Cour de cassation de Belgique
Arret
1524
NDEG C.10.0204.F
FORTIS BANQUE, societe anonyme dont le siege social est etabli àBruxelles, Montagne du Parc, 3,
demanderesse en cassation,
representee par Maitre Pierre Van Ommeslaghe, avocat à la Cour decassation, dont le cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 106, ouil est fait election de domicile,
contre
N. W.,
defenderesse en cassation,
representee par Maitre John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 3, ou ilest fait election de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 16 octobre 2009par la cour d'appel de Bruxelles.
Le 21 octobre 2013, l'avocat general Thierry Werquin a depose desconclusions au greffe.
Le president Christian Storck a fait rapport et l'avocat general
Thierry Werquin a ete entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
La demanderesse presente quatre moyens, dont le deuxieme est libelle dansles termes suivants :
Dispositions legales violees
Articles 1149, 1150, 1153, 1382 et 1383 du Code civil
Decisions et motifs critiques
L'arret declare l'appel recevable et fonde et condamne la
demanderesse à payer à la defenderesse la somme de 166.971,91 euros, àaugmenter des interets moratoires depuis le 6 fevrier 1992 jusqu'auparfait paiement, par les motifs que
« Quant au dommage
Comme il a ete expose, [la defenderesse] estime son prejudice en tantqu'heritiere à un montant de 445.258,42 euros reduit à titre subsidiaireà la moitie de cette somme, soit 222.629,21 euros. Elle precise, dans sesconclusions additionnelles apres l'audience du 28 mai 2009, que sonprejudice doit etre examine sous l'aspect de la perte d'une chance d'avoirrec,u dans la succession les titres litigieux ;
Vu la co-titularite, emportant une presomption d'indivision par moitie, ledommage à la date du 2 mai 1991 est limite à la moitie de la valeur ducompte- titres, soit 222.629,21 euros ;
Le dommage de [la defenderesse] s'eleve cependant à l'indemnitecorrespondant à la perte d'une chance d'heriter de ce montant ;
Quoiqu'elle fasse valoir que la valeur de la bourse a certainementaugmente de 40 p.c. au cours de la periode allant de 1991 jusqu'au decesde [sa mere] en 2000, la cour [d'appel] observe qu'il n'est pas exclu quecelle-ci aurait pu, durant sa vie, utiliser son capital à d'autres fins ;
La cour [d'appel] estime que la perte de chance doit etre evaluee à75 p.c. du montant de 222.629, 21 euros, soit 166.971,91 euros ;
Des lors qu'il s'agit d'une dette de somme, seuls des interets moratoiressont dus à la date de la mise en demeure du 6 fevrier 1992 ;
La demande est fondee dans cette mesure ».
Griefs
En matiere de responsabilite civile, il incombe au demandeur en reparationd'etablir l'existence d'un lien de causalite entre la faute et le dommagetel qu'il s'est realise.
Ce lien suppose que, sans la faute, le dommage n'eut pu se produire telqu'il s'est produit in concreto.
Le juge ne peut condamner l'auteur de la faute à reparer le dommageallegue s'il constate qu'une incertitude subsiste quant au lien causalentre la faute et ce dommage.
La demande introduite par la defenderesse en sa qualite d'heritieretendait en l'espece à la reparation du dommage cause à la suite de lafaute reprochee par la defenderesse à la demanderesse deduite de lanon-execution de l'ordre de transfert donne le 2 mai 1991 par ladefenderesse qui agissait à l'epoque comme mandataire de sa mere.
Ainsi que le releve l'arret, la defenderesse definissait son prejudicecomme consistant dans la perte d'une chance d'heriter de la moitie de lavaleur du compte-titres de 222.629,21 euros de sa mere.
L'arret « observe qu'il n'est pas exclu que celle-ci aurait pu, durant savie, utiliser son capital à d'autres fins » que celles qui etaientenvisagees par la defenderesse.
