Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.08.0407.F
CARRIERES SUR LES ROCHES, societe anonyme dont le siege social est etablià Bastogne, route de Clervaux,
demanderesse en cassation,
representee par Maitre Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 149, ou il estfait election de domicile,
contre
VILLE DE BASTOGNE, representee par son college communal, dont les bureauxsont etablis à Bastogne, Hotel de ville, rue du Vivier, 58,
defenderesse en cassation,
representee par Maitre Cecile Draps, avocat à la Cour de cassation, dontle cabinet est etabli à Liege, rue de Chaudfontaine, 11, ou il est faitelection de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 20 mars 2008par la cour d'appel de Bruxelles, statuant comme juridiction de renvoiensuite de l'arret de la Cour du 19 septembre 2002.
Le 5 septembre 2011, l'avocat general Jean Marie Genicot a depose desconclusions au greffe.
Le conseiller Didier Batsele a fait rapport et l'avocat general Jean MarieGenicot a ete entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
La demanderesse presente deux moyens, dont le second est libelle dans lestermes suivants :
Second moyen
Dispositions legales violees
* article 149 de la Constitution ;
* articles 1382 et 1383 du Code civil ;
* article 17 du Code judiciaire ;
* article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention desauvegarde des droits de l'homme et des libertes fondamentalesapprouve par la loi belge du 13 mai 1955 (article 1er) et, pour autantque de besoin, violation dudit article 1er de la loi belge du 13 mai1955.
Decisions et motifs critiques
Apres avoir constate « sur l'interet à agir » que :
« Il est acquis que les decisions illegales des autorites communales deBastogne sont fautives au sens de l'article 1382 du Code civil. En effet,il resulte erga omnes de l'arret d'annulation du Conseil d'Etat du 8 avril1992 que le bourgmestre a excede ses pouvoirs, qu'il n'etait pas competentpour adopter l'arrete de police litigieux et que, des lors, le college desbourgmestre et echevins de la commune aurait du, non pas confirmer sonordonnance comme il le fit, mais l'annuler. Or, un acte administratif estfautif au sens de l'article 1382 du Code civil lorsqu'il contrevient àune obligation de faire ou de s'abstenir determinee s'imposant àl'autorite administrative qui en est l'auteur lorsque celle-ci ne peutinvoquer en sa faveur l'existence d'une erreur invincible ou d'une autrecause exoneratoire de responsabilite.
Contrairement à ce que soutient [la defenderesse], la liceite del'interet à agir dans le chef de [la demanderesse] au sens de l'article19 [lire : 17] du Code judiciaire n'est pas contestable. En effet, s'iln'est pas douteux que l'interet requis pour agir en vertu de l'article 19[lire : 17] du Code judiciaire doit etre legitime et que celui quipoursuit le maintien d'une situation contraire à l'ordre public n'a pasun interet licite, en l'espece, [la demanderesse] ne reclame pas lemaintien d'une exploitation eventuellement illegale, mais la reparationd'un prejudice materiel lie à une telle exploitation (Cass. 22 mars 2006,1er et 14 mai 2004). La demande originaire est donc recevable, ainsi quel'a decide le premier juge ».
L'arret attaque dit la demande originaire de la demanderesse recevablemais non fondee.
Il motive cette decision par les considerations suivantes :
« Sur les conditions de la responsabilite civile
Quant au fond, la responsabilite civile de la commune ne peut etre engageeque si [la demanderesse], demandeur originaire, demontre que ses fauteslui ont cause un prejudice reparable.
