Cour de cassation de Belgique
Arret
149
NDEG C.11.0035.F
T. R. N,
demanderesse en cassation,
representee par Maitre John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 3, ou ilest fait election de domicile,
contre
B. P.,
defendeur en cassation.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 25 octobre 2010par la cour d'appel de Bruxelles.
Le president Christian Storck a fait rapport.
L'avocat general Thierry Werquin a conclu.
II. Le moyen de cassation
La demanderesse presente un moyen libelle dans les termes suivants :
Disposition legale violee
Article 292, alinea 2, du Code judiciaire
Decisions et motifs critiques
Apres avoir constate les faits suivants : 1. le litige concerne la mise enoeuvre de la responsabilite professionnelle du defendeur, avocat, enraison des fautes et negligences qu'il aurait commises à l'occasion del'accomplissement de la mission dont il fut charge par la demanderesse ;le defendeur fut le conseil de la demanderesse au cours des annees 1992 et1993 et il assista celle-ci dans le cadre d'un litige qui l'opposait à M.A., qui etait à l'epoque son epoux ; 2. la demanderesse a dejà mis encause la responsabilite professionnelle du defendeur dans le cadre d'unepremiere procedure ou elle sollicitait sa condamnation au paiement d'uneindemnite provisionnelle de 50.000 francs et le remboursement de la sommede 47.990 francs qu'elle avait acquittee au titre d'honoraires ; lademanderesse fut deboutee de sa demande par jugement prononce le 15janvier 1999 par le tribunal de premiere instance de Bruxelles ; surl'appel de la demanderesse, la cour d'appel de Bruxelles, par arret du 10fevrier 2000, a condamne le defendeur à payer à la demanderesse la sommeprovisionnelle de 50.000 francs et à lui rembourser la somme de20.000 francs sur les honoraires qu'il avait perc,us ; la cour d'appel aainsi retenu la responsabilite du defendeur pour avoir omis de faireproceder, dans le delai d'un an, à la signification d'une ordonnance derefere rendue par defaut à l'egard de M. A. le 23 decembre 1992, ce qui aempeche la demanderesse d'executer le titre qu'elle detenait à l'encontrede son epoux et de deposer plainte à sa charge du chef d'abandon defamille en se constituant partie civile ; dans cet arret, la cour[d'appel] a egalement retenu la responsabilite du defendeur pour etredemeure en defaut de poursuivre la procedure en divorce mue par requetedeposee le 29 septembre 1992, ce qui a permis à M. A. d'obtenir unjugement de divorce prononce le 18 juin 1997 aux torts de la demanderesseau motif que celle-ci n'avait pas diligente sa procedure pendant pres decinq ans ; le defendeur a acquiesce à cet arret et s'est acquitte dumontant des condamnations prononcees à sa charge ; 4. la demanderesse acite le defendeur en rectification de l'arret precite du 10 fevrier 2000au motif que cet arret avait omis de mentionner la formule « sursoit àstatuer pour le surplus » ; par arret du 31 janvier 2007, la cour d'appelde Bruxelles a declare l'action en rectification non fondee au motif quela rectification ne pouvait porter que sur des erreurs de plume et nepouvait etendre, restreindre ou modifier les droits consacres par ladecision rendue ; 5. à la suite de la decouverte de nouvelles negligencesqu'elle imputait au defendeur, la demanderesse avait entre-temps, parexploit du 1er decembre 2006, cite à nouveau le defendeur à comparaitredevant le tribunal de premiere instance de Bruxelles afin d'obtenir sacondamnation à lui payer la somme de 8.300 euros en principal ; parjugement du 7 fevrier 2008, le premier juge a declare cette demande nonfondee ; la demanderesse a interjete appel ; elle demandait à la courd'appel de reconnaitre que toutes les carences du defendeur n'ont pas etecouvertes par la somme provisionnelle de 50.000 francs et par leremboursement de la somme de 20.000 francs qui lui ont ete alloues parl'arret du 10 fevrier 2000, de reconnaitre qu'une pension alimentaire pourelle-meme aurait du etre reclamee compte tenu de sa situation financieredifficile et de lui allouer notamment en principal un montant de8.300 euros « raisonnable au regard du prejudice, à la fois moral etmateriel, resultant de la perte, à vie, de la pension alimentaire et dudivorce alors que celui-ci aurait du etre prononce aux torts exclusifs deM. A. »,
l'arret attaque deboute la demanderesse de cette demande.
