Cour de cassation de Belgique
Arret
2361
NDEG C.11.0604.F
COMPAGNIE INTERCOMMUNALE LIEGEOISE DES EAUX, societe cooperative àresponsabilite limitee de droit public dont le siege social est etabli àLiege (Angleur), rue du Canal de l'Ourthe, 8,
demanderesse en cassation,
representee par Maitre Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 149, ou il estfait election de domicile,
contre
LUX AQUATEC, societe de droit luxembourgeois dont le siege est etabli àEischen (Grand-Duche de Luxembourg), Clees Wee, 3,
defenderesse en cassation,
representee par Maitre Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour decassation, dont le cabinet est etabli à Liege, rue de Chaudfontaine, 11,ou il est fait election de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 6 mai 2011 parla cour d'appel de Liege.
Le 9 octobre 2012, l'avocat general Jean Marie Genicot a depose desconclusions au greffe.
Le conseiller Michel Lemal a fait rapport et l'avocat general Jean MarieGenicot a ete entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
La demanderesse presente un moyen libelle dans les termes suivants :
Disposition legale violee
Article 4, alinea 1er, de la loi du 17 avril 1878 contenant le titrepreliminaire du Code de procedure penale
Decisions et motifs critiques
L'arret confirme le jugement dont appel qui disait la demande de ladefenderesse recevable et fondee et condamnait la demanderesse à payer àla defenderesse la somme de 74.680 euros à majorer des interets au tauxlegal depuis la citation.
Il rejette à cet egard la demande de surseance à statuer que lademanderesse avait formulee sur la base du principe « le criminel tientle civil en l'etat ».
Il fonde ce rejet sur les motifs suivants :
« L'objet du litige et les circonstances de la cause ont ete relates parles premiers juges, à l'expose desquels la cour d'appel se refere.
Il convient de rappeler que [la demanderesse] vient aux droits de lasociete Cilex qui a ete constituee par acte du 23 decembre 2004. En 2005,cette derniere a entrepris la construction d'une usine d'embouteillaged'eau et la mise en place d'un reseau de bornes-fontaines pour lesquelleselle a fait appel aux services de [la defenderesse]. Trois conventions ontete signees.
[La demanderesse] soutient qu'en raison de liens etroits entretenus entreR. L., alors directeur general de Cilex, et [la defenderesse], en lapersonne de P. N., les prestations de cette derniere auraient ete`largement surfacturees' à Cilex.
Le 10 octobre 2008, [la demanderesse] a depose une plainte avecconstitution de partie civile entre les mains du juge d'instructionliegeois R. qui l'a autorisee le 27 septembre 2010 à consulter le dossierpenal, suivant l'article 61ter du Code d'instruction criminelle.
Ni cette plainte qui serait apparemment dirigee contre R. L. ni cetteordonnance du magistrat instructeur ne sont deposees.
[La demanderesse] reproduit dans ses conclusions des extraits deproces-verbaux que son conseil a pu consulter chez le juge d'instructionet dont la teneur n'est pas contestee par [la defenderesse].
Ceux-ci ont trait aux auditions de R. L., de P. N. et de C. V. S. de lasociete Euroseam et tendraient à demontrer, selon [la demanderesse], quecette societe a surfacture ses prestations à Cilex au benefice final de[la defenderesse] et de R. L., via des factures fictives.
[La demanderesse] indique qu'elle `veillera prochainement à se constituerpartie civile à l'encontre de [la defenderesse] dont l'implication nefait plus aucun doute '. Il est regrettable que [la demanderesse] nedemontre pas avoir mis son projet à execution, alors que cela lui avaitdejà ete reproche par les premiers juges.
La mise en oeuvre de la surseance à statuer imposee au juge civil parl'article 4 du titre preliminaire du Code de procedure penale ne requiertpas qu'une plainte ait ete deposee contre [la defenderesse]. Il faut, maisil suffit, que la solution de l'action publique soit susceptibled'influencer la solution de l'action civile.
L'intentement de l'action publique resulte à suffisance de l'ouvertured'une instruction confiee au juge R.
Par contre, à supposer que R. L. ait pu participer à la mise en placed'un mecanisme frauduleux avec P. N. et C. V. S. via une surfacturation deEuroseam à Cilex et l'emission de factures fictives par [la defenderesse]et une societe de R. L., [la demanderesse] ne dispose pas pour autant depresomptions suffisamment graves, precises et concordantes que lesconventions litigieuses passees entre Cilex et [la defenderesse] ou leurexecution seraient egalement entachees d'irregularites.
Le fait que ces conventions auraient ete mal executees ou qu'ellesauraient pu generer des surcouts pour Cilex ou [la demanderesse] n'est pasen soi revelateur d'une fraude.
Il ne convient pas de surseoir à statuer ».
Griefs
Aux termes de l'article 4, alinea 1er, de la loi du 17 avril 1878contenant le titre preliminaire du Code de procedure penale : « L'actioncivile peut etre poursuivie en meme temps et devant les memes juges quel'action publique. Elle peut aussi l'etre separement ; dans ce cas,l'exercice en est suspendu tant qu'il n'a pas ete prononcedefinitivement sur l'action publique, intentee avant ou pendant lapoursuite de l'action civile ». L'obligation qu'a le juge civil desuspendre la procedure conformement audit article 4, alinea 1er, releve del'ordre public. Fondee sur le caractere absolu de l'autorite de chosejugee des decisions rendues sur l'action publique, elle s'applique deslors que le juge penal est appele à statuer sur des points qui sontcommuns à l'action publique et à l'action poursuivie devant lesjuridictions civiles en ce sens que l'accueil de cette action suppose quele juge civil les tranche.