En effet, les articles 1382 et 1383 du Code civil obligent l'auteur d'unacte fautif à reparer le dommage cause par cet acte pour autant que lelien de causalite entre la faute et le dommage soit etabli. Il fautdemontrer que sans la faute, le dommage ne se serait pas produit tel qu'ils'est produit et que ce dommage ne peut etre attribue à une autre cause.Par ailleurs, le dommage ne peut consister dans la privation d'un avantageillicite. `Le dommage est illegitime si la situation dans laquelle lavictime se trouvait en l'absence d'accident etait contraire à une reglede droit et donc illicite. La difference negative par rapport à unesituation illicite qui aurait existe en l'absence de fait generateur deresponsabilite constitue, à son tour, un dommage illegitime' (L. Corneliset Y. Vuillard, Le dommage, Responsabilite, Traite theorique et pratique,titre I, dossier 10, Bruxelles, 2000, p. 17 cite par M. l'avocat generalJean Spreutels dans ses conclusions avant Cass. 14 mai 2003). La perted'un avantage illegal ne constitue donc pas un dommage reparable.
Il convient d'examiner si, sans l'ordonnance de police et la deliberationde la commune interdisant l'usage d'explosifs, [la demanderesse] aurait pupoursuivre l'exploitation de la carriere, sous quelque forme et notammentà l'aide d'une grue comme [elle] le fit, ou si, comme le soutient lacommune, cette exploitation etait totalement interdite par lesprescriptions legales en vigueur. Ce debat a trait au lien de causaliteentre les fautes de la commune et ces pertes.
Sur les prescriptions urbanistiques en cause
Le 18 decembre 1990, aussitot apres l'adoption de l'arrete de police du 5decembre 1990, le decret du Conseil regional wallon du 27 octobre 1988 surles carrieres entrait en vigueur. Par l'effet de ses articles 4, 5 et 14,les carrieres et leurs dependances sont alors soustraites au regime desetablissements dangereux, insalubres ou incommodes et ne peuvent plus etreexploitees qu'en vertu d'un permis d'extraction, delibere en conformiteavec les prescriptions de plans de secteur etablis en application du CWATU(et ensuite CWATUP), par le college des bourgmestre et echevins, sur avisconforme du fonctionnaire delegue.
Il resulte de l'expose des motifs que ce permis d'extraction etait destineà remplacer les permis et autorisations precedemment requis pour lesmines et carrieres souterraines ou à ciel ouvert qui etaient au nombre desix et etaient delivres par trois autorites differentes ! Pour unecarriere à ciel ouvert, telle la carriere litigieuse, le permisd'extraction a remplace, d'une part, le permis de batir, qui etaitprecedemment exige par l'article 41 du CWATU, codifie par l'arrete del'Executif wallon du 14 mai 1984 « pour toute modification sensible dusol » (article 41, S: 1er, 2DEG) - et delivre par le college desbourgmestre et echevins de la commune concernee et, d'autre part,l'autorisation d'exploiter, qui etait exigee par le reglement pour laprotection du travail pour l'exploitation de la carriere et sesdependances - et delivree par un arrete de la deputation permanente duconseil provincial.
Il fallut, cependant, envisager la situation des mines et carrieres quietaient dejà en cours d'exploitation au moment de l'entree en vigueur dece decret du 27 octobre 1988 et prevoir le sort qui serait reserve auxpermissions et autorisations accordees. L'article 26 du decret de 1988prevoit ainsi que `les permissions et les autorisations octroyees avant[l'entree en vigueur du] present decret tiennent lieu de permisd'extraction'.
Le debat entre parties s'inscrit autour de l'interpretation qu'il convientde reserver aux termes `permissions et autorisations'. Selon [lademanderesse], ils ne recouvrent que les autorisations d'exploiter et[elle] en deduit que, puisqu'[elle] jouissait d'une autorisationd'exploitation de base et d'autorisations d'exploitation pour chaqueextension de sa carriere, [elle] etait, par l'effet de cet article 26,reputee posseder un permis d'extraction. La commune objecte que [lademanderesse] devait aussi posseder le permis de batir qui etaitprecedemment requis par la reglementation anterieure.