Il fonde cette decision sur les motifs suivants :
« (La demanderesse) fait grief au premier juge d'avoir rejete sa demandeoriginaire en raison de l'anciennete de ses allegations, anterieures à laprononciation de l'arret de la cour d'appel du 10 fevrier 2000, et quifurent contestees en temps utile par (le defendeur), tant en premiereinstance qu'en degre d'appel. (La demanderesse) expose se fonder sur deselements nouveaux, decouverts ou survenus posterieurement audit arret,s'agissant de la prononciation de l'arret de la cour d'appel de Bruxelles,le 8 juin 2004, confirmant le jugement rendu en premiere instance qui aprononce le divorce aux torts de (la demanderesse), arret dont ledispositif fut transcrit dans les registres de l'etat civil le 22 aout2005. La prononciation, posterieurement à l'arret du 10 fevrier 2000, del'arret confirmant le jugement de divorce ne constitue pas un elementnouveau qui autoriserait l'introduction d'une nouvelle action enresponsabilite contre (le defendeur), des lors qu'il s'agit des memesconsequences, dejà realisees au moment de la prononciation du jugement dedivorce par le tribunal de premiere instance, attachees à la meme fautequi fut dejà sanctionnee par l'arret precite du 10 fevrier 2000. L'arretdu 8 juin 2004 ne modifie pas ces consequences et n'est, par consequent,pas de nature à causer un dommage distinct de celui qui fut dejàindemnise. Ce chef de demande n'est pas fonde. (La demanderesse) presente,au rang des elements nouveaux invoques, l'omission par (le defendeur) dereclamer egalement une provision ou une pension alimentaire pourelle-meme. Il ne ressort cependant d'aucun element soumis à la cour[d'appel] que (le defendeur) aurait rec,u, à l'epoque ou il etait chargede la defense des interets de (la demanderesse), des instructions de cettederniere allant dans ce sens qu'il n'aurait pas respectees. Ce chef de lademande n'est pas davantage fonde ».
Griefs
Aux termes de l'article 292, alinea 2, du Code judiciaire, est nulle ladecision rendue par un juge qui a precedemment connu de la cause dansl'exercice d'une autre fonction judiciaire. Cette disposition, d'ordrepublic, tend à eviter que le juge puisse avoir un prejuge sur l'affaire.Pour determiner si un juge a connu de la cause dans une autre fonctionjudiciaire, il faut examiner s'il a anterieurement connu du meme litige,de la meme contestation : le juge qui s'est prononce anterieurement sur lasolution du litige ou de la contestation perd en effet l'aptitude à jugerla cause de maniere impartiale.
En l'espece, par le jugement du 15 janvier 1999, prononce par madame B.,juge unique, le tribunal de premiere instance de Bruxelles a deboute lademanderesse de sa demande formee contre le defendeur en paiement d'unesomme provisionnelle de 50.000 francs et en remboursement des honorairesverses, aux motifs suivants : « (la demanderesse) fait valoir que ledefendeur a commis une faute professionnelle en ne faisant pas proceder àla signification d'une ordonnance de refere prononcee en faveur de lademanderesse en date du 23 decembre 1992 et en deposant une requete endivorce non conforme à ses instructions ; le defendeur invoque que lademanderesse lui a donne verbalement comme instruction de ne pluspoursuivre la procedure des lors qu'elle tentait de se reconcilier avecson epoux, defendeur dans la procedure de refere ; à cet egard, ilsouligne l'inertie de la demanderesse durant plus d'une annee alors queson epoux lui etait redevable d'une provision alimentaire ; en ce casparticulier il convient de considerer que la demanderesse n'etablit pasque le defendeur n'aurait pas agi conformement à ses instructions ;aucune piece du dossier de la demanderesse ne permet d'imputer unequelconque faute professionnelle au defendeur ; toutes les considerationsde fait longuement developpees par la demanderesse apparaissentirrelevantes dans le cadre de l'appreciation d'une faute professionnelledu defendeur ».
