Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG F.07.0021.F
1. C. J., et
2. P. J.,
demandeurs en cassation,
representes par Maitre John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 3, ou ilest fait election de domicile,
contre
ETAT BELGE, represente par le ministre des Finances, dont le cabinet estetabli à Bruxelles, rue de la Loi, 12,
defendeur en cassation,
represente par Maitre Franc,ois T'Kint, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Charleroi, rue de l'Athenee, 9, ou il estfait election de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 24 novembre2006 par la cour d'appel de Liege sous le numero de role 1997/FI/415.
Le president de section Claude Parmentier a fait rapport.
L'avocat general Andre Henkes a conclu.
II. Les moyens de cassation
Les demandeurs presentent deux moyens libelles dans les termes suivants :
Premier moyen
Dispositions legales violees
- article 149 de la Constitution ;
- articles 1165, 1318, 1319, 1322 et 1753 du Code civil ;
- article 1138, 2DEG, du Code judiciaire ;
- article 344, S: 1er, du Code des impots sur les revenus 1992 ;
- principe general du droit dit principe dispositif ;
- principe general du droit relatif au respect des droits de la defense.
Decisions et motifs critiques
Apres avoir constate, en substance, que les demandeurs ont resilie lesbaux par lesquels ils donnaient leurs immeubles en location à descommerc,ants, que les demandeurs ont donne ces immeubles en location pourle meme prix à leurs fille et belle-fille, qui les ont sous-loues pour lememe prix aux memes commerc,ants, la cour d'appel, par l'arret attaque,rejette les recours des demandeurs et decide ainsi que l'administrationdes contributions a qualifie à bon droit ce « mecanisme delocation/sous-location » en « contrats de location pure et simple »,par les demandeurs, aux commerc,ants.
L'arret attaque fonde cette decision sur les motifs suivants :
« l'administration invoque en l'espece l'existence d'une simulation ; ...il resulte de l'ensemble des pieces du dossier et des debats que cettesimulation n'est pas demontree à suffisance, comme le signale leministere public dans son avis ; [...] neanmoins ... les parties ont eteinvitees à s'expliquer sur l'application possible de l'article 344, [S:1er,] du Code des impots sur les revenus 1992 dans le contexte desrapports entre proprietaires, locataires principaux et sous-locatairesdont il est ici question ; [...] la cour [d'appel] considere que lorsquele fisc constate qu'un mecanisme de location/sous-location avec leconcours de tierces personnes a pour but d'eviter l'impot ou d'en reduirela charge, il peut invoquer la disposition anti-abus susvisee etrequalifier les conventions en contrats de location pure et simple ; [...]la similarite exigee en pareilles circonstances entre les effets del'operation nouvellement qualifiee et ceux de l'operation initialementqualifiee est presente en l'espece (comp. Cass. 4 novembre 2005, nDEGF.04.0056.F) ; [...] il est permis de considerer en l'espece que lalocation principale et la sous-location peuvent etre qualifiees delocation pure et simple ; ... les effets des actes sont respectes ; ... eneffet, dans un cas comme dans l'autre, les [demandeurs] ont la possibilitelegale de contraindre les occupants de leurs biens au paiement du loyer ;[...] l'article 344, [S: 1er], du Code des impots sur les revenus 1992 estbien applicable au cas d'espece (comp. Cass. 21 avril 2005, nDEGF.03.0065.F) ».
Griefs
Premiere branche
L'arret de la Cour du 21 avril 2005, nDEG F.03.0065.F, auquel se referel'arret attaque, decide que les juges du fond (à savoir la cour d'appelde Mons) ont legalement justifie leur decision que l'administrationfiscale a fait une exacte application de l'article 344, S: 1er, du Codedes impots sur les revenus 1992 en requalifiant, dans le cas d'espece, lescontrats de location et de sous-location en une location pure et simple.
Dans cette affaire, les juges du fond avaient constate, sans etrecritiques sur ce point par le pourvoi, que « l'acte sous seing prive du30 juin 1993 [qui consignait les conventions de location et desous-location] prevoit (...) qu'en cas de retard de paiement, leproprietaire exerce son recours en priorite contre le sous-locataire »(constatation des juges du fond reproduite dans l'arret du 21 avril 2005).
Les juges du fond en avaient deduit que, dans la requalification opereepar l'administration, « les effets des actes sont respectes ; qu'eneffet, dans un cas comme dans l'autre, les (demandeurs) ont la possibilitede contraindre la societe privee à responsabilite limitee Comed (lasous-locataire) au paiement du loyer» (motifs des juges du fondreproduits dans l'arret du 21 avril 2005).
