Cour de cassation de Belgique
Arret
1449
NDEG C.07.0545.F
1. V. B. J. et
2. M. A.,
demandeurs en cassation,
representes par Maitre Cecile Draps, avocat à la Cour de cassation, dontle cabinet est etabli à Liege, rue de Chaudfontaine, 11, ou il est faitelection de domicile,
contre
1. L. N. et
2. H. M.,
defendeurs en cassation,
representes par Maitre Franc,ois T'Kint, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Charleroi, rue de l'Athenee, 9, ou il estfait election de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre le jugement rendu le 27 juin2007 par le tribunal de premiere instance de Huy, statuant en degred'appel.
Le president Christian Storck a fait rapport.
L'avocat general delegue Philippe de Koster a conclu.
II. Les moyens de cassation
Les demandeurs presentent deux moyens, dont le second est libelle dans lestermes suivants :
Dispositions legales violees
- articles 1147, 1149, 1382 et 1383 du Code civil ;
- article 13, S: 1er, de la loi du 7 novembre 1988 relative au bail àferme ;
- article 149 de la Constitution.
Decisions et motifs critiques
Le jugement attaque deboute les demandeurs de leur demande d'indemnisationdu prejudice resultant de la privation de jouissance des terreslitigieuses à la suite du conge irregulier qui leur fut donne par lesdefendeurs, aux motifs que :
« En reponse à la demande du tribunal, les (demandeurs) exposent qu'ilsont fourni tous les elements (d'appreciation de leur dommage) en leurpossession à l'expert judiciaire J. et ils deposent deux nouvelles notestechniques etablies par leur conseil technique, Monsieur M., appuyantl'estimation de leur prejudice telle qu'elle est proposee par l'expertjudiciaire.
Sans fournir aucun element neuf de preuve, les (demandeurs) s'en tiennentau contenu de leurs conclusions deposees le 11 octobre 2005 et sollicitentdonc la condamnation des (defendeurs) à leur payer :
- les sommes de 6.666,90 euros et 148.742 euros en principal en reparationde leur prejudice ;
- la somme de 12.500 euros en remboursement de leurs frais de defense.
Le prejudice à indemniser couvre, comme dit par jugement du 26 avril2006, la periode allant du 19 mai 1989 au 1er fevrier 2001, etant observecependant que, depuis le 1er mai 1992, (le demandeur) est reconnu enincapacite de travail, et que, comme le fait observer le conseil techniqueconsulte par les (defendeurs), l'exploitation agricole n'aurait pu etrepoursuivie ulterieurement sans le recours à une main-d'oeuvre deremplacement couteuse.
Par ailleurs, les (demandeurs) ont choisi d'abandonner la productionlaitiere pour se consacrer à l'elevage de vaches allaitantes ou de veauxau pis, sur une superficie agricole utile equivalente, mais anterieurementà la cession des terres litigieuses et ce, en raison de l'etat de sante(du demandeur).
De plus, la vente du quota laitier de l'ordre de 295.520 litres dontdisposaient les (demandeurs) etait une operation financiere rentable sansrelation causale avec l'accident.
Les (demandeurs) ont expose à l'audience que les preuves demandees par letribunal avaient ete egarees et que c'est par la negligence d'un precedentconseil que leur demande en reintegration dans les lieux avait ete jugeetardive.
Il s'en deduit que les (demandeurs) ne rapportent pas la preuve duprejudice reclame et que les calculs theoriques de l'expert ne peuventservir de base à une quelconque evaluation ».
Griefs
Premiere branche
Il se deduit de l'article 13, S: 1er, de la loi du 7 novembre 1988relative au bail à ferme que le preneur qui a, comme en l'espece, evacueles lieux loues à la suite d'un conge donne pour exploitation personnellea droit à la reparation de l'integralite de son dommage lorsquel'intention visee dans le conge n'a pas ete executee ou lorsque leditconge n'a pas ete judiciairement valide en raison de ce que le motifinvoque ne presente pas le caractere serieux, fonde et sincere requis.
Cette disposition n'est que l'application des articles 1147 et 1149 duCode civil, aux termes desquels le debiteur d'une obligation contractuelleest condamne au paiement de dommages et interets lorsque cette obligationn'est pas executee et lesdits dommages et interets doivent couvrir laperte faite par le creancier et le gain dont il a ete prive, ainsi que desarticles 1382 et 1383 du meme code.
S'il incombe au preneur de rapporter la preuve de son dommage et defournir tous les elements permettant de l'evaluer, il appartient au jugede determiner ex aequo et bono le montant de l'indemnite destinee àreparer le dommage cause par un acte illicite lorsqu'aucune des parties neproduit ou n'est en mesure de produire des elements lui permettantd'apprecier exactement celui-ci. Il ne peut rejeter ce mode d'evaluationque s'il constate que la partie qui se pretend lesee refuse de produireles elements dont elle dispose et qui permettraient, soit de determinerexactement le montant du dommage subi par elle, soit de contribuer àfixer, aussi exactement que possible, le montant à estimer ex aequo etbono.
