Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.12.0599.N
KBC BANQUE, s.a.,
Me Johan Verbist, avocat à la Cour de cassation,
contre
C. M.
Me Bruno Maes, avocat à la Cour de cassation.
I. la procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 31 juillet 2012par la cour d'appel de Bruxelles.
Le conseiller Bart Wylleman a fait rapport.
L'avocat general Christian Vandewal a conclu.
II. le moyen de cassation
La demanderesse presente un moyen libelle dans les termes suivants :
Dispositions legales violees
- articles 5, 774 et 1138, 3DEG, du Code judiciaire ;
- articles 1382 et 1383 du Code civil ;
- principe general du droit en vertu duquel le juge est tenu, sous reservede respecter les droits de la defense, de determiner quelle normejuridique est applicable à la demande dont il est saisi et d'appliquercette regle, qui est notamment consacree par les articles 5 et 774 du Codejudiciaire.
Decisions et motifs critiques
Les juges d'appel ont declare l'appel de la defenderesse recevable etfonde, ont reforme le jugement entrepris et ont declare non fondee lademande originaire de la demanderesse tendant à entendre condamner ladefenderesse à payer 123.797,26 euros, à majorer des interets de retarddepuis le 28 fevrier 2001 jusqu'au 16 novembre 2004 et ensuite desinterets judiciaires, et ont condamne la demanderesse aux depens des deuxinstances, sur la base des considerations suivantes :
« 10. La defenderesse conteste en premier lieu qu'en l'espece, la banquepuisse appliquer la theorie de l'enrichissement sans cause.
L'action de in rem verso suppose un transfert patrimonial sans aucunecause juridique. Le transfert patrimonial non fonde suppose unenrichissement et un appauvrissement correlatif, ainsi que le defaut decause juridique. L'action a un caractere subsidiaire, ce qui signifie quecette action ne peut etre introduite qu'à defaut d'une autre action(legale ou contractuelle). Si une loi ou un contrat regit la situation, ilne peut etre recouru aux principes generaux.
11. La defenderesse soutient qu'il n'y a pas de lien causal direct entrel'appauvrissement de la demanderesse et son propre enrichissement. Letransfert patrimonial a, en effet, eu lieu via le patrimoine d'un tiers,monsieur D.
Le lien causal semble pourtant exister en l'espece. En effet, il estrequis que l'enrichissement decoule de la circonstance qui a causel'appauvrissement. L'existence d'un tel lien causal doit etre appreciee auregard de la theorie de l'equivalence. Il doit donc y avoir un liennecessaire entre l'appauvrissement et l'enrichissement, au sens ou sansl'appauvrissement, il n'y aurait pas eu d'enrichissement et vice versa.
En l'espece, monsieur D. a detourne des fonds au prejudice de clients dela banque, qui s'est vue dans l'obligation d'indemniser ces clients.monsieur D. a secretement et immediatement transmis les fonds à ladefenderesse, son epouse, en vue de les investir dans l'habitationfamiliale, bien propre de la defenderesse. Le lien necessaire entrel'appauvrissement de la banque et l'enrichissement du patrimoine de ladefenderesse est etabli en l'espece.
12. En outre, la defenderesse conteste que l'accroissement de sonpatrimoine n'a pas de cause. Selon elle, il decoule de la donation que luia faite monsieur D.
Il n'est pas question d'un enrichissement sans cause, notamment lorsquel'enrichissement est la consequence d'un fait juridique ou d'un contratavec une personne autre que celle qui s'est appauvrie, justifiantl'accroissement patrimonial.
Vu le caractere frauduleux de la donation invoquee, cet acte ne peutcependant pas etre oppose à la demanderesse et ce en vertu du principegeneral du droit « fraus omnia corrumpit ». La demanderesse peut refuserde conferer des effets à un tel acte et empecher le debiteur d'obtenir leresultat interdit qu'il visait, sans meme devoir former une actionpaulienne fondee sur l'article 1167 du Code civil.
Des lors, il n'existe pas de cause admissible pour l'enrichissement dupatrimoine de la defenderesse.
13. La defenderesse soutient, ensuite, que l'action de la demanderesse nepeut etre accueillie au motif qu'il n'est pas satisfait au caracteresubsidiaire de l'action de in rem verso.
La defenderesse allegue que l'action doit etre deniee à la partiedemanderesse qui dispose encore d'actions effectives et actuelles pourrendre non avenu le transfert patrimonial. Le fait de pouvoir s'adresserà un autre debiteur, à savoir monsieur D., ne prive pas la demanderessedu droit de former une action fondee sur l'enrichissement sans causecontre la defenderesse. La demanderesse souleve qu'elle a bien introduitcette action contre monsieur D. et qu'elle a obtenu un titre à sonencontre, ce qui n'est pas conteste, mais qu'elle n'arrive precisement pasà obtenir une execution complete de son titre. Le solde ouvert à l'egardde monsieur D. s'eleverait en effet à 230.086,35 en principal.
