Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG S.10.0112.F
R. F.,
demanderesse en cassation,
representee par Maitre Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour decassation, dont le cabinet est etabli à Liege, rue de Chaudfontaine, 11,ou il est fait election de domicile,
contre
OFFICE NATIONAL DE L'EMPLOI, etablissement public dont le siege est etablià Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 7,
defendeur en cassation,
represente par Maitre Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 149, ou il estfait election de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 29 juin 2010par la cour du travail de Mons.
Le conseiller Alain Simon a fait rapport.
L'avocat Jean Marie Genicot a conclu.
II. Les moyens de cassation
La demanderesse presente deux moyens dont le second est libelle dans lestermes suivants :
Second moyen
Dispositions legales violees
- articles 10, 11, 144, 145 et 159 de la Constitution ;
- article 59quinquies, S: 6, de l'arrete royal du 25 novembre 1991 portantreglementation du chomage ;
- article 580, 2DEG, du Code judiciaire ;
- principe general du droit relatif à la separation des pouvoirs.
Decisions et motifs critiques
L'arret attaque, apres avoir decide que l'article 59quinquies, S: 6, del'arrete royal du 25 novembre 1991 creait une difference de traitementconstitutive d'une discrimination contraire aux articles 10 et 11 de laConstitution, declare la requete d'appel au principal fondee en ce qu'ellesollicite la confirmation de la mesure d'exclusion infligee à lademanderesse par la decision administrative prise par le defendeur le 9mai 2006, par tous ses motifs consideres ici comme integralementreproduits et, plus particulierement, aux motifs que :
« 3. Quant aux consequences à deduire du constat de discrimination
L'article 159 de la Constitution, aux termes desquels les cours ettribunaux n'appliqueront les arretes et reglements qu'autant qu'ils serontconformes aux lois, est redige en termes generaux et n'opere aucunedistinction entre les actes administratifs qu'il vise ; cet articles'applique aux decisions meme non reglementaires de l'administration etaux actes administratifs, fussent-ils individuels (Cass., 23 octobre 2006,Pas., I, nDEG 502).
L'obligation qu'impose aux cours et tribunaux l'article 159 de laConstitution couvre ainsi tous les actes administratifs dont l'applicationest commandee par les faits specialement invoques dans le cadre du litigesoumis au juge.
Aux termes de l'arret prononce le 23 octobre 2006, la Cour de cassationentend donner de l'article 159 de la Constitution une interpretationprecise, à savoir que, sur la base de cette disposition, le juge ne peut,au motif qu'il n'aurait pas competence pour ce faire, s'abstenir deverifier la legalite de tout acte administratif sur lequel sont fondeesune demande, une defense ou une exception avant de donner effet à cetacte (dans l'espece soumise à la Cour de cassation, il s'agissait d'unacte reglementaire à portee individuelle).
En d'autres termes, le juge devrait priver d'effet l'acte administratifsur lequel sont fondees une demande, une defense ou encore une exceptionet dont, comme en l'espece, il souleve l'illegalite au regard du respectdes principes d'egalite et de non-discrimination garantis par les articles10 et 11 de la Constitution.
Comme le soulignent avec pertinence J.-F. Neven et E. Dermine (`Lecontrole de l'obligation pour les chomeurs de rechercher activement unemploi', in Actualites de droit social, volume 116, CUP, Anthemis, 2010,p. 124), `il n'est pas certain que le constat d'une violation des articles10 et 11 de la Constitution aurait pour effet de permettre au juge demodaliser la sanction d'une maniere comparable à ce qui est prevu pourles autres mesures d'exclusion'.
En effet, aux termes d'un arret prononce le 17 mars 2003 (Pas., I,p. 535), la Cour de cassation a precise que `la non application d'unedecision de l'autorite en vertu de l'article 159 de la Constitution avaitpour seule consequence de ne faire naitre ni droits ni obligations pourles interesses. Il ne resulte pas du fait que le Roi viole le principeconstitutionnel d'egalite en usant de son pouvoir d'accorder des dispensesde l'obligation de payer les cotisations de moderation salariale que lejuge, en application de l'exception d'illegalite de l'article 159 susdit,devient lui-meme competent pour accorder le benefice d'une dispense à unecategorie de personnes auxquelles le Roi n'a pas accorde de dispense'.