Les demandeurs se referaient, quant à l'evaluation de leur prejudice, auxconclusions de l'expert J., qui avait procede à une evaluation decelui-ci apres avoir expose les criteres sur lesquels il s'etait base etles raisons pour lesquelles il avait recouru à ceux-ci. Ils soutenaientque le rapport principal et le rapport complementaire de cet expertpermettaient de fixer, aussi exactement que possible, le montant à leurallouer. Ils articulaient, en substance, qu'ils avaient fourni tous lesdocuments en leur possession et toutes les explications demandees parl'expert, lequel avait redige son rapport sur la base de ces donnees, deses propres constatations et des notes des conseils techniques desparties, et que les documents probants avaient ete egares ou perdus, lesdonnees comptables de l'exploitation etant rares, incompletes, perdues ouintrouvables. Ils sollicitaient ainsi, à la suite du rapport d'expertise,que leur prejudice soit evalue ex aequo et bono.
Le jugement attaque ne decide pas que les demandeurs refusent de produiredes elements en leur possession mais constate qu'ils « ont expose àl'audience que les preuves demandees par le tribunal avaient eteegarees », autrement dit qu'ils ne sont pas en mesure de produire leselements en question.
Il ne pouvait, des lors, refuser d'evaluer ex aequo et bono le prejudicedes demandeurs, ceux-ci articulant, par reference au rapport de l'expertJ., qu'il existait des elements permettant de contribuer à fixer de cettemaniere, aussi exactement que possible, le montant de l'indemnite leurrevenant. Dans ces conditions, il appartenait au tribunal, en vertu desarticles 1147, 1149, 1382 et 1383 du Code civil ainsi que de l'article 13,S: 1er, de la loi du 7 novembre 1988 relative au bail à ferme,d'apprecier ex aequo et bono le dommage des demandeurs.
En tant qu'il deboute purement et simplement les demandeurs de leurdemande d'indemnisation, le jugement attaque viole, partant, cesdispositions.
Seconde branche
Dans leurs conclusions sur reouverture des debats, les demandeursfaisaient valoir :
« que la relecture complete des deux rapports de l'expert J. demontre quece dernier a utilise toutes les donnees existantes pour etablir un rapporthautement technique et repondant concretement aux nombreuses notes defaits directoires qui lui ont ete adressees par les deux parties ;
qu'eu egard aux elements qui precedent, il y a lieu de suivre le principeenonce par la Cour de cassation qui decide que ` le juge peut determinerle montant du dommage ex aequo et bono lorsqu'aucune des parties neproduit ou n'est en mesure de produire des elements lui permettantd'apprecier exactement celui-ci' ;
que les (demandeurs) ont fourni tous les documents en leur possession,outre les explications demandees par l'expert ;
que ce dernier a redige un rapport sur la base de ces donnees, de sespropres constatations (...), ainsi que de toutes les notes techniques des(defendeurs) ;
que le prejudice subi par les (demandeurs) doit s'apprecier ex aequo etbono sur la base du rapport de l'expert J. ;
que les (demandeurs) s'en referent à cet egard aux deux notes techniquesredigees par M. Christian M. (...) ;
que, dans sa note technique du 24 janvier 2006, M. M. demontre tresclairement que l'indemnite calculee par l'expert J. n'est passurevaluee ».
Le jugement attaque, qui n'explique pas pourquoi il refuse d'evaluer exaequo et bono le prejudice subi par les demandeurs du fait de la privationdes terres consecutive au conge irregulier qui leur a ete donne, se borneà relever qu'ils ne fournissent « aucun element neuf de preuve »,qu'ils « s'en tiennent au contenu de leurs conclusions » anterieures etqu'ils « ont expose à l'audience que les preuves demandees par letribunal avaient ete egarees », pour en deduire qu'ils « ne rapportentpas la preuve du prejudice reclame et que les calculs theoriques del'expert ne peuvent servir de base à une quelconque evaluation ».
Il ne repond par aucune consideration aux conclusions par lesquelles lesdemandeurs sollicitaient que ce prejudice soit apprecie ex aequo et bono.Il n'est, partant, pas regulierement motive (violation de l'article 149 dela Constitution).
III. La decision de la Cour
Sur le second moyen :
Quant à la premiere branche :
Il appartient au juge du fond d'apprecier en equite le montant du dommagedont la reparation est demandee lorsqu'aucune des parties ne produit oun'est en mesure de produire des elements precis d'evaluation de cedommage.
En enonc,ant que les demandeurs « ont expose à l'audience que lespreuves reclamees par le tribunal avaient ete egarees », le jugementattaque, qui ne constate pas qu'ils auraient refuse de produire deselements dont ils disposaient et qui eussent permis d'evaluer concretementl'etendue de leur dommage, ne justifie pas legalement sa decision dedeclarer non fondee leur demande en reparation de celui-ci.
Le moyen, en cette branche, est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse le jugement attaque ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge du jugementcasse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause devant le tribunal de premiere instance de Liege,siegeant en degre d'appel.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president Christian Storck, les conseillers Didier Batsele,Christine Matray, Martine Regout et Alain Simon, et prononce en audiencepublique du neuf octobre deux mille neuf par le president ChristianStorck, en presence de l'avocat general delegue Philippe de Koster, avecl'assistance du greffier Patricia De Wadripont.
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| P. De Wadripont | A. Simon | M. Regout |
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| Ch. Matray | D. Batsele | Chr. Storck |
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9 OCTOBRE 2009 C.07.0545.F/1