Avant d'examiner la portee de l'article 26 susdit, la cour [d'appel]constate que, contrairement à ce qu'[elle] parait soutenir, [lademanderesse] aurait du obtenir, sous l'empire de la reglementationanterieure au decret du 27 octobre 1988, des permis de batir pour toutesles parcelles en cause. En effet, l'article 41, S: 1er, du CWATU et, avantlui, l'article 44, S: 1er, 2DEG, de la loi du 29 mars 1962 organique del'amenagement du territoire et de l'urbanisme disposaient dejà que `nulne peut, sans un permis prealable, ecrit et expres du college desbourgmestre et echevins deboiser, modifier sensiblement le relief du sol'.Ces dispositions furent d'application pour toutes les parcelles que [lademanderesse] exploitait lorsqu'elles entrerent en vigueur. Or, [lademanderesse] comme ses predecesseurs, et comme il est vrai la plupart desexploitants de carriere de la region (voir ci-apres), n'avait pas depermis de batir alors meme que toutes les autorisations d'exploiteraccordees pour les extensions de la carriere lui preciserent qu'[elle]demeurait tenue de se conformer aux prescriptions urbanistiques en vigueuret de solliciter les permis de batir eventuellement requis.
On doit ensuite relever, pour la comprehension de l'arret prononce par laCour le 19 septembre 2002 examine ci-apres, qu'un decret du Conseilregional wallon du 23 decembre 1993 modifia l'article 26 susdit enprecisant que tient lieu de permis d'extraction la possession conjointed'une autorisation d'exploiter et d'un permis de batir.
`A la condition que chacun d'eux ait ete delivre, les autorisationsd'exploiter une carriere (...) delivrees avant l'entree en vigueur dupresent decret, d'une part et les permis de batir delivres, soit avantl'entree en vigueur du present decret lorsqu'ils [etaient] requis, soit àla suite d'une demande introduite conformement à l'article 41, S: 6, duCode wallon de l'amenagement du territoire, tiennent lieu de permisd'extraction'.
L'article 41, S: 6, du decret prevoit que l'exploitant, qui n'a pas depermis de batir et seulement une autorisation d'exploitation, peutintroduire une demande de permis de batir, entre le 1er fevrier 1994 et le1er fevrier 1995, et poursuivre provisoirement son exploitation jusqu'àla notification de la decision definitive statuant sur sa demande depermis.
Ce decret de 1993 n'a rec,u aucune portee retroactive, ainsi qu'il ressortde son article 4. [La demanderesse] ne peut donc en invoquer le beneficepour la periode litigieuse ».
Sur la portee de l'article 26 ancien du decret du 27 octobre 1988
La Cour a decide dans son arret du 19 septembre 2002 :
« Qu'en vertu de l'article 41, S: 1er, 2, du Code wallon de l'amenagementdu territoire et de l'urbanisme du 14 mai 1984, un permis de batir etaitexige pour toute modification sensible du relief ; qu'il resultait desarticles 4, 5 et 14 du decret wallon du 27 octobre 1988 sur les carrieres,entre en vigueur le 29 juin 1990, que le permis d'extraction delivre àl'exploitant d'une carriere en vertu de ce decret tenait lieu de permisprevu à l'article 41, S: 1er, 1DEG et 2DEG, du code precite ; qu'en vertude l'article 26 du meme decret, à titre transitoire, les permissions etles autorisations octroyees avant l'entree en vigueur du decret tenaientlieu de permis d'extraction ; qu'enfin, l'article 26 alinea 1er, du decretdu 27 octobre 1988 a ete remplace par celui du 23 decembre 1993 entre envigueur le 1er fevrier 1994 ;
Que, dans les lois relatives aux mines, minieres et carrieres, anterieuresau decret du 27 octobre 1988, le terme `permission' visait l'exploitationdes minieres et le terme àutorisation' celle des carrieres ; que lestravaux preparatoires du decret du 27 octobre 1988 font apparaitre que cestermes incluaient egalement les permis de batir exiges pour modifier lerelief du sol ;
Que des lors, à defaut d'etre couverte par un permis d'extraction,l'exploitation d'une carriere etait, comme en l'espece, soumise à unpermis d'exploiter et à un permis de batir ;
Que l'arret, qui considere que la [demanderesse] ne devait pas etretitulaire d'un permis de batir au motif que la legislation relative à cepermis n'est entree en vigueur qu'en 1995, ne justifie pas legalement sadecision ».