L'arret attaque, qui statue sur une demande complementaire enindemnisation du prejudice qu'aurait subi la demanderesse en raison de ladecouverte de nouvelles negligences qu'aurait commises le defendeur àl'occasion de l'accomplissement de la mission dont il avait ete charge parla demanderesse dans le cadre de la procedure en divorce, a ete rendu parla quatrieme chambre de la cour d'appel de Bruxelles, presidee par madamele conseiller B., sur la base de considerations similaires à celles quiont motive le jugement rendu le 15 janvier 1999 par le tribunal depremiere instance de Bruxelles, specialement en raison de l'absence depreuve de ce que le defendeur n'aurait pas agi conformement auxinstructions de la defenderesse.
L'arret attaque a donc ete rendu par un conseiller qui a precedemmentconnu de la cause dans l'exercice d'une autre fonction judiciaire et qui,partant, a perdu son aptitude à juger de maniere impartiale dans cettecause. L'arret viole ainsi l'article 292, alinea 2, du Code judiciaire.
III. La decision de la Cour
Aux termes de l'article 292, alinea 2, du Code judiciaire, est nulle ladecision rendue par un juge qui a precedemment connu de la cause dansl'exercice d'une autre fonction judiciaire.
L'interdiction ainsi faite au juge de connaitre du meme litige dansl'exercice de fonctions judiciaires differentes est fondee sur lesexigences objectives de l'organisation judiciaire et est essentielle àune bonne administration de la justice ; elle est d'ordre public et peut,des lors, etre invoquee pour la premiere fois devant la Cour.
Il ressort des constatations de l'arret attaque et des pieces auxquellesla Cour peut avoir egard que, par un jugement du 15 janvier 1999, reformepar arret de la cour d'appel du 10 fevrier 2000, le tribunal de premiereinstance de Bruxelles, compose de madame G. B., alors juge à ce tribunal,a deboute la demanderesse d'une demande en dommages-interets qu'elledirigeait contre le defendeur, son ancien conseil, en raison de fautesqu'il aurait commises alors qu'il l'assistait dans le cadre d'un litige dedroit familial l'opposant à son mari.
L'arret attaque, qui, suivant ses constatations, statue sur une nouvelledemande en dommages-interets formee contre le defendeur par lademanderesse, qui se prevaut « de la decouverte de nouvelles negligencesimputables à son conseil », a ete rendu par une chambre de la courd'appel presidee par madame G. B., entre-temps devenue conseiller à lacour d'appel.
Il s'ensuit que cet arret a ete rendu par un juge ayant precedemment connude la cause dans l'exercice d'une autre fonction judiciaire.
Le moyen est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretcasse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause devant la cour d'appel de Mons.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president Christian Storck, les conseillers Didier Batsele,Christine Matray, Alain Simon et Mireille Delange, et prononce en audiencepublique du quatorze octobre deux mille onze par le president ChristianStorck, en presence de l'avocat general Thierry Werquin, avec l'assistancedu greffier Patricia De Wadripont.
+--------------------------------------------+
| P. De Wadripont | M. Delange | A. Simon |
|-----------------+------------+-------------|
| Chr. Matray | D. Batsele | Chr. Storck |
+--------------------------------------------+
14 OCTOBRE 2011 C.11.0035.F/1