La defenderesse soutient aussi que la banque a laisse se prescrire sondroit d'action à son encontre sur la base de l'article 2279, alinea 2, duCode civil (le droit de revendiquer pendant trois ans contre le tiersacquereur de bonne foi dans l'hypothese d'un vol ou d'une perte) et queson appauvrissement serait, des lors, du à une negligence propre de lademanderesse.
L'article 2279, alinea 2, du Code civil ne s'applique toutefois pas enl'espece, des lors que la somme reclamee n'est pas une chose perdue ouvolee de la banque ; l'application de cette disposition ne peut etreetendue à d'autres cas de depossession.
14. La demanderesse conteste que la defenderesse a rec,u de bonne foi lesfonds ou titres. Au contraire, la banque invoque les elements suivants :
- La defenderesse ne pouvait avoir cru, vu la situation patrimoniale deson mari, salarie aupres du meme employeur et supportant, apres unpremier divorce, de lourdes obligations alimentaires et l'achat del'ancienne habitation familiale, que monsieur D. pouvait sans problemes etlegalement mettre à disposition, dans un court delai, un montant liquidede 123.797 euros ;
- la defenderesse, etant bien placee pour evaluer des situationsfinancieres, devait se rendre compte du mode de vie confortable de sonepoux (voitures onereuses, bagues et montres, cadeaux ...) ; laprodigalite de monsieur D. etait meme confirmee par sa mere et sa tante ;
- manifestement, ce mode de vie ne pouvait etre explique par le soutienfinancier de la mere et la tante de monsieur D. ou par l'heritage de sonpere ;
- en 2009, la mere de la defenderesse a presente deux titres en paiementà son agence de la banque BNP Paribas Fortis qui, apres examen, se sontaveres faire partie des biens que monsieur D. detournait au detriment demadame A ; c'est à juste titre que la demanderesse conclut que ladefenderesse, qui apres le proces et la condamnation de monsieur D. nepouvait douter de l'origine illegale de ces titres, a attendu plusieursannees et a finalement fait intervenir sa propre mere en blanchimentd'argent dans une tentative de dissimuler l'origine illegale des titres.
La demanderesse deduit de tous ces elements qu'au moment ou elle a rec,ules titres de monsieur D., la defenderesse etait ou, à tout le moins,devait etre au courant de leur origine criminelle, meme si elle n'a pasete personnellement poursuivie penalement.
Le comportement ainsi decrit de la defenderesse equivaut clairement à unefaute flagrante au sens de l'article 1382 du Code civil de la part de ladefenderesse envers la banque, par ailleurs son employeur. Le fait que ladefenderesse, dans ces circonstances, a ainsi accepte et utilise destitres detournes, ou à tout le moins des titres (ou le produit de leurvente) d'origine tres suspecte, pour payer des factures pour laconstruction de son habitation et de sa piscine, implique en effet unegrave negligence envers son propre employeur, causant un important dommageà ce dernier. Une personne normalement diligente et prudente placee dansles memes circonstances n'aurait, en effet, pas accepte et utilise lestitres pour le paiement de factures.
Cela implique en meme temps que la demanderesse, suivant sa propre these,aurait pu introduire une demande de dommages-interets fondee sur l'article1382 du Code civil contre la defenderesse et que sa presente action fondeesur la theorie de l'enrichissement sans cause ne presente pas de caracteresubsidiaire. Cette action ne peut, des lors, pas etre accueillie.
L'appel est fonde ».
Griefs
Il suit du principe general du droit en vertu duquel le juge est tenu,sous reserve de respecter les droits de la defense, de determiner la normejuridique qui s'applique à l'action dont il est saisi et d'appliquercette regle, qui est notamment consacree par les articles 5 et 774 du Codejudiciaire, que le juge est tenu de trancher le litige conformement auxregles juridiques qui s'y appliquent. Il doit examiner la nature juridiquedes faits et actes invoques par les parties et peut, quelle que soit laqualification juridique que leur ont donnee les parties, suppleer d'officeles motifs qu'ils ont invoques à la condition de ne pas soulever decontestation dont les parties ont exclu l'existence par conclusions, de nese fonder que sur des elements dont il est regulierement saisi, de ne pasmodifier l'objet de la demande et de ne pas violer les droits de ladefense des parties. Ces droits de la defense ne sont pas violes lorsquele juge fonde sa decision sur des elements dont les parties doiventattendre, vu le deroulement des debats, que le juge les inclurait dans sonjugement et qu'ils ont pu contredire.
Conformement à l'article 1382 du Code civil, tout fait quelconque del'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquelil est arrive, à le reparer.
En l'espece, la demanderesse a demande la condamnation de la defenderesseau paiement de 123.797,26 euros, à majorer des interets de retard depuisle 28 fevrier 2001 jusqu'au 16 novembre 2004 et ensuite des interetsjudiciaires. Comme fondement de son action, la demanderesse faisait valoirque monsieur D., epoux de la defenderesse, avait detourne au moins4.993.969 francs au prejudice de clients de la demanderesse et qu'au moins4.993.961 francs ont ete transferes par monsieur D. à la defenderesse etutilises pour le paiement de factures de la construction de l'habitationqui etait la propriete de la defenderesse et que la defenderesse, aumoment ou elle a rec,u les titres de monsieur D., etait ou, à tout lemoins, devait etre au courant de l'origine criminelle de ces titres, memesi elle n'etait pas personnellement penalement poursuivie.
