Cour de cassation de Belgique
Arret
1619
NDEG C.11.0608.F
BARCHON METAL VANNERUM, societe anonyme dont le siege social est etabli àFlemalle, Grand'Route, 1,
demanderesse en cassation,
representee par Maitre Michel Mahieu, avocat à la Cour de cassation, dontle cabinet est etabli à Watermael-Boitsfort, boulevard du Souverain, 36,ou il est fait election de domicile,
contre
SOFINTRA, societe anonyme dont le siege social est etabli à Liege, quaide Rome, 89,
defenderesse en cassation,
representee par Maitre John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 3, ou ilest fait election de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 29 juin 2010par la cour d'appel de Liege.
Le conseiller Michel Lemal a fait rapport.
L'avocat general Thierry Werquin a conclu.
II. Le moyen de cassation
La demanderesse presente un moyen libelle dans les termes suivants :
Dispositions legales violees
- articles 11, 962 et, pour autant que de besoin, 1676 à 1723 du Codejudiciaire ;
- articles 1134 et 1644 du Code civil ;
- article 149 de la Constitution ;
- principe general du droit relatif au respect des droits de la defense.
Decisions et motifs critiques
L'arret attaque decide que le supplement indument paye par lademanderesse, par rapport au juste prix du terrain, s'eleve à 18.000euros, que la defenderesse est condamnee à payer, et ce par tous sesmotifs et specialement par les motifs suivants :
« Que [la] decision d'avant dire droit du 11 juin 2007 arrete, par desmotifs soutenant le dispositif et ayant autorite de force jugee entre lesparties encore litigantes, que `l'action de la [demanderesse] contre la[defenderesse], du fait d'un vice cache entachant la chose vendue demaniere telle qu'elle ne l'eut pas acquise pour le prix paye, est uneaction estimatoire ; que l'acquereur, qui ne choisit pas de « rendre lachose et de se faire restituer le prix », ne peut que « se faire rendreune partie du prix telle qu'elle sera arbitree par experts » (article1645 [lire : 1644] du Code civil) ; que, conformement aux dispositionslegales applicables, la cour d'appel doit deferer à un expert la missionde determiner : - le juste prix, à la date du 30 mars 2000, du terrainvendu entache d'une pollution du sous-sol faisant des terres des dechetsdangereux soumis aux assainissements requis par les autorites sur pied dela legislation applicable au jour de la vente : le decret wallon du 27juin 1996 et l'arrete du gouvernement wallon du 10 juillet 1997 ; - ladifference s'il en est entre le prix de 9.000.000 francs ou 223.104,17euros effectivement paye par la [demanderesse] et le juste prix à la datedu 30 mars 2000' ;
Que `l'expert estimateur' a rendu un rapport arbitrant le juste prix et lesupplement de 18.000 euros à ce juste prix indument paye par [lademanderesse] et qu'elle n'aurait pas paye si elle eut connu le vice ;
Que l'estimation du juste prix et du supplement indument paye - àrestituer à l'acquereur - arbitre par l'expert estimateur agissant dansle cadre exact de sa mission et dans le respect des droits de defense dechaque partie litigante sur pied de l'article 1644 du Code civil s'imposeau juge ;
Que les parties, qui n'ont conteste ni la designation ni la competence del'expert estimateur, qui n'ont pas demande sa recusation et qui ne luiimputent aucune violation des droits de defense, sont liees par cetarbitrage de ce que l'acquereur, poursuivant une action estimatoirefondee, peut `se faire rendre' sur le prix effectivement paye ;
Qu'il appartient au seul expert estimateur designe sur pied de l'article1644 du Code civil d'arbitrer definitivement par un arbitrage s'imposantau juge et aux parties `la partie du prix' dont le vendeur doitrestitution à l'acquereur du bien entache d'un vice reel que l'acquereurne considere pas comme redhibitoire ;
Que [la defenderesse] doit à [la demanderesse] la restitution d'unepartie du prix egale à 18.000 euros, outre les interets portes par cettesomme du jour du paiement du prix jusqu'à complete restitution ».
Griefs
Tel qu'il est consacre aux articles 1676 et 1729 du Code judiciaire,l'arbitrage est un mode de reglement des conflits qui trouve son originedans une convention, qui aboutit à une decision revetue de l'autorite dechose jugee et qui peut, par l'exequatur, recevoir une force executoire.L'arbitrage a pour effet de soustraire un litige à la juridiction destribunaux de l'ordre judiciaire.
L'expertise, telle qu'elle est consacree aux articles 962 à 991bis duCode judiciaire, est quant à elle une mesure d'instruction à caracteretechnique : l'expert designe, et non choisi librement et contractuellementpar les parties, est appele à donner un avis technique qui doit eclairerles parties et le juge mais qui ne les lie pas. En effet, sonappreciation, soumise à la verification du juge, peut etre ecartee.
A cet egard, l'article 962 du Code judiciaire dispose plus precisementque :
« Le juge peut, en vue de la solution d'un litige porte devant lui ou encas de menace objective et actuelle d'un litige, charger des experts deproceder à des constatations ou de donner un avis d'ordre technique.