L'arret repond au moyen unique de la commune de Bastogne tire de laviolation des articles 2, 1382, 1383 du Code civil, 41, 1er, 2DEG, du Codewallon de l'amenagement du territoire et de l'urbanisme, 41, S: 6, du Codewallon de l'amenagement du territoire, de l'urbanisme et du patrimoine, 4,5, 14 et 26 du decret du Conseil regional wallon du 27 octobre 1988 surles carrieres, tant avant qu'apres sa modification par le decret duConseil regional wallon du 23 decembre 1993 et 4 dudit decret du23 decembre 1993. La commune reproche à l'arret de la cour d'appel deLiege d'avoir decide que [la defenderesse] disposait de tous les permisrequis et n'etait pas tenue d'avoir un permis de batir.
La Cour a considere, pour sa part, que sous l'empire du decret de 1988,[la demanderesse] devait posseder, soit un permis d'extraction, soit àtitre transitoire en vertu de l'article 26, d'une autorisationd'exploitation et d'un permis de batir l'autorisant à modifiersensiblement le relief du sol. Elle a interprete les termes `permissionset autorisations' par reference aux travaux preparatoires du decretdesquels il resulte que ces termes ne recouvrent pas seulement, comme dansles lois anterieures, les permissions et autorisations d'exploitation,mais egalement les permis de batir.
On peut, en effet, lire dans l'expose des motifs du projet de decret que`(...) le projet de decret, qui cherche à permettre une valorisationmaximum du sous-sol wallon vise dans ce but à satisfaire cinq objectifs :
1DEG (...)
2DEG (...)
3DEG (...)
4DEG (...) delivrer une seule autorisation qui tiendrait lieu à la foisde la permission d'exploiter ou de batir ou de la permission de modifierle relief du sol prevue par l'article 41 du Code wallon de l'amenagementdu territoire et de l'urbanisme.
5DEG (...)' (session 1988 - 1989, Doc. Conseil - NDEG 52 (SE 1988) nDEGs 1à 9).
Cette interpretation fut egalement celle du gouvernement auteur du projetde decret de 1988. Selon la reponse donnee le 7 fevrier 1992 à unparlementaire qui se demandait si la permission d'exploiter delivreeanterieurement à l'entree en vigueur du decret du 27 octobre 1988 sur lescarrieres tenait lieu à elle seule de permis d'extraction valide, enparticulier lorsqu'aucun permis de modifier le relief du sol n'avait etedelivre, `une interpretation de l'article 26 du decret du 27 octobre 1988sur les carrieres conduit à penser que les carrieres et minierespossedant une autorisation ou une permission d'exploiter se sont vuoctroyer un permis de modifier le relief du sol et, partant, un permisd'extraction par le seul fait de l'entree en vigueur du decret precite.(...) Toutefois, je ne puis nier que cette interpretation entre encontradiction avec l'economie generale du projet. En effet, la volonte dulegislateur n'a pas ete d'omettre les problemes que pose l'exploitationd'une carriere en matiere d'amenagement du territoire. Au contraire, ledecret conforte le role de l'administration de l'Amenagement du territoireet de l'Urbanisme'.
Il s'avera que l'obligation d'etre possesseur d'un permis de batir avecl'autorisation d'exploitation plongeait le secteur dans la difficulte. Eneffet, la plupart des exploitants n'etaient pas en regle de permis debatir et l'article 24 du decret du 27 octobre 1988 les plac,ait dansl'impossibilite de solliciter un permis de modifier le relief du sol pourregulariser leur situation. Ils devaient, des lors, demander un permisd'extraction.