Sur cette base, les juges d'appel ont considere que le comportement ainsidecrit de la defenderesse equivaut clairement à une faute flagrante ausens de l'article 1382 du Code civil de la part de la defenderesse enversla demanderesse, que le fait que la defenderesse a, dans lescirconstances decrites, ainsi accepte et utilise des titres detournes, ouà tout le moins des titres ou le produit de leur vente d'origine tressuspecte, pour payer les facture de la construction de son habitation etde sa piscine, implique en effet une grande negligence envers son propreemployeur, causant un important dommage à ce dernier et qu'une personnenormalement diligente et prudente placee dans les memes circonstancesn'aurait, en effet, pas accepte et utilise les fonds pour le paiement defactures.
Toutefois, les juges d'appel ont ensuite considere que cela implique enmeme temps que la demanderesse, suivant sa propre these, aurait puintroduire une demande de dommages-interets fondee sur l'article 1382 duCode civil contre la defenderesse et que son actuelle action fondee surl'enrichissement sans cause n'a pas de caractere subsidiaire et que cetteaction ne peut, des lors, pas etre accueillie. En declarant sur cette basel'action de la demanderesse non fondee, sans examiner si l'action de lademanderesse n'est pas fondee en application de l'article 1382 du Codecivil, alors qu'ils ont eux-memes constate que la defenderesse a commisune grave negligence envers la demanderesse qui lui a cause un importantdommage, les juges d'appel n'ont pas legalement justifie leur decision etils ont viole le principe general du droit invoque au moyen en vertuduquel le juge est tenu de trancher le litige conformement aux reglesjuridiques qui lui sont applicables et il est tenu de suppleer d'officeles fondements invoques par la demanderesse, principe qui est notammentconsacre par les articles 5 et 774 du Code judiciaire (violation duprincipe general du droit et des articles 5 et 774 du Code judiciaire). Enoutre, les juges d'appel ont omis de statuer sur une des demandes(violation de l'article 1138, 3DEG, du Code judiciaire). En constatant auprealable que la defenderesse a commis une grave negligence envers lademanderesse causant un important dommage à cette derniere, mais endeclarant ensuite la demande en paiement de 123.797,26 euros non fondee,les juges d'appel ont aussi viole l'article 1382 du Code civil.
III. la decision de la Cour
1. Le juge est tenu de trancher le litige conformement aux reglesjuridiques qui lui sont applicables. Il a l'obligation, moyennant lerespect des droits de la defense, de soulever d'office les fondementsjuridiques dont l'application s'impose par les faits specialement invoquespar les parties à l'appui de leurs demandes. Il y a lieu d'y assimilerles faits que le juge a lui-meme mis en avant à partir des elements quilui ont ete regulierement soumis par les parties.
2. Les juges d'appel ont constate que :
- l'epoux de la defenderesse s'est rendu coupable de detournement enversla demanderesse et que les fonds ont ete utilises pour la construction del'habitation de la defenderesse ;
- la demanderesse fonde sa demande contre la defenderesse sur la theoriede l'enrichissement sans cause ;
- la demanderesse invoquait que la defenderesse etait ou, à tout lemoins, devait etre au courant de l'origine criminelle des fonds.
Les juges d'appel ont considere que :
- le comportement de la defenderesse, decrit par la demanderesse,constitue une faute flagrante au sens de l'article 1382 du Code civil ;
- cela implique en meme temps que la demanderesse, suivant sa proprethese, aurait pu introduire contre la defenderesse une demande dedommages-interets sur la base de l'article 1382 du Code civil, de sorteque son action actuelle fondee sur l'enrichissement sans cause n'a pas decaractere subsidiaire et ne peut, des lors, pas etre accueillie.
3. En considerant que le comportement de la defenderesse constitue un acteillicite et en rejetant l'action fondee sur l'enrichissement sans cause dela demanderesse en raison de son caractere subsidiaire, sans souleverd'office, en respectant les droits de la defense, l'application possiblede l'article 1382 du Code civil, les juges d'appel ont viole le principegeneral du droit suivant lequel le juge est tenu de trancher le litigeconformement aux regles juridiques qui s'y appliquent.
Le moyen est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretcasse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause devant la cour d'appel de Gand.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president de section Eric Dirix, president, les presidentsde section Eric Stassijns et Albert Fettweis, les conseillers BeatrijsDeconinck et Bart Wylleman, et prononce en audience publique du cinqseptembre deux mille treize par le president de section Eric Dirix, enpresence de l'avocat general Christian Vandewal, avec l'assistance dugreffier Johan Pafenols.
Traduction etablie sous le controle du conseiller Marie-Claire Ernotte ettranscrite avec l'assistance du greffier Patricia De Wadripont.
Le greffier, Le conseiller,
5 septembre 2013 C.12.0599.N/1