Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.10.0246.F
G. S.,
demandeur en cassation,
represente par Maitre Pierre Van Ommeslaghe, avocat à la Cour decassation, dont le cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 106, ouil est fait election de domicile,
contre
CBC BANQUE, societe anonyme dont le siege social est etabli à Bruxelles,Grand'Place, 5,
defenderesse en cassation.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 8 decembre 2009par la cour d'appel de Bruxelles.
Par ordonnance du 31 decembre 2010, le premier president a renvoye lacause devant la troisieme chambre.
Le conseiller Sylviane Velu a fait rapport.
L'avocat general Jean Marie Genicot a conclu.
II. Le moyen de cassation
Le demandeur presente un moyen libelle dans les termes suivants :
Dispositions legales violees
- articles 1134, specialement alinea 3, 1382 et 1383 du Code civil ;
- principe general du droit selon lequel nul ne peut abuser de son droit ;
- article 149 de la Constitution.
Decisions et motifs critiques
L'arret dit la demande principale de la defenderesse fondee en depit del'abus de droit qui etait invoque par le demandeur pour justifier laliberation de son cautionnement, fonde sur le comportement abusif adoptepar la banque en (i) denonc,ant le premier credit de 10.000.000 francsoctroye à la societe anonyme Maveco le 30 octobre 1992 et en se faisantoctroyer le cautionnement du demandeur, (ii) en suspendant le secondcredit de 10.000.000 francs octroye par la banque à la societe Maveco le25 fevrier 1994 et en bloquant, le meme jour, un montant de 123.946,70euros pour se payer, et (iii) en faisant appel à la caution apres unelongue periode d'inaction, aux motifs que :
« Une partie ne viole pas l'article 1134, alinea 3, du Code civilconsacrant le principe de l'execution de bonne foi des conventionslorsqu'elle fait usage du droit qu'elle trouve dans une conventionlegalement formee, sans qu'il soit etabli qu'elle en aurait abuse (Cass.,20 fevrier 1992, Pas., 1992, I, 549).
L'abus d'un droit contractuel consiste à exercer celui-ci d'une manierequi excede manifestement les limites de l'exercice normal de ce droit parune personne normalement prudente et diligente. Il en est ainsi lorsque leprejudice cause au cocontractant est hors de proportion avec l'avantagerecherche ou obtenu par le titulaire du droit (Cass. 9 mars 2009,C.08.0331F/7).
En l'espece, les credits consentis par la [defenderesse] en juin 1991 puisen mars 1993 etaient chaque fois conclus à duree indeterminee et ilpouvait y etre mis fin à la demande de chacune des parties moyennant unpreavis d'un mois seulement sans avoir à se justifier (articles 8 et 9 dureglement des ouvertures de credit, auquel il n'est pas conteste que lasociete Maveco a adhere sans reserve).
En outre, l'article 10 de ce reglement dispose que la banque peutsuspendre ou denoncer le credit sans preavis et demander, en cas dedenonciation, le remboursement immediat du solde debiteur notamment `encas de perte ou de diminution pour quelque cause que ce soit du quart dupatrimoine du credite, ou de retard, ou de negligence dans la tenue de lacomptabilite' (article 10 e), ou `en cas de fusion avec une autre societesoit par absorption, soit par creation d'une nouvelle societe' (article 10g), et egalement `si les credites n'acquittent pas regulierement leurscharges fiscales, sociales et autres qui leur incombent' (article 10 m),et encore, de fac,on plus generale, `si les credites restaient en defautde remplir toutes les stipulations du present reglement' (article 10 n).Parmi ces stipulations, l'article 42 dudit reglement dispose que `lescredites sont obliges de communiquer à la premiere requete tous lesrenseignements que la banque jugera necessaires pour l'appreciation deleur resultat d'exploitation et/ou situation de fortune (...) et desoumettre aux delegues de la banque tous les documents comptablessouhaites'.
En denonc,ant le credit octroye en octobre 1992, ensuite en suspendantd'abord partiellement puis totalement le 25 fevrier puis le 3 mars 1994 lenouveau credit octroye en mars 1993, la [defenderesse] n'a faitqu'appliquer les dispositions de son reglement des ouvertures de creditet, contrairement à l'opinion du premier juge, elle n'a pas depasse leslimites de l'exercice normal des droits decoulant de ce reglement enreagissant comme l'aurait fait un professionnel de l'octroi des creditsnormalement [...] prudent confronte à la situation financiereparticulierement delicate dans laquelle se trouvait la societe Maveco.