Aussi, dans cette meme reponse, le ministre ajoutait que `conscientes deces problemes, les deux administrations du ressort se concertentactuellement pour prendre les dispositions qui s'imposent dans l'interetde tous les acteurs concernes'.
C'est ainsi que le decret precite du 23 [decembre] 1993 fut adopte. Dansson expose introductif au projet de decret, le ministre constate que lorsde l'entree en vigueur du decret du 27 octobre 1988, la plupart descarrieres situees en Wallonie ne disposaient que de l'autorisationd'exploiter, que l'ensemble du secteur occupait plus ou moins huit milletravailleurs et il indique `(...) le ministre a tente de voir si, lors del'adoption du decret du 27 octobre 1988 sur les carrieres, le legislateuravait clairement enonce le principe selon lequel le permis d'extraction nepeut etre considere comme acquis que si l'exploitation possede à la foisl'autorisation d'exploiter et les permis de batir necessaires. Ni ladisposition de l'article 26, alinea 1er, du decret, ni les travauxpreparatoires ne permettent de repondre sans ambiguite à cette questionqui, si elle appelait une simple reponse affirmative, plongerait dansl'insecurite cinq mille emplois wallons. Le ministre a des lors tente desortir de cette impasse en formulant avec le ministre de l'Environnementdes Ressources naturelles et de l'Agriculture une proposition qui tend àprendre en compte l'ensemble des interets legitimes des acteurs de cettesituation tout en mettant fin à l'insecurite juridique qui se double,cette fois, d'une insecurite sociale et economique. La proposition qui estreprise dans le projet repose sur les quatre donnees suivantes :
a. l'obtention du permis d'extraction sur la base de l'article 26 dudecret sur les carrieres necessite que l'on possede à la foisl'autorisation d'exploitation et le permis de batir ;
b. la situation particuliere des nombreux exploitants de carrierepossedant une autorisation d'exploitation sans permis de batirnecessite que l'on adopte une disposition transitoire leur permettantde solliciter le permis de batir defaillant et de beneficier, le casecheant, de l'article 26 precite ;
c. cette disposition transitoire doit soumettre les exploitants decarriere aux regles ordinaires du CWATUP ;
d. les exploitants de carriere concernes doivent pouvoir continuer [àexercer] leur activite pendant l'instruction de leur demande de permisde batir (Conseil regional wallon, session 1993-1994, doc. 191 - nDEG4) ».
C'est ainsi que [la demanderesse] a pu demander et obtenir un permis debatir et poursuivre son exploitation sans etre inquietee pendant cetteprocedure administrative.
A la lecture des dispositions qui ont ete introduites par le decret du23 decembre 1993, on constate que celui-ci, pour remedier à l'insecuriteque le ministre denonc,ait, a precise qu'il etait necessaire de disposerd'un permis de batir et a prevu, pour ne pas mettre le secteur en peril,la possibilite de regulariser la situation tout en poursuivantl'exploitation.
Ce decret confirme qu'un permis etait requis par l'article 26 ancien dudecret du 27 octobre 1988. En effet, meme s'il declarait que cettedisposition etait ambigue, - ce qui n'est toutefois pas l'avis de la cour[d'appel] et celui de la Cour de cassation - l'auteur du projet de decretde 1993 n'a pas propose au parlement une disposition interpretative selonlaquelle un permis de batir n'etait pas requis sous l'empire de l'article26 ancien, bien qu'il estimat devoir clarifier les intentions dulegislateur de 1988.
[La demanderesse] devait donc, pour mener son exploitation pendant laperiode litigieuse du 5 decembre 1990 au 11 fevrier 1992, posseder soit unpermis d'extraction, soit conjointement une autorisation d'exploitation etun permis de batir pour satisfaire au decret du 27 octobre 1988.