L'affaire qui a donne lieu à l'arret du 17 mars 2003 imposait à la cour[du travail] de preciser les consequences du constat d'illegalite d'unarrete royal accordant à certaines categories d'employeurs une dispensedu paiement des cotisations de moderation salariale tandis que le beneficede cet avantage n'etait pas accorde à une categorie dont relevait lademanderesse. Cette derniere soutenait qu'à raison de l'illegalite de cetarrete royal trouvant son fondement dans la difference de traitement entredeux categories d'employeurs qui n'etait pas raisonnablement justifiee detelle sorte que cette disposition reglementaire violait les principesd'egalite et de non-discrimination garantis par les articles 10 et 11 dela Constitution, la cour du travail ne pouvait refuser d'accorder ladispense sollicitee, pareil refus equivalant à appliquer cet arrete alorsque l'article 159 de la Constitution s'y opposait. En decidant que lanon-application d'un arrete royal sur la base de l'article 159 susdit apour seule consequence de ne faire naitre ni droits ni obligations pourles interesses, la Cour de cassation exclut que les juridictions dutravail se fondent sur cette disposition pour accorder elle-meme lebenefice de la dispense de cotisations que le Roi n'a pas accordee.
Ainsi, pour la Cour de cassation, l'article 159 de la Constitution ne peutavoir pour effet de conferer au juge une competence attribuee au Roi.
Ce raisonnement est du reste partage par la Cour constitutionnelle qui,aux termes de deux arrets (arrets du 19 avril 2006, R.G. 55/2006, et du 8mars 2005, R.G. 56/2005), a estime que, `lorsque des mesuresreglementaires peuvent eventuellement etre considerees comme illegalesconformement à l'article 159 de la Constitution, il appartenait, enprincipe, à l'autorite qui avait adopte la norme en cause de la refairedans le respect des formalites qu'elle n'avait pas observees'.
La cour [du travail], face à ce mecanisme de censure negative queconstitue l'exception d'illegalite de la norme incriminee, ne dispose pasdu pouvoir de combler la lacune ainsi constatee en individualisant lamesure d'exclusion infligee aux chomeurs qui n'ont pas respecte l'ensembleou une partie des obligations qui leur sont imposees aux termes du contratd'activation en les faisant beneficier d'un regime comparable à ce quiest prevu pour les autres mesures d'exclusion prevues par l'arrete royaldu 25 novembre 1991.
En effet, celui qui se pretend victime d'une lacune issue d'une normereglementaire fait en realite grief au Roi de le discriminer, soit qu'ilestime devoir faire l'objet d'un traitement different des autres personnessur la base des particularites de sa situation, soit qu'il soutienne, vul'identite de situation, etre en droit de partager le meme benefice de lanorme generale qui ne lui est pourtant pas reconnu : dans les deux cas defigure, il appartient toutefois au Roi seul de remedier au constatd'illegalite releve par la cour [du travail] en amendant la normeincriminee pour permettre à ses destinataires de beneficier du memeregime de modalisation de la `sanction' que celui accorde par le Roi dansle cadre des autres hypotheses d'exclusion du droit aux allocations dechomage visees par l'arrete royal du 25 novembre 1991. Il s'agit d'unelacune extrinseque à l'acte reglementaire que seul l'auteur de l'actepeut corriger (voyez M. Melchior et C. Courtoy, `L'omission legislative oula lacune dans la jurisprudence constitutionnelle', J.T., 2008, 669).