Concernant la premiere denonciation de credit d'octobre 1992, le rapportdu reviseur d'entreprise Ghyoot consulte par [le demandeur] pendant l'ete1992 pour analyser la situation financiere de la societe Maveco suite àl'absorption de celle-ci par la societe anonyme Citex releve que leresultat de cette operation fait apparaitre des fonds propres negatifs etqu'il etait urgent d'etablir un plan de redressement de cette societe.L'apport par [le demandeur] et un sieur A. P. de la creance qu'ilsdetenaient sur la societe Maveco en augmentation du capital social decelle-ci ramenait certes, sur un plan strictement comptable, les fondspropres de la societe Maveco à un montant positif mais laissaitsubsister, à defaut d'une recapitalisation par apport de liquidites dontmanquait cruellement la tresorerie de la societe Maveco, un passif àcourt terme tres preoccupant.
Il n'etait des lors nullement abusif [pour la defenderesse] de denoncer lecredit conformement aux articles 9 et 10 de son reglement des ouverturesde credit et de renegocier, par la suite, un nouveau credit assorti cettefois d'une surete reelle (gage sur fonds de commerce) et personnelle(cautionnement solidaire [du demandeur]) en prenant en compte le risqueaccru de defaillance dans le chef du credite. Tout operateur de credit,normalement prudent et diligent, aurait agi de la sorte.
Il est donc inexact de soutenir, ainsi que l'a decide le premier juge, quele premier credit ne fut denonce que pour l'assortir de suretes que labanque s'etait abstenue d'exiger jusqu'alors. Il en fut ainsi parce que,suite à l'operation d'absorption de la societe Maveco par la societeCitex, sa situation financiere s'etait aggravee.
[Le demandeur] n'a, du reste, pas mis à l'epoque en demeure la[defenderesse] de retablir le credit initial. Au contraire, par sa lettredu 4 novembre 1992, il lui faisait part qu'il n'entrait pas dans sesintentions d'ouvrir une polemique sur la justification ou non de ladenonciation du credit consenti à la societe Maveco mais qu'il preparaitune proposition qui allait satisfaire la banque pour reinstaller lecredit, laquelle comprenait, precisement, son cautionnement.
[Le demandeur] est des lors malvenu de soutenir aujourd'hui que soncautionnement solidaire des engagements de la societe Maveco envers labanque, consacre par un ecrit du 7 janvier 1993 respectant les exigencesde l'article 1326 du Code civil, lui aurait ete extorque par dol ouviolence dont se serait rendue coupable la banque à son egard.
Au demeurant, la cour [d'appel] constate que [le demandeur] n'a jamaispoursuivi la nullite de ce cautionnement sur pied de l'article 1117 duCode civil, laquelle serait d'ailleurs couverte par les paiements mensuelsqu'il effectua au profit de la banque de juillet 1994 à juin 1996 enexecution, precisement, de cet engagement de cautionnement.
[La defenderesse] n'a pas davantage commis un abus de droit lors de lasuspension partielle le 25 fevrier 1994, puis totale le 3 mars 1994, de laseconde ouverture de credit consentie le 7 janvier 1993.
Cette suspension provisoire des credits consentis est intervenue alors quela Kredietbank avait dejà pris l'initiative, le 21 fevrier 1994, desuspendre partiellement une partie des credits mis à la disposition de lasociete Maveco (les credits saisonniers), compte tenu du retard depaiement important que celle-ci accusait envers l'Office national desecurite sociale.
Pareil motif pouvait egalement etre invoque par la [defenderesse] poursuspendre provisoirement les credits consentis à la societe Maveco, cequ'elle fit par la lettre recommandee qu'elle lui adressa le 25 fevrier1994 en deplorant en outre le fait que la societe Maveco s'obstinait à nepas lui communiquer une situation financiere 1993 detaillee ainsi que lesresultats concrets des mesures de restructuration annoncees malgre lesrappels pressants et mises en demeure contenus dans les courriers de labanque des 21 et 29 octobre 1993 et surtout 8 fevrier 1994.
La societe Maveco, et plus particulierement [le demandeur], en sa qualited'administrateur delegue de celle-ci, ne peuvent s'en prendre qu'àeux-memes si la [defenderesse] notifia, le 3 mars 1994, la suspensiontotale des credits consentis alors que les informations comptablessollicitees n'etaient toujours pas communiquees comme l'exigeait l'article42 du reglement des ouvertures de credit.