Or, il est etabli et non conteste qu'[elle] n'avait pas de permis de batiret ce, parce qu'[elle] avait precedemment neglige de se conformer auxdispositions legales anterieurement applicables qui le lui prescrivaient(voir ci-dessus).
Ne disposant pas de permis de batir, [elle] se trouvait, par l'effet de lareglementation applicable, dans l'obligation de demander un permisd'extraction.
Le decret du 27 octobre 1988 ne lui offrait ni la possibilite deregulariser sa situation en demandant un permis de batir, ni de poursuivrel'exploitation dans l'attente de ce permis. Il s'ensuit que, meme si lesinterdictions communales fautives n'etaient pas intervenues, [lademanderesse] aurait du, pour se conformer à ce decret, interrompre touteactivite d'extraction, sous [quelque] forme que ce soit. [Elle] auraitainsi necessairement subi des pertes d'exploitation, tandis qu'[elle]aurait evite de provoquer l'usure prematuree d'une grue et des frais deremise en etat de la semelle de la carriere pour en avoir fait l'usage.
Il est indifferent de constater que la commune de Bastogne a perc,u destaxes sur la carriere et accepte que l'exploitation se poursuive pendantdes annees sans permis de batir. Ces faits ne la privent pas du droitd'invoquer le respect des conditions de mise en oeuvre des articles 1382et 1383 du Code civil et ne font pas obstacle à leur exacte applicationpar la cour.
L'appel est fonde ».
Griefs
Premiere branche
Le dommage au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil ne doit pasnecessairement resulter de la lesion d'un droit mais peut resulter de lalesion d'un interet ou de la privation d'un avantage.
Le principe selon lequel la lesion d'un interet ou la privation d'unavantage ne peut donner ouverture à une action en reparation qu'à lacondition qu'il s'agisse d'un interet ou d'un avantage legitimes se deduittant de l'article 17 du Code judiciaire que des articles 1382 et 1383 duCode civil. La notion d'interet legitime à agir au sens de l'article 17du Code judiciaire est à cet egard identique à celle d'interet oud'avantage legitimes dont la lesion constitue un dommage reparable au sensdes articles 1382 et 1383 du Code civil.
La demande qui ne tend pas à la creation ou au maintien d'une situationillegale a un objet licite et ne repose pas sur un interet illegitime.
Il s'ensuit qu'ayant constate que la demanderesse « ne reclame pas lemaintien d'une exploitation eventuellement illegale, mais la reparationd'un prejudice materiel lie à une telle exploitation » en sorte qu'elleavait un interet legitime à agir au sens de l'article 17 du Codejudiciaire, l'arret n'a pu legalement considerer que le dommage dont seprevalait la demanderesse n'etait pas reparable dans la mesure ou il neconsistait pas dans la lesion d'un interet ou la privation d'un avantagelegitimes (violation des articles 1382 et 1383 du Code civil et del'article 17 du Code judiciaire).
Deuxieme branche
D'une part, le simple fait pour le demandeur à une action enresponsabilite de se trouver dans une situation illicite n'implique pasnecessairement qu'il ne puisse se prevaloir de la lesion d'un interet oude la privation d'un avantage legitimes.
D'autre part, le fait pour une entreprise commerciale et industrielle quipoursuit ouvertement et sans opposition ni reaction des autoritesadministratives competentes une activite en soi legale - tellel'exploitation de carrieres - de ne pas disposer de toutes lesautorisations administratives necessaires à cette activite n'implique pasque le produit de celle-ci soit illicite.