4. Conclusions
La cour [du travail] a ainsi, dans un premier temps, constate qu'en raisonde la nature de la mesure d'exclusion prise sur pied de l'article59quinquies, S: 6, de l'arrete royal du 25 novembre 1991, elle etait sanspouvoir aucun pour faire application, de son propre chef, des principesgeneraux du droit penal (lesquels sont exclusivement applicables auxsanctions administratives mais non aux mesures d'exclusion) enassortissant l'exclusion dont a ete victime (la demanderesse) d'un sursis,d'un avertissement ou en reduisant la sanction eu egard à l'executionpartielle des engagements souscrits.
Partant de ce constat, la cour [du travail] a neanmoins procede àl'analyse de la conformite de l'article 59quinquies, S: 6, de l'arreteroyal du 25 novembre 1991 aux principes d'egalite et de non-discriminationgarantis par les articles 10 et 11 de la Constitution.
La cour [du travail] a, sur la base de son analyse, releve l'existenced'une difference de traitement entre les chomeurs victimes de certainesmesures d'exclusion (à tout le moins celles qui sont enoncees parl'article 51 de l'arrete royal du 25 novembre 1991) et ceux qui sevoyaient infliger une mesure d'exclusion sur pied de l'article59quinquies, S: 6, de l'arrete royal du 25 novembre 1991 qui n'etait pasjustifiee de maniere objective et raisonnable et qui n'apparaissait pasproportionnelle par rapport à l'objectif pertinent et legitime poursuivipar les articles 59bis et suivants de l'arrete royal precite, de tellesorte que cette difference de traitement etait constitutive d'unediscrimination prohibee par les articles 10 et 11 de la Constitution.
Cependant, la cour [du travail] ne saurait priver d'effet l'article59quinquies, S: 6, de l'arrete royal du 25 novembre 1991 sur la base duprescrit de l'article 159 de la Constitution en tirant argument del'illegalite de cette disposition reglementaire au regard des principesd'egalite et de non-discrimination garantis par les articles 10 et 11 dela Constitution dans la mesure ou elle ne peut suppleer à la lacuneextrinseque contenue au sein de la disposition incriminee.
La cour [du travail] doit, des lors, appliquer la sanction d'exclusionvisee par l'article 59quinquies, S: 6, precite infligee à (lademanderesse) en raison de l'inexecution par ses soins des troisieme etquatrieme engagements souscrits aux termes du contrat d'activation conclule 4 novembre 2005.
Il s'impose, des lors, de confirmer la mesure d'exclusion contenue au seinde la decision administrative querellee prise par (le defendeur) le 9 mai2006 et, partant, de declarer la requete d'appel au principal fondee en cequ'elle sollicite la confirmation de la mesure d'exclusion infligee à (lademanderesse) aux termes de la decision administrative querellee ».
Griefs
Aux termes de l'article 159 de la Constitution, les cours et tribunauxn'appliquent les reglements generaux, provinciaux et locaux qu'autantqu'ils sont conformes aux lois. Les juridictions contentieuses ont, envertu de cette disposition, le pouvoir et le devoir de verifier lalegalite interne et la legalite externe de tout acte administratif surlequel est fondee une demande, une defense ou une exception. Ainsi, envertu des articles 144 et 145 de la Constitution, qui placent lescontestations ayant pour objet les droits civils et politiques sous laprotection du pouvoir judiciaire, et de l'article 580, 2DEG, du Codejudiciaire, qui attribue competence aux juridictions du travail pourconnaitre des contestations qui ont pour objet un droit aux allocations dechomage, la juridiction du travail, saisie d'un recours du chomeur àl'encontre d'un acte administratif lui retirant le droit aux allocation dechomage, ne peut confirmer cet acte s'il est fonde sur une dispositionreglementaire illegale. Elle doit au contraire l'ecarter et, ce faisant,elle ne porte aucunement atteinte au principe general du droit de laseparation des pouvoirs.