Le juge peut designer les experts sur lesquels les parties marquent leuraccord. Il ne peut deroger au choix des parties que par une decisionmotivee.
A defaut d'accord entre les parties, les experts donnent uniquement unavis sur la mission prevue dans le jugement.
Il n'est point tenu de suivre l'avis des experts si sa conviction s'yoppose ».
L'article 11 du meme code, disposition d'ordre public, dispose pour sapart que :
« Les juges ne peuvent deleguer leur juridiction.
Ils peuvent neanmoins adresser des commissions rogatoires à un autretribunal ou à un autre juge, et meme à des autorites judiciairesetrangeres, pour faire proceder à des actes d'instruction ».
Enfin, sur le fondement de l'article 1134 du Code civil, et independammentde tout arbitrage ou expertise tels qu'ils sont vises ci-avant, lesparties peuvent decider conventionnellement de transferer à un tiers leurpouvoir de decision sur un fait ou un element determine de leur rapport.Ces parties s'engagent alors à etre liees par la decision de ce tiers,qui peut etre un specialiste, quant à cet element particulier de leurrelation.
L'acheteur qui actionne la garantie des vices caches contre son vendeur a,selon l'article 1644 du Code civil, « le choix de rendre la chose et dese faire restituer le prix [il actionne en ce cas une actionredhibitoire], ou de garder la chose et de se faire rendre une partie duprix, telle qu'elle sera arbitree par experts [il actionne dans cettederniere hypothese une action estimatoire]». L'arbitrage de l'expert visepar cette disposition n'est pas à confondre avec l'arbitrage defini parles articles 1676 et suivants du Code judiciaire.
En l'espece, la demanderesse a introduit une action estimatoire devant lacour d'appel, qui l'a dite fondee en son principe par son arret du 11decembre 2007. La cour d'appel a ensuite designe, avant dire droit, unexpert judiciaire, M. D., aux fins notamment de determiner, d'une part, lejuste prix, à la date du 30 mars 2000, du terrain vendu entache d'unepollution du sous-sol qui en fait un dechet dangereux soumis auxassainissements requis par les autorites wallonnes, et, d'autre part, ladifference, s'il en est, entre le prix de 9.000.000 francs ou 223.104,17euros effectivement paye par la demanderesse et le juste prix à la datedu 30 mars 2000.
La designation de l'expert judiciaire a eu lieu implicitement maiscertainement sur le fondement des articles 962 et suivants du Codejudiciaire, et non sur la base des articles 1676 et suivants du meme code.Le dispositif de l'arret du 11 decembre 2007 precise en effet,conformement à l'article 972 du Code judiciaire, une serie d'informationsrelatives à l'expertise et à son deroulement.
Dans ses conclusions, la demanderesse a emis plusieurs critiquesrelativement à l'expertise qui a ete menee par M. l'expert D.
Elle a d'abord critique la determination, par l'expert, de la valeurvenale du terrain au jour de la vente, en fonction du prix du marche del'epoque. Elle a estime, concernant les points de comparaison retenus parl'expert, qu'elle ne « sait pas si les criteres de reference utilisespermettent une comparaison effective des terrains pris comme reference etdu terrain litigieux » et a indique que l'expert « n'a communique aucundocument permettant de verifier les chiffres avances, rendant ainsiimpossible la contradiction de son argumentaire ». Elle a ensuite preciseque l'echange de courriers avec l'administration fiscale auquel sereferait l'expert permettait de conclure que le prix hors pollution duterrain ne pouvait raisonnablement se situer autour de montants atteignantles sommes de 400.000 euros ou 500.000 euros, montants pourtant retenuspar l'expert dans son analyse des points de comparaison.
La demanderesse a egalement critique la determination de la moins-value duterrain, en fonction de la pollution. Elle a precise qu'apres avoir evaluele terrain à la somme de 294.889,52 euros, sans batiment, en fonction despoints de comparaison qu'il a retenus, l'expert divise ce montant partrois, « pour, forfaitairement, essayer de tenir compte de la pollution» et arrive ainsi à un montant de 100.000 euros arrondi. En ajoutant leprix des batiments, la demanderesse observe ensuite que l'expert aboutità un montant de 205.000 euros, à partir duquel il conclut qu'il revientà la demanderesse une somme de 18.000 euros puisque celle-ci a paye leterrain 223.000 euros. Elle estime que l'expert a, ce faisant, determinela moins-value de maniere totalement abstraite et arbitraire, alors quecelle-ci doit etre determinee sur une base objective. Or, elle constateque l'expert refuse de prendre en consideration le montant des travauxeffectues par elle pour la depollution d'une partie du site, et insiste,à titre comparatif, sur les montants retenus par la Spaque et la SBSEnvironnement pour evaluer les couts de la depollution.