Ayant admis que la demanderesse ne disposait pas de permis de batir commela plupart des exploitants de carrieres, que l'article 26 du decretregional wallon du 27 octobre 1988 etait, de l'aveu du ministre competent,sujet à interpretation et que le decret du 23 decembre 1993 avait pourbut, suivant ses auteurs, de mettre fin à l'insecurite juridique entenant compte des « interets legitimes » des acteurs concernes - doncnotamment des exploitants de carriere - et ayant reconnu, par ailleurs,que la defenderesse « a perc,u des taxes sur la carriere et accepte quel'exploitation se poursuive pendant des annees sans permis de batir »,l'arret attaque ne pouvait legalement considerer que le prejudicefinancier resultant de l'interruption de son activite à la suite desactes fautifs de la defenderesse ne consistait pas dans la lesion d'uninteret ou la privation d'un avantage legitimes et ne constituait donc pasun prejudice reparable au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil ausimple motif que la demanderesse qui ne disposait pas de permis de batirn'avait pas demande de permis d'extraction (violation des articles 1382 et1383 du Code civil et pour autant que de besoin de l'article 17 du Codejudiciaire).
Troisieme branche
Un interet protege par l'article 1er du Premier protocole additionnel àla Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertesfondamentales, approuve par la loi belge du 13 mai 1955 (article 1er),constitue necessairement un interet legitime au sens tant de l'article 17du Code judiciaire que des articles 1382 et 1383 du Code civil.
Or, d'une part, la notion de « biens » prevue par la premiere partie del'article 1er du Premier protocole additionnel a une portee autonome quine se limite pas à la propriete des biens corporels et qui estindependante des qualifications formelles du droit interne : ce quiimporte est de rechercher si les circonstances d'une affaire donnee,considerees dans leur ensemble, peuvent passer pour avoir rendul'interesse titulaire d'un interet substantiel protege par cettedisposition.
Ainsi, à l'instar des biens corporels, certains autres droits et interetsconstituant des actifs peuvent aussi etre consideres comme des « droitsde propriete », et donc comme des « biens » aux fins de cettedisposition.
La notion de « biens » ne se limite pas non plus aux « biens actuels »et peut egalement recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris descreances, en vertu desquelles une personne peut pretendre avoir au moinsune « esperance legitime » et raisonnable d'obtenir la jouissanceeffective d'un droit de propriete.
D'autre part, ainsi que la demanderesse le faisait valoir dans sesconclusions apres cassation et dans ses conclusions additionnelles aprescassation, un interet patrimonial substantiel, comme celui resultant del'exploitation d'une carriere est protege par l'article 1er du Premierprotocole additionnel en depit de la circonstance que son titulaire est eninfraction avec une reglementation administrative, notamment urbanistique,lorsque les autorites competentes ont, en connaissance de cause, tolerecette situation pendant de longues annees ou perc,u des impots sur cetinteret ou ses revenus.
Saisi de conclusions par lesquelles la demanderesse, d'une part, invoquaitce dernier principe et, d'autre part, faisait valoir qu'en l'espece,l'exploitation de la carriere litigieuse s'etait poursuivie depuis 1938,sur la base notamment d'autorisations d'exploitation, sans opposition nides autorites communales, ni du directeur de l'urbanisme à Arlon et deson administration, ni de la deputation permanente du Luxembourg, et quela defenderesse avait meme perc,u des taxes sur cette exploitation,l'arret attaque ne pouvait, sans meconnaitre l'article 1er du Premierprotocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'hommeet des libertes fondamentales (et, en tant que de besoin, l'article 1er dela loi d'approbation du 13 mai 1995) ni, partant, les articles 1382 et1383 du Code civil et, en tant que de besoin, l'article 17 du Codejudiciaire, decider que la perte d'exploitation encourue par lademanderesse ensuite des actes fautifs de la defenderesse ne constituaitpas la lesion d'un interet ou la privation d'un avantage legitimes auxmotifs que l'exploitation poursuivie par la demanderesse etait contraireaux dispositions du decret wallon du 27 octobre 1988 sur les carrieres,qu' « il est indifferent de constater que la commune de Bastogne a perc,udes taxes sur la carriere et accepte que l'exploitation se poursuivependant des annees sans permis de batir » et que « ces faits ne laprivent pas du droit d'invoquer le respect des conditions de mise enoeuvre des articles 1382 et 1383 du Code civil et ne font pas obstacle àleur exacte application par la cour ».