La circonstance que cette suspension, par essence temporaire, estintervenue alors que le compte de la societe Maveco aupres de la[defenderesse] venait d'etre credite de l'encaissement d'un chequebancaire de quelque 5.000.000 anciens francs à l'ordre de la societeMaveco (cheque non verse aux debats) en bloquant ainsi cette somme n'estevidemment pas la cause de cette suspension mais bien la consequence decelle-ci.
Cette suspension par la banque des credits, d'abord partielle puis totale,repondait à une preoccupation de saine gestion de ces credits afin quel'on ne puisse pas lui reprocher ulterieurement de maintenirartificiellement, par un credit immerite, une societe en etat virtuel defaillite. Elle n'avait, dans les circonstances de l'espece, riend'intempestif.
La [defenderesse] ne fit, du reste, que suivre la position adoptee par laKredietbank et anticiper, de peu, sur celle qu'adopterent d'abord laGenerale de Banque et puis la banque Ippa auxquelles, semble-t-il, [ledemandeur] n'adresse aucun reproche.
Rien, par ailleurs, n'etablit que la [defenderesse] aurait viole l'accordinterbancaire que la societe Maveco avait conclu avec ses quatre donneursde credit alors qu'elle informa les trois autres banquiers de sesdecisions de suspension des credits consentis à cette societe et qu'elleparticipa, ensuite, à la reunion du 7 mars 1994 avec eux. Pareil reprochene pourrait, du reste, lui etre adresse que par l'une de ces banques, cequi ne fut pas le cas ».
Griefs
L'abus de droit consiste à exercer un droit d'une maniere qui excedemanifestement les limites de l'exercice normal de ce droit par unepersonne prudente et diligente. Tel est le cas specialement lorsque leprejudice cause par cet exercice est sans proportion avec l'avantagerecherche ou obtenu par le titulaire du droit. Dans l'appreciation desinterets en presence, le juge doit tenir compte de toutes lescirconstances de la cause et notamment, par consequent, de la situation dudebiteur du titulaire du droit.
Lorsqu'une partie reproche à l'autre d'abuser de son droit, reprochededuit de l'absence de proportionnalite entre l'interet retire del'exercice du droit par son titulaire et le prejudice cause à autrui, lejuge doit examiner si une telle disproportion existe entre l'avantageretire par le titulaire du droit et le prejudice qui en resulte pourautrui.
Il ressort des motifs de l'arret que la cour d'appel s'est limitee àjustifier l'existence d'un droit dans le chef de la defenderesse.
En ce qui concerne la denonciation du premier credit, l'arret releve quela defenderesse avait le droit de denoncer le credit en application desarticles 9 et 10 de son reglement des ouvertures de credit et, en ce quiconcerne la suspension partielle du second credit avec le blocage desfonds, il se limite à considerer que la situation de la societe Maveco lejustifiait et que la defenderesse n'a d'ailleurs fait que suivre laposition adoptee par la Kredietbank et anticiper celle d'autres banques.
En revanche, par aucun motif, l'arret n'examine le prejudice cause audemandeur ou à la societe Maveco, ni leur interet à ne pas voir lescredits denonces.
Partant, à aucun moment, l'arret n'examine, comme le demandeur l'yinvitait, si la defenderesse n'a pas retire de l'usage de ses droits unavantage disproportionne à la charge correlative du demandeur et, deslors, exerce ses droits d'une maniere qui excede manifestement les limitesde l'exercice normal de ses droits par une personne prudente et diligente,au mepris du principe general prohibant l'abus de droit.
En ecartant l'abus de droit invoque par le demandeur pour s'opposer à lademande de la defenderesse sans proceder à l'examen du caracteredisproportionne de l'usage du droit par la defenderesse, l'arret meconnaitla notion d'abus de droit et n'est pas legalement justifie (violation desarticles 1134, alinea 3, 1382 et 1383 du Code civil et du principe generaldu droit selon lequel nul ne peut abuser de son droit).
En outre, et à tout le moins, à defaut d'indiquer les motifs luipermettant d'exclure l'existence d'un abus de droit, l'arret ne permet pasà la Cour de verifier si la decision est legalement justifiee et,partant, n'est pas regulierement motive (violation de l'article 149).
III. La decision de la Cour
L'abus de droit consiste à exercer un droit d'une maniere qui excedemanifestement les limites de l'exercice normal de ce droit par unepersonne prudente et diligente. Tel est le cas specialement lorsque leprejudice cause est sans proportion avec l'avantage recherche ou obtenupar le titulaire du droit. Dans l'appreciation des interets en presence,le juge doit tenir compte de toutes les circonstances de la cause.