L'arret attaque ne repond à aucune des critiques qui etaient articuleespar la demanderesse à l'encontre du rapport d'expertise. Il se contentede decider que tant les parties que le juge qui l'a designe sont lies parl'arbitrage de l'expert estimateur et qu'il revient à ce dernier seul «d'arbitrer definitivement par un arbitrage [...] `la partie du prix' dontle vendeur doit restitution à l'acquereur du bien entache d'un vice ».
Ce faisant, l'arret attaque attribue illegalement à l'expert, nomme surle fondement des articles 962 et suivants du Code judiciaire, desprerogatives dont il ne dispose pas, telle celle de lier le juge et lesparties par ses conclusions. Par voie de consequence, l'arret attaquedenie non seulement aux parties toutes possibilites de discuter le rapportd'expertise de l'expert mais plus fondamentalement lui delegue sajuridiction. L'arret attaque, qui ne constate pas que les parties seraientconvenues d'etre liees par les conclusions de l'expert quant à la partiedu prix à restituer à la demanderesse, n'a en effet pu donner àcelles-ci une portee obligatoire sans meconnaitre les articles 1134 et1644 du Code civil, 11, 962 et, pour autant que de besoin, 1676 à 1723 duCode judiciaire.
En effet, l'article 962, alinea 3, du Code judiciaire dispose qu'à defautd'accord entre les parties, les experts donnent uniquement un avis, que lejuge, selon la finale de cet article, « n'est pas tenu de suivre l'avisdes experts si sa conviction s'y oppose », disposition inseree par la loidu 15 mai 2007, applicable à l'arret attaque, prononce le 29 juin 2010.
Par voie de consequence egalement, l'arret attaque, qui refuse de repondreaux griefs qui etaient formules à l'encontre de l'expertise par lademanderesse, aux motifs critiquables qu'il est en tout etat de cause liepar celle-ci, meconnait encore l'article 149 de la Constitution, de memeque le principe general du droit relatif au respect des droits de ladefense.
III. La decision de la Cour
Sur la fin de non-recevoir opposee au moyen par la defenderesse et deduitedu defaut d'interet :
Il ne se deduit pas de l'arret attaque qu'en enonc,ant que les motifs del'arret du 11 decembre 2007, dont il reprend les termes, « [ont] autoritede force jugee entre les parties encore litigantes » et qu'il statue« dans les limites de sa saisine restante », il decide que la courd'appel avait dejà epuise sa saisine sur la force contraignante del'arbitrage de l'expert designe sur la base de l'article 1644 du Codecivil.
La fin de non-recevoir ne peut etre accueillie.
Sur le fondement du moyen :
En vertu de l'article 11, alinea 1er, du Code judiciaire, les juges nepeuvent deleguer leur juridiction.
Suivant l'article 962 du meme code, le juge peut, en vue de la solutiond'un litige porte devant lui ou en cas de menace objective et actuelled'un litige, charger des experts de proceder à des constatations ou dedonner un avis d'ordre technique. II n'est point tenu de suivre l'avis desexperts si sa conviction s'y oppose.
L'article 1644 du Code civil dispose que, dans le cas des articles 1641 et1643, l'acheteur a le choix de rendre la chose et de se faire restituer leprix, ou de garder la chose et de se faire rendre une partie du prix,telle qu'elle sera arbitree par experts.
Il suit de ces dispositions qu'il appartient au juge, saisi d'une actionestimatoire sur la base des articles 1641, 1643 et 1644 du Code civil, defixer la partie du prix qui doit etre rendue à l'acheteur et que le jugepeut, à cet effet, charger un expert de la mission de lui donner un avissur la valeur du bien compte tenu du vice dont celui-ci est affecte.
Par l'arret non attaque du 11 decembre 2007, la cour d'appel a considereque le terrain vendu par la defenderesse à la demanderesse etait affected'un vice cache au sens de l'article 1641 du Code civil et, apres avoirdeclare fondee en son principe l'action estimatoire de la demanderesse, adesigne un « expert estimateur » aux fins d'examiner le terrain et dedeterminer son juste prix à la date du 30 mars 2000 ainsi que ladifference, s'il en est, entre le prix effectivement paye par lademanderesse et ce juste prix.
En considerant « qu'il appartient au seul expert estimateur designe surpied de l'article 1644 du Code civil d'arbitrer definitivement, par unarbitrage s'imposant au juge et aux parties, `la partie du prix', dont levendeur doit restitution à l'acquereur, du bien entache d'un vice reelque l'acquereur ne considere pas comme redhibitoire », l'arret viole lesdispositions legales precitees.
Le moyen est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arret casse;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause devant la cour d'appel de Mons.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president Christian Storck, les conseillers Didier Batsele,Sylviane Velu, Alain Simon et Michel Lemal, et prononce en audiencepublique duvingt avril deux mille douze par le president Christian Storck, enpresence de l'avocat general Thierry Werquin, avec l'assistance dugreffier PatriciaDe Wadripont.
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| P. De Wadripont | M. Lemal | A. Simon |
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| S. Velu | D. Batsele | Chr. Storck |
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20 AVRIL 2012 C.11.0608.F/10