L'arret attaque, en affirmant que « les effets des actes sont respectes ;... en effet, dans un cas comme dans l'autre, les [demandeurs] ont lapossibilite legale de contraindre les occupants de leurs biens au paiementdu loyer », reproduit quasiment à l'identique ces motifs.
Contrairement à la decision de la cour d'appel de Mons ayant donne lieuà l'arret du 21 avril 2005, l'arret attaque ne constate toutefois pas queles conventions de location et sous-location litigieuses aient contenu unequelconque clause prevoyant que les demandeurs pourraient reclamer lepaiement du loyer aux sous-locataires.
L'article 1165 du Code civil dispose que « les conventions n'ont d'effetqu'entre les parties contractantes ; elles ne nuisent point aux tiers, etelles ne leur profitent que dans le cas prevu par l'article 1121 ». Cettedisposition implique que, sauf clause contraire, le bailleur à un bailprincipal n'a pas d'action en paiement du loyer du par le sous-locataireau locataire principal.
L'article 1753 du Code civil, aux termes duquel « le sous-locataire n'esttenu envers le proprietaire que jusqu'à concurrence du prix de sasous-location dont il peut etre debiteur au moment de la saisie, et sansqu'il puisse opposer des payements faits par anticipation » ne cree pas,sauf le cas particulier d'une saisie des meubles garnissant le bien loue,d'action directe du bailleur contre le sous-locataire en paiement du loyerdu par celui-ci au locataire principal.
Des lors, ni la constatation que les demandeurs ont resilie les baux parlesquels ils donnaient leurs immeubles en location à des commerc,ants,que les demandeurs ont donne ces immeubles en location pour le meme prixà leurs fille et belle-fille, et que celles-ci les ont sous-loues pour lememe prix aux memes commerc,ants, ni aucune autre constatation de l'arretattaque ne justifie legalement la decision de la cour d'appel que « [lesdemandeurs] ont la possibilite legale de contraindre les occupants deleurs biens au paiement du loyer » (violation des articles 1165 et 1753du Code civil). En se fondant sur cette decision pour en deduire que lesconventions de location et sous-location pouvaient etre requalifiees enlocation pure et simple par application de l'article 344, S: 1er, du Codedes impots sur les revenus 1992, l'arret attaque viole egalement, par voiede consequence, cette disposition legale.
A tout le moins, en n'indiquant pas de quels elements il deduit que « les[demandeurs] ont la possibilite legale de contraindre les occupants deleurs biens au paiement du loyer », l'arret attaque place la Cour dansl'impossibilite de verifier la legalite de sa decision. L'arret n'est,partant, pas regulierement motive (violation de l'article 149 de laConstitution).
Seconde branche
Si, en affirmant que « les [demandeurs] ont la possibilite legale decontraindre les occupants de leurs biens au paiement du loyer », l'arretattaque considere implicitement qu'il existait dans les conventions delocation et sous-location litigieuses une stipulation permettant auxdemandeurs de reclamer le paiement du loyer aux sous-locataires, il eleved'office une contestation dont les conclusions des parties excluaientl'existence, des lors qu'aucune des parties n'a soutenu que lesconventions litigieuses renfermeraient une telle clause et qu'aucontraire, le defendeur lui-meme reconnaissait en conclusions que, envertu « des actes juridiques conclus par les contribuables ... lebailleur principal n'[a] de droits et obligations que vis-à-vis dulocataire principal et que le sous-locataire n'[a] de droits etobligations que vis-à-vis du locataire principal ». Dans cetteinterpretation, l'arret viole, partant, l'article 1138, 2DEG, du Codejudiciaire et le principe general du droit dit principe dispositif).
Dans cette interpretation, l'arret viole en outre les droits de la defensedes demandeurs en ne leur ayant pas permis de s'expliquer sur l'existenced'une telle stipulation (violation du principe general du droit imposantle respect des droits de la defense).
Dans cette interpretation, l'arret viole en outre la foi due (i) aucontrat de location du 1er avril 1992 entre les demandeurs et Mme PascaleGilson et au contrat de sous-location du 31 mars 1992 entre cette derniereet M. et Mme Lorand-Coomans, portant sur l'immeuble de Fleron, (ii) aucontrat de location du 8 mars 1993 entre les demandeurs et Mme I. C. et aucontrat de sous-location du 10 mars 1993 entre cette derniere et M. R. L.,portant sur l'immeuble situe à Liege, rue de Fetinne 57, et (iii) aucontrat de location du 8 mars 1993 entre les demandeurs et Mme I. C. et aucontrat de sous-location du 10 mars 1993 entre cette derniere et M. J.-P.C., portant sur l'immeuble situe à Liege, rue de Fetinne 55. L'arretdonne en effet de ces actes une interpretation inconciliable avec leurstermes et decide que ces actes contiennent une telle stipulation alors quecelle-ci ne s'y trouve pas (violation des articles 1318, 1319 et 1322 duCode civil).