Apres avoir rappele les deux premieres de ces regles, l'arret ne se limitepas, contrairement à ce que le moyen soutient, à constater que ladefenderesse avait contractuellement le droit d'agir comme elle l'a faitet, en particulier, de denoncer le credit octroye à la societe anonymeMaveco en octobre 1992 et de suspendre d'abord partiellement puistotalement, le 25 fevrier puis le 3 mars 1994, le nouveau credit octroyeen mars 1993.
L'arret considere que la defenderesse « n'a pas [ainsi] depasse leslimites de l'exercice normal des droits decoulant de [son] reglement [desouvertures de credit] en reagissant comme l'aurait fait un professionnelde l'octroi des credits normalement prudent confronte à la situationfinanciere particulierement delicate dans laquelle se trouvait [ladite]societe anonyme ».
S'agissant de la premiere denonciation de credit d'octobre 1992, l'arretconstate d'une maniere circonstanciee que cette situation s'etait alorsaggravee, la societe presentant, à la suite de l'operation d'absorptionintervenue, « un passif à court terme tres preoccupant » et refute surcette base l'argument dont le demandeur deduisait le caractere abusif decette denonciation, suivant lequel celle-ci ne serait intervenue que pourpermettre à la defenderesse d'assortir le credit de suretes qu'elles'etait abstenue d'exiger jusqu'alors.
L'arret considere que la suspension partielle du credit du 25 fevrier 1994etait justifiee en raison du retard de paiement important que la societeMaveco accusait envers l'Office national de securite sociale, lequel avaitdetermine la Kredietbank à prendre dans le meme temps une mesuresimilaire, ainsi que par le fait que ladite societe « s'obstinait à nepas lui communiquer une situation financiere 1993 detaillee ainsi que lesresultats concrets des mesures de restructuration annoncees, malgre lesrappels pressants et les mises en demeure » que la defenderesse lui avaitadresses.
L'arret estime que la persistance de ce defaut d'information legitimaitegalement la suspension totale du credit, le 3 mars 1994, dont le blocagede la somme de 5.000.000 francs n'avait ete que la consequence, relevantque la defenderesse n'avait fait ainsi « que suivre la position adopteepar la Kredietbank et anticiper de peu sur celle qu'adopterent d'abord laSociete generale de Banque et puis la banque Ippa », auxquelles ledemandeur semblait n'adresser aucun reproche.
L'arret conclut que « cette suspension par la banque des credits, d'abordpartielle puis totale, repondait à une preoccupation de saine gestion descredits afin que l'on ne puisse pas lui reprocher ulterieurement demaintenir artificiellement, par un credit immerite, une societe en etatvirtuel de faillite [et] n'avait, dans les circonstances de l'espece, riend'intempestif ».
Il suit de ces considerations que l'arret examine, pour le dire nonetabli, le dommage allegue par le demandeur comme etant en relationcausale avec l'attitude de la defenderesse, etant la faillite de lasociete Maveco qu'elle aurait precipitee, avec les suites prejudiciablesqui en sont resultees pour lui en sa qualite de caution solidaire, alorsque, selon lui, il s'agissait d'« une societe financierement stable etmeme prospere », dont la situation etait « loin d'etre irremediable »et à laquelle les autres organismes bancaires, dont la defenderesses'etait demarquee, etaient disposes à accorder de nouveaux credits.
Par ces considerations, l'arret examine à la lumiere de toutes lescirconstances de la cause si la defenderesse n'a pas retire de l'usage deses droits un avantage sans proportion avec la charge correlative dudemandeur.
Il motive regulierement et justifie legalement ainsi sa decision que ladefenderesse n'a pas commis d'abus de droit.
Le moyen ne peut etre accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux depens.
Les depens taxes à la somme de cinq cent vingt euros dix-neuf centimesenvers la partie demanderesse.
Ainsi juge par la Cour de cassation, troisieme chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president Christian Storck, les conseillers ChristineMatray, Sylviane Velu, Pierre Cornelis et Alain Simon, et prononce enaudience publique du dix-sept janvier deux mille onze par le presidentChristian Storck, en presence de l'avocat general Jean Marie Genicot, avecl'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
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| M-J. Massart | A. Simon | P. Cornelis |
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| S. Velu | Chr. Matray | Chr. Storck |
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17 JANVIER 2011 C.10.0246.F/1