Lorsque ces conditions sont remplies, le juge civil est tenu de suspendrela procedure sans que cette suspension suppose que la partie qui en faitla demande doive etablir en l'etat de la cause, par des presomptionsgraves, precises et concordantes, que les infractions qu'elle invoque etqui ont objectivement une influence possible sur le sort de la procedurecivile sont etablies ou meme simplement vraisemblables.
En l'espece, la demanderesse demandait à la cour d'appel de reformer lejugement entrepris en ce qu'il refusait de surseoir à statuer sur lademande de la defenderesse tendant au paiement de diverses facturesadressees à Cilex au motif que certains elements permettaient de penserque ces factures etaient fictives ou procedaient de surfacturationsresultant d'un arrangement illicite entre M. L., à l'epoque directeurgeneral de Cilex, et les dirigeants de la defenderesse et que ces faitsfaisaient l'objet d'une instruction.
Ayant constate que l'action publique etait en mouvement en raison « del'ouverture d'une instruction confiee au juge R. » et que cetteinstruction, ouverte sur plainte avec constitution de partie civile de lademanderesse, portait notamment sur d'eventuelles surfacturations desprestations de la defenderesse à Cilex via des factures fictives, l'arretn'a donc pu legalement refuser de surseoir à statuer aux motifs qu'« àsupposer que R. L. ait pu participer à la mise en place d'un mecanismefrauduleux avec P. N. et C. V. S. via une surfacturation de Euroseam à[la demanderesse] et l'emission de factures fictives par [la defenderesse]et une societe de R. L., [la demanderesse qui est aux droits de Cilex] nedispose pas pour autant de presomptions suffisamment graves, precises etconcordantes que les conventions litigieuses passees entre Cilex et [ladefenderesse] ou leur execution seraient egalement entacheesd'irregularites » car « le fait que ces conventions auraient ete malexecutees ou qu'elles auraient pu generer des surcouts pour Cilex ou [lademanderesse] n'est pas en soi revelateur d'une fraude ».
Ce faisant, en effet, l'arret subordonne l'application de l'obligation desuspendre la procedure visee à l'article 4, alinea 1er, de la loi du 17avril 1878 à une condition de preuve, en l'occurrence la preuve des faitsfaisant l'objet de la procedure penale, que cet article ne comprend pas(violation dudit article 4, alinea 1er, de la loi du 17 avril 1878contenant le titre preliminaire du Code de procedure penale).
III. La decision de la cour
La regle d'ordre public, fixee à l'article 4 de la loi du 17 avril 1878contenant le titre preliminaire du Code de procedure penale, en vertu delaquelle l'exercice de l'action civile qui n'est pas poursuivie devant lememe juge simultanement à l'action publique est suspendu tant qu'il n'apas ete prononce definitivement sur l'action publique, se justifie par lefait que le jugement penal est en regle revetu, à l'egard de l'actioncivile introduite separement, de l'autorite de la chose jugee sur lespoints communs à l'action publique et à l'action civile.
L'obligation de surseance faite au juge saisi de l'action civile par cettedisposition legale ne s'impose que pour autant qu'il existe un risque decontradiction entre les decisions du juge penal et du juge civil.
Elle n'est pas soumise à la condition que la partie, qui souleve uneexception de surseance fondee sur cette disposition legale, rapporte lapreuve que les infractions qu'elle invoque et qui sont susceptiblesd'avoir une incidence sur l'action civile sont etablies ou meme simplementvraisemblables.
Apres avoir constate que « l'intentement de l'action publique resulte àsuffisance de l'ouverture d'une instruction confiee au juge R. », l'arretrefuse de faire droit à l'exception de surseance soulevee par lademanderesse en considerant que, « par contre, à supposer que R. L. aitpu participer à la mise en place d'un mecanisme frauduleux avec P. N. etC. V. S. via une surfacturation de Euroseam à Cilex et l'emission defactures fictives par [la defenderesse] et une societe de R. L., [lademanderesse] ne dispose pas pour autant de presomptions suffisammentgraves, precises et concordantes que les conventions litigieuses passeesentre Cilex et [la defenderesse] ou leur execution seraient egalemententachees d'irregularites » et que « le fait que ces conventionsauraient ete mal executees ou qu'elles auraient pu generer des surcoutspour Cilex ou [la demanderesse] n'est pas en soi revelateur d'unefraude ».
En subordonnant la surseance visee à l'article 4, alinea 1er, de la loidu 17 avril 1878 à une condition de preuve que cette disposition necomprend pas, l'arret viole celle-ci.
Le moyen est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretcasse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause devant la cour d'appel de Mons.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president Christian Storck, les conseillers Didier Batsele,Martine Regout, Alain Simon et Michel Lemal, et prononce en audiencepublique du six decembre deux mille douze par le president ChristianStorck, en presence de l'avocat general Jean Marie Genicot, avecl'assistance du greffier Patricia De Wadripont.
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| P. De Wadripont | M. Lemal | A. Simon |
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| M. Regout | D. Batsele | Chr. Storck |
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6 DeCEMBRE 2012 C.11.0604.F/4