L'arret admet ainsi necessairement que le lien causal entre la fautecommise par la demanderesse et le dommage subi par la defenderesse n'estpas etabli avec certitude. En effet, il n'exclut pas que le capital encause aurait pu etre utilise par la dame F. à d'autres fins, en sortequ'il ne se serait pas retrouve dans sa succession.
En effet, si, selon l'arret, nonobstant la faute reprochee à la
demanderesse, la dame F. aurait « pu durant sa vie utiliser son capitalà d'autres fins », la defenderesse ne l'aurait pas, dans cette mesure,retrouve dans la succession ouverte en 2000.
L'arret n'a des lors pu, pour declarer la demanderesse responsablejusqu'à concurrence de 75 p.c. du dommage subi par la defenderesse,considerer qu'il existait un lien de causalite certain entre la fautecommise par la demanderesse et un dommage consistant en la perte d'unechance pour la defenderesse d'heriter d'une partie de la valeur ducompte-titres.
L'arret viole ainsi tant la notion legale de dommage que celle de lien decausalite (violation des articles 1382 et 1383 du Code civil, si l'on doitconsiderer que l'arret statue à l'egard de la defenderesse en qualited'heritiere exerc,ant une action à titre personnel, et des articles 1149,1150 et 1153 du Code civil, si l'on doit considerer que l'arret statue àl'egard de la defenderesse en qualite d'heritiere exerc,ant une actionfaisant partie du patrimoine recueilli dans le cadre de la succession dela dame F.).
III. La decision de la Cour
Sur le deuxieme moyen :
Il incombe au demandeur en reparation d'etablir l'existence d'un lien decausalite entre la faute et le dommage tel qu'il s'est realise ; ce liensuppose que, sans la faute, le dommage n'eut pu se produire tel qu'ils'est produit.
Le juge ne peut condamner l'auteur de la faute à reparer le dommage subis'il constate qu'un doute subsiste quant au lien causal entre la faute etce dommage.
La demande tend à la reparation du dommage resultant de la faute que lademanderesse a commise en n'executant pas l'ordre donne le
2 mai 1991 par la defenderesse agissant en qualite de mandataire de samere de transferer sur l'un de ses comptes les titres deposes sur uncompte ouvert au nom de cette derniere et d'un sieur D.
Apres avoir decide que, « vu la co-titularite, emportant une presomptiond'indivision par moitie, le dommage à la date du 2 mai 1991 est limite àla moitie de la valeur du compte-titres, soit 222.629,21 euros », l'arretconsidere que la mere de la defenderesse, dont il constate qu'elle estdecedee le 21 juin 2000, « aurait pu, durant sa vie, utiliser son capitalà d'autres fins ».
Il ressort de cette consideration que l'arret n'exclut pas que, sans lafaute de la demanderesse, le dommage de la defenderesse eut pu se produiretel qu'il s'est realise.
Il ne justifie des lors pas legalement sa decision de condamner lademanderesse à payer à la defenderesse une « indemnite correspondant àla perte d'une chance », evaluee à septante-cinq pour cent, « d'heriter[du] montant [de 222.629,21 euros] ».
Le moyen est fonde.
Et il n'y a pas lieu d'examiner les autres moyens, qui ne sauraiententrainer une cassation plus etendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque, sauf en tant qu'il rec,oit l'appel ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretpartiellement casse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause, ainsi limitee, devant la cour d'appel de Liege.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president Christian Storck, les conseillers Didier Batsele,Michel Lemal, Marie-Claire Ernotte et Sabine Geubel, et prononce enaudience publique du six decembre deux mille treize par le presidentChristian Storck, en presence de l'avocat general Thierry Werquin, avecl'assistance du greffier Patricia De Wadripont.
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| P. De Wadripont | S. Geubel | M.-Cl. Ernotte |
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| M. Lemal | D. Batsele | Chr. Storck |
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6 DECEMBRE 2013 C.10.0204.F/7