Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.07.0018.F
1. B. J. et
2. N. L.,
3. C. J.,
4. D. J.-P. et
5. S. E.,
6. H. E.,
7. P. F.,
8. R. M. et
9. B. M.-H.,
10. R. V.,
11. V. J.-P. et
12. T. M.,
13. V. G.,
demandeurs en cassation,
representes par Maitre John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 3, ou ilest fait election de domicile,
contre
REGION WALLONNE, representee par son gouvernement, en la personne de sonminsitre-president, dont le cabinet est etabli à Namur (Jambes), rueMazy, 25-27,
defenderesse en cassation,
representee par Maitre Lucien Simont, avocat à la Cour de cassation, dontle cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 149, ou il est faitelection de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 28 juin 2006par la cour d'appel de Liege.
Le conseiller Didier Batsele a fait rapport.
L'avocat general Thierry Werquin a conclu.
II. Le moyen de cassation
Les demandeurs presentent un moyen libelle dans les termes suivants :
Dispositions legales violees
- articles 1382 et 1383 du Code civil ;
- articles 1349 et 1353 du Code civil.
Decisions et motifs critiques
Apres avoir constate, en substance, que la ville de Charleroi a entreprisdes travaux d'agrandissement du stade de football de Charleroi en vue del'organisation de l'Euro 2000 qui devait avoir lieu du 10 juin au 2juillet 2000, travaux comportant notamment la construction de nouvellestribunes, en vertu de deux permis de batir delivres à la ville deCharleroi le 15 juin 1998 par la defenderesse, l'un relatif aux extensionsprovisoires et l'autre relatif à l'amenagement du stade et des voiriesvoisines ; que, par arret du 18 septembre 2003, le Conseil d'Etat a annuleces deux permis de batir,
et apres avoir decide qu'il resulte de l'arret d'annulation precite que lafaute reprochee par les demandeurs à la defenderesse est etablie,
l'arret attaque, reformant la decision du premier juge, deboute lesdemandeurs de leur action tendant à la reparation des dommages que leuront cause les travaux d'agrandissement du stade de football de Charleroieffectues par la ville de Charleroi à la faveur des permis de batirannules par le Conseil d'Etat.
L'arret attaque fonde cette decision sur les motifs suivants :
« Il faut, pour que l'action (des demandeurs) soit fondee, que sans lafaute, le dommage n'ait pu se realiser tel qu'il s'est realise ou nepuisse se realiser dans le futur tel qu'il est envisage par les riverains.En d'autres termes, il faut que la faute soit la cause directe etnecessaire du dommage invoque, meme si elle n'en est pas la cause unique.Il incombe aux [demandeurs] de le prouver.
[Les demandeurs) ne demontrent pas que des nouveaux permis d'urbanisme nepourraient, dans le respect de la chose jugee qui s'attache aux arrets duConseil d'Etat etre à nouveau delivres. Les (demandeurs) ne rapportentpas la preuve de ce que le stade critique n'aurait pu etre realise telqu'il a ete realise sur la base de permis respectant les prescriptionsurbanistiques applicables lors des faits.
Il n'est pas contestable cependant qu'un nouveau permis d'urbanisme a etedelivre le 28 octobre 2004 et des lors c'est à juste titre que (ladefenderesse) considere que le lien de cause à effet entre la faute et ledommage n'est pas demontre : en l'absence du fait fautif invoque (permisillegaux), le dommage vante se serait produit tel qu'il s'est produit inconcreto ».
Des lors, la faute de la defenderesse ne peut « etre consideree commeetant la cause necessaire et suffisante des dommages vantes » par lesdemandeurs.
Griefs
Premiere branche
Si le juge du fond apprecie en fait l'existence ou l'inexistence du liencausal entre une faute et un dommage, il appartient cependant à la Courde verifier si, des faits qu'il a constates, il a legalement deduitl'absence de relation causale entre la faute et le dommage. Le juge nepeut legalement exclure l'existence d'une relation causale que s'ilconstate que sans la faute, le dommage se serait produit tel qu'il s'estrealise in concreto.
Le juge peut legalement admettre l'absence d'un lien causal entre la fauteet le dommage lorsqu'il constate que celui-ci se serait produit de la mememaniere si le defendeur en responsabilite avait adopte, dans lescirconstances de fait de l'espece, un comportement conforme à la loi etau critere du comportement du bon pere de famille place dans la memesituation.
En revanche, lorsque le defendeur à l'action en responsabilite est uneautorite administrative, qui a accompli un acte juge illicite parcequ'entache d'un vice de forme ou fonde sur un motif illegal, le juge nepeut legalement deduire l'absence de lien causal de la consideration quel'autorite administrative aurait pu prendre la meme decision en respectantles formes prescrites à peine de nullite ou en se fondant sur des motifsadequats. Un tel raisonnement n'exclut pas le lien de causalite entre unacte administratif reel (celui qui est reproche à l'autorite par ledemandeur en responsabilite) et le dommage, mais entre une situationpurement hypothetique et le dommage.
En l'espece, il ressort des constations de l'arret que les travauxlitigieux ont ete realises en vertu de deux permis de batir delivres parla defenderesse à la ville de Charleroi le 15 juin 1998, qui ont eteannules par un arret du Conseil d'Etat du 18 septembre 2003 dont l'arretattaque reproduit les termes. Il ressort des motifs de cet arret duConseil d'Etat que, dans l'acte attaque, aucune derogation au planparticulier d'amenagement n'est accordee pour la tribune 4 qui se situepartiellement en zone de batiments publics et que les hauteurs prevuespour les tribunes depassent celles qui sont autorisees par l'article 33 dureglement general sur les batisses de la ville de Charleroi pour lesbatiments autres que les « edifices ou monuments publics » alors que lestade litigieux etait un bien du domaine prive de la ville de Charleroi,du propre aveu de celle-ci. Il ressort en outre des motifs de cet arret duConseil d'Etat qu'une derogation au plan particulier d'amenagement et unederogation au reglement general sur les batisses de la ville de Charleroiauraient pu etre accordees par la defenderesse si elles avaient eteformellement justifiees par des considerations « tenant au caractered'interet public du projet » mais que les permis n'accordent pas cesderogations et, des lors, ne les justifient pas.
En deduisant l'absence de lien causal entre la faute consistant dansl'octroi de permis de batir illegaux et le dommage subi par les demandeursà la suite des travaux de transformation du stade de la consideration queles demandeurs « ne rapportent pas la preuve que le stade critiquen'aurait pu etre realise tel qu'il a ete realise sur la base du permisrespectant les prescriptions urbanistiques applicables lors des faits »,l'arret attaque compare la situation concrete de l'espece (celle d'uneautorite administrative qui n'a pas cru devoir user de son pouvoird'appreciation pour accorder en temps utile une derogation au planparticulier d'amenagement et au reglement general sur les batisses) à lasituation hypothetique ou, usant de son pouvoir d'appreciation et motivantregulierement sa decision, cette meme autorite administrative auraitautorise en temps utile les travaux litigieux par des permis d'urbanismelegaux. Par cette decision, l'arret n'exclut pas legalement l'existenced'un lien de causalite entre la faute concrete commise par ladefenderesse, dans les circonstances particulieres de l'espece et ledommage invoque par les demandeurs.
L'arret viole ainsi la notion legale de lien de causalite en matiere deresponsabilite civile extra-contractuelle (violation des articles 1382et1383 du Code civil).
Seconde branche
Dans ses conclusions d'appel, la defenderesse relatait que, le 28 octobre2004, le ministre du Logement, des Transports et du Developpementterritorial de la Region wallonne avait delivre un nouveau permisd'urbanisme à la Ville de Charleroi dont elle reproduisait lamotivation ; elle ajoutait toutefois que, le 25 janvier 2005, un recourstendant à l'annulation de ce permis avait ete introduit aupres du Conseild'Etat par deux personnes physiques.
Pour considerer « que le lien de cause à effet entre la faute et ledommage n'est pas demontre », l'arret attaque invoque « qu'un nouveaupermis d'urbanisme a ete delivre le 28 octobre 2004 ». L'arret ne deniepas cependant que ce permis avait fait l'objet d'un recours en annulationdevant le Conseil d'Etat, comme le soulignait la defenderesse elle-meme,et ne constate pas que ce recours aurait ete rejete.
En presumant implicitement que ce permis etait regulier, l'arret tire d'unfait connu une conclusion qui, sur son fondement, n'est pas susceptible dejustification compte tenu de l'existence du recours en annulation nondenie par l'arret. L'arret viole des lors la notion legale de presomptionde l'homme (violation des articles 1349 et 1353 du Code civil).
Par ailleurs, en deduisant l'absence de relation causale entre une fauteet un dommage d'un fait posterieur à la realisation du dommage, l'arretviole la notion legale de lien de causalite en matiere de responsabilitecivile extra-contractuelle (violation des articles 1382 et 1383 du Codecivil).
III. La decision de la Cour
Quant à la premiere branche :
Il ressort des constatations de l'arret que les travaux litigieux ont eterealises sur la base de deux permis de batir delivres par la defenderesseà la ville de Charleroi le 15 juin 1998 et que ces permis ont ete annulespar un arret du Conseil d'Etat du 18 septembre 2003.
L'arret considere que « les fautes relevees (...) ne peuvent etreconsiderees comme etant les causes necessaires et suffisantes desdommages, vantes, des lors que les [demandeurs] ne demontrent pas que desnouveaux permis d'urbanisme ne pourraient pas, dans le respect de la chosejugee qui s'attache aux arrets du Conseil d'Etat, etre à nouveaudelivres. Les [demandeurs] ne rapportent pas la preuve de ce que le stadecritique n'aurait pu etre realise tel qu'il a ete realise sur la base depermis respectant les prescriptions urbanistiques applicables lors desfaits. Il n'est pas contestable cependant qu'un nouveau permis d'urbanismea ete delivre le 28 octobre 2004 et des lors c'est à juste titre que lesparties appelantes considerent que le lien de cause à effet entre lafaute et de dommage n'est pas demontre : en l'absence du fait fautifinvoque (permis illegaux), le dommage vante se serait produit tel qu'ils'est produit in concreto ».
Par ces considerations, l'arret, qui compare la situation concrete dont ilest saisi à une situation hypothetique, à savoir celle dans laquelle ladefenderesse aurait delivre des permis d'urbanisme conformes à la loi,n'exclut pas legalement l'existence d'un lien de causalite entre la fautecommise par la defenderesse et le dommage des demandeurs.
L'arret viole en consequence la notion legale de lien causal et lesarticles 1382 et 1383 du Code civil.
Le moyen, en cette branche, est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque en tant qu'il dit fonde l'appel principal de ladefenderesse ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretpartiellement casse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause, ainsi limitee, devant la cour d'appel de Bruxelles.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president de section Claude Parmentier, les conseillersDidier Batsele, Albert Fettweis, Christine Matray et Martine Regout, etprononce en audience publique du dix-huit decembre deux mille huit par lepresident de section Claude Parmentier, en presence de l'avocat generalThierry Werquin, avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
18 DECEMBRE 2008 C.07.0018.F/1