L'arret attaque, apres avoir decide que l'article 59quinquies,S: 6, de l'arrete royal du 25 novembre 1991 viole les articles 10 et 11 dela Constitution en ce qu'il cree « une difference de traitement entredeux categories de personnes se trouvant dans des situations comparables,les unes soumises à un plan d'accompagnement, les autres à un contratd'activation de leur comportement de recherche active d'emploi », alorsque cette difference de traitement « ne repose pas sur un critereobjectif et raisonnable et ne se situe pas dans un rapport deproportionnalite avec l'objectif pertinent et legitime poursuivi par lesarticles 59bis et suivant de l'arrete royal du 25 novembre 1991 »,devait, partant, refuser de l'appliquer en vertu de l'article 159 de laConstitution et, en consequence, devait ecarter la mesure d'exclusionadoptee sur la base de la disposition reglementaire inconstitutionnelle.
En confirmant la mesure d'exclusion prise par le defendeur le9 mai 2006, fondee sur cet article 59quinquies, S: 6, l'arret attaqueviole, partant, les articles 10, 11, 144, 145 et 159 de la Constitution,l'article 580, 2DEG, du Code judiciaire, l'article 59quinquies, S: 6, del'arrete royal du 25 novembre 1991 et le principe general du droit relatifà la separation des pouvoirs.
III. La decision de la Cour
Sur le second moyen :
Sur la fin de non-recevoir opposee au moyen par le defendeur et deduite dudefaut d'interet :
Le defendeur soutient que l'article 59quinquies, S: 6, de l'arrete royaldu 25 novembre 1991 portant reglementation du chomage ne viole pas lesarticles 10 et 11 de la Constitution.
L'arret decide toutefois, par un motif que le moyen ne critique pas etauquel la Cour ne saurait des lors en substituer un autre sans exceder sespouvoirs, que l'article 59quinquies, S: 6, de l'arrete royal du 25novembre 1991 cree une difference de traitement contraire aux articles 10et 11 de la Constitution.
La fin de non-recevoir ne peut etre accueillie.
Sur le fondement du moyen :
Aux termes de l'article 159 de la Constitution, les cours et tribunauxn'appliqueront les arretes et reglements generaux, provinciaux et locaux,qu'autant qu'ils seront conformes aux lois.
Les juridictions contentieuses ont, en vertu de cette disposition, lepouvoir et le devoir de verifier la legalite interne et la legaliteexterne de tout acte administratif sur lequel est fondee une demande, unedefense ou une exception.
L'arret considere que l'article 59quinquies, S: 6, de l'arrete royal du 25novembre 1991 portant reglementation du chomage viole les articles 10 et11 de la Constitution, mais que la discrimination qu'il releve resulted'une « lacune extrinseque » que seul le Roi peut corriger.
En decidant de confirmer la decision d'exclusion du benefice desallocations d'attente prise par le defendeur le 9 mai 2006 sur la base del'article 59quinquies, S: 6, de l'arrete royal du 25 novembre 1991, dontil constate l'inconstitutionnalite, l'arret viole l'article 159 de laConstitution.
Le moyen est fonde.
Sur les autres griefs :
Il n'y a pas lieu d'examiner le premier moyen, qui ne saurait entrainerune cassation plus etendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque, sauf en tant qu'il rec,oit l'appel principal ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretpartiellement casse ;
Vu l'article 1017, alinea 2, du Code judiciaire, condamne le defendeur auxdepens ;
Renvoie la cause, ainsi limitee, devant la cour du travail de Bruxelles.
Les depens taxes à la somme de deux cent trente six euros vingt-deuxcentimes envers la partie demanderesse et à la somme de deux centquatre-vingt-six euros vingt-six centimes envers la partie defenderesse
Ainsi juge par la Cour de cassation, troisieme chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president de section Albert Fettweis, les conseillersChristine Matray, Sylviane Velu, Alain Simon et Mireille Delange, etprononce en audience publique du dix octobre deux mille onze par lepresident de section Albert Fettweis, en presence de l'avocat general JeanMarie Genicot, avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
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| M.-J. Massart | M. Delange | A. Simon |
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| S. Velu | Chr. Matray | A. Fettweis |
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10 OCTOBRE 2011 S.10.0112.F/1