Second moyen
Dispositions legales violees
- articles 10 et 11 de la Constitution ;
- articles 23, S: 4, et, pour autant que de besoin, 16 de la loi du 22juillet 1993 portant des dispositions fiscales et financieres ;
- pour autant que de besoin, article 2 de l'arrete royal du 22 septembre1993 portant execution de l'article 23, S: 4, de la loi du 22 juillet 1993portant des dispositions fiscales et financieres.
Decisions et motifs critiques
L'arret attaque applique l'article 344, S: 1er, du Code des impots sur lesrevenus 1992 aux conventions de location et sous-location litigieuses.
Griefs
L'article 344, S: 1er, du Code des impots sur les revenus 1992 est issu del'article 16 de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositionsfiscales et financieres. Aux termes de l'article 23, S: 4, de la meme loi,cette disposition « est applicable aux actes conclus à partir du 31 mars1993 ».
Il ressort des pieces de la procedure auxquelles la Cour peut avoir egardque les conventions litigieuses ont ete conclues avant le 31 mars 1993 :(i) en ce qui concerne l'immeuble de Fleron : le 31 mars 1992, avec effetau 1er avril 1992, pour la convention de sous-location, et le 1er avril1992 pour la convention de location ; (ii) en ce qui concerne les deuximmeubles de Liege : le 8 mars 1993, avec effet au 1er avril 1993, pourles deux conventions de location, et le 10 mars 1993, avec effet au 1eravril 1993, pour les deux conventions de sous-location.
L'arret attaque n'a des lors pu legalement declarer l'article 344, S: 1er,du Code des impots sur les revenus applicable à ces conventions(violation de l'article 23, S: 4, de la loi du 22 juillet 1993 portant desdispositions fiscales et financieres et, pour autant que de besoin, del'article 16 de la meme loi).
A supposer que, s'agissant des conventions de location et sous-locationportant sur les immeubles de Liege, il y ait lieu de se referer à leurdate de prise d'effet, le 1er avril 1993, plutot qu'à leur date designature - quod non -, l'arret attaque n'a pu declarer l'article 344, S:1er, du Code des impots sur les revenus applicable à ces conventions sansvioler les articles 10 et 11 de la Constitution. En effet, l'article 16 dela loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscales et financieresn'a pas seulement introduit l'article 344,S: 1er, dans le Code des impots sur les revenus 1992, mais a egalementcomplete l'article 345 du meme code, pour permettre aux contribuables dedemander à l'administration un « accord prealable » sur la question desavoir si, « pour l'application de l'article 344, S: 1er, laqualification juridique repond bien à des besoins legitimes de caracterefinancier ou economique » (Code des impots sur les revenus, art. 345, S:1er, alinea 1er, nouveau 5DEG, issu de la loi du 22 juillet 1993).L'article 23, S: 4, de la loi du 22 juillet 1993 a prevu que cettepossibilite serait ouverte « à la date fixee par le Roi ... et au plustard le 31 decembre 1993 ». Cette date a ete fixee au 1er octobre 1993par l'arrete royal du 22 septembre 1993 portant execution de l'article 23,S: 4, de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscales etfinancieres (art. 2). Comme l'a juge la Cour d'arbitrage dans son arretnDEG 77/2006 du 17 mai 2006, rendu sur question prejudicielle, l'article23, S: 4, de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscaleset financieres instaure une discrimination « entre les contribuables quiont effectue une operation entre le 31 mars 1993 et la date fixee parl'arrete vise à l'article 23, S: 4, de la loi du 22 juillet 1993 et lescontribuables qui ont effectue une operation apres cette date, etant donneque la premiere categorie est privee de la securite juridique qu'entendapporter la procedure de l'accord prealable, procedure que le legislateurlui-meme a consideree comme un corollaire necessaire de la possibilite derequalification », et, partant, « l'article 23, S: 4, de la loi du 22juillet 1993 portant des dispositions fiscales et financieres viole lesarticles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il a pour consequence quel'article 16 de la meme loi s'applique aux actes conclus avant la date àlaquelle l'application de l'article 345 du Code des impots sur les revenus1992, qui y est liee, est entree en vigueur ». En appliquant l'article344, S: 1er, du Code des impots sur les revenus à des conventionsconclues avant le 1er octobre 1993, l'arret attaque viