mis à pied sonprofesseur de gymnastique ou de ne pas avoir cru d'emblee les accusationsde V. », que « la fac,on dont la vie de V. est jetee en pature auxtelespectateurs est à tout le moins aussi choquante que le requisitoirede [la demanderesse] à l'egard des [defendeurs] », que « la manieresarcastique, inquisitoriale ou ironique adoptee tout au long du reportageconstitue un requisitoire de culpabilite à l'egard des [defendeurs] » etqu' « avec les memes images et commentaires, recueillis dans le respectdes regles deontologiques, il n'etait pas impossible de confectionner uneemission neutre, non racoleuse ni provocatrice, tout en maintenant lecaractere informatif, d'utilite publique et donc le quota d'audiencelegitimement suppute ».
L'arret, usant de la marge d'appreciation qui lui est reconnue et sansmeconnaitre les dispositions visees au moyen, en cette branche, deduit deces considerations, d'une part, que « cette maniere de traiterl'information viole le droit des [defendeurs] à la presomptiond'innocence », d'autre part, que « la demanderesse a manifestementdepasse les limites de la dose d'exageration et de provocation qui estpermise dans le cadre de la liberte journalistique », et considere que,des lors que « le reportage et la diffusion des sequences aux JTn'adoptent [...] pas la reserve et la neutralite qui s'imposaientlorsqu'il s'agit de la vie privee de particuliers et de leur presomptiond'innocence dans le cadre d'une enquete penale qui etait en cours depuistrois mois lors de la diffusion de l'emission, sans qu'une inculpation aitencore ete decernee », « les articles 6 et 8 de la Convention desauvegarde des droits de l'homme et des libertes fondamentales ont [...]ete violes, [la demanderesse] ayant commis une faute engendrant saresponsabilite sur la base de l'article 1382 du Code civil ».
En outre, l'arret determine qu'il existe un besoin social imperieux quijustifie l'ingerence dans la liberte d'expression en considerant que « lapertinence de la decision d'accorder des dommages et interets pour lesfautes professionnelles commises par [la demanderesse] doit s'apprecier auregard de la necessite sociale d'intervenir » et en decidant, sansmeconnaitre les dispositions visees au moyen, en cette branche, que,« dans une societe democratique, il ne peut etre considere que le dommageaux droits à la vie privee et à la presomption d'innocence d'un simplecitoyen par le fait d'une faute commise par un media dans l'exercice de samission d'information serait negligeable et ne meriterait pasreparation » et que « la publicite tapageuse donnee par l'emission a[...] favorise la diffusion de l'information, voire provoque uneaugmentation des reactions de vindicte ou de rejet à l'egard [desdefendeurs], ce qui engendre un dommage moral de principe ».
Par ces considerations, qui ne se limitent pas à critiquer le ton adoptepar les journalistes, l'arret justifie legalement sa decision de condamnerla demanderesse à payer des dommages et interets aux defendeurs.
Le moyen, en cette branche, ne peut etre accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne la demanderesse aux depens.
Les depens taxes à la somme de cinq cent trente-sept euros soixantecentimes envers la partie demanderesse et à la somme de cent quarante-sixeuros cinq centimes envers les parties defenderesses.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president de section Christian Storck, les conseillersDidier Batsele, Martine Regout, Alain Simon et Marie-Claire Ernotte, etprononce en audience publique du vingt-sept juin deux mille quatorze parle president de section Christian Storck, en presence de l'avocat generalThierry Werquin, avec l'assistance du greffier Fabienne Gobert.
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| F. Gobert | M.-Cl. Ernotte | A. Simon |
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| M. Regout | D. Batsele | Chr. Storck |
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27 JUIN 2014 C.12.0119.F/1