Il s'ensuit que l'arret attaque n'est pas legalement justifie (violationde toutes les dispositions visees au moyen à l'exception de l'article 149de la Constitution).
A tout le moins, à defaut d'avoir indique pourquoi il considerait que lacirconstance que la defenderesse avait tolere l'exploitation de lacarriere litigieuse sans permis de batir et avait preleve des taxes surcelle-ci etait indifferente en l'espece, l'arret attaque ne permet pas àla Cour d'exercer son controle sur la legalite de sa decision au regard del'article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention desauvegarde des droits de l'homme et des libertes fondamentales et,partant, au regard des articles 1382 et 1383 du Code civil et 17 du Codejudiciaire. L'arret n'est des lors pas regulierement motive (violation del'article 149 de la Constitution).
III. La decision de la Cour
Sur le second moyen :
Quant à la deuxieme branche :
Les articles 1382 et 1383 du Code civil obligent l'auteur d'un acte fautifà reparer le dommage cause par cet acte des lors que ce dommage estcertain et qu'il ne consiste pas en la privation d'un avantage illegitime.
Le seul fait pour le demandeur à une action en responsabilite de setrouver dans une situation illicite n'implique pas necessairement qu'il nepuisse se prevaloir de la lesion d'un interet ou de la privation d'unavantage legitime.
L'arret considere qu'à defaut d'etre couverte par un permis d'extraction,l'exploitation d'une carriere etait, comme en l'espece, soumise parl'article 26 du decret wallon du 27 octobre 1988 sur les carrieres à unpermis d'exploiter et à un permis de batir ; que pour la periodelitigieuse qui s'etendait du 5 decembre 1990 au 11 fevrier 1992, des lorsqu'elle ne disposait pas d'un permis de batir, la demanderesse se trouvaitdans l'obligation de demander un permis d'extraction ; que le decret du 27octobre 1988 ne lui offrait ni la possibilite de regulariser sa situationen demandant un permis de batir ni celle de poursuivre l'exploitation dansl'attente de ce permis ; que le decret du 27 octobre 1988 a ete remplacepar le decret du 23 septembre 1993 qui, etant donne que la doubleobligation qu'il imposait « plongeait le secteur dans la difficulte,[...] la plupart des exploitants n'[etant] pas en regle de permis debatir », a reserve à ces exploitants, « pour remedier à l'insecuritedenoncee par le ministre », la possibilite de regulariser leur situationtout en poursuivant leur exploitation ; que « c'est ainsi que [lademanderesse] a pu demander et obtenir un permis de batir et poursuivreson exploitation sans etre inquietee pendant cette procedureadministrative » ; et que la defenderesse « a perc,u des taxes sur lacarriere et accepte que l'exploitation se poursuive pendant des anneessans permis de batir ».
Par ces considerations, l'arret ne justifie pas legalement sa decision quele prejudice resultant pour la demanderesse d'une interruption de sonexploitation à la suite des actes fautifs de la defenderesse neconstituait pas la lesion d'un interet legitime ou la privation d'unavantage de cette nature.
Le moyen, en cette branche, est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretcasse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause devant la cour d'appel de Mons.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le conseiller Didier Batsele, faisant fonction de president,les conseillers Christine Matray, Sylviane Velu, Martine Regout et AlainSimon, et prononce en audience publique du quatre novembre deux mille onzepar le conseiller Didier Batsele, faisant fonction de president, enpresence de l'avocat general Thierry Werquin, avec l'assistance dugreffier PatriciaDe Wadripont.
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| P. De Wadripont | A. Simon | M. Regout |
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| S. Velu | Chr. Matray | D. Batsele |
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4 NOVEMBRE 2011 C.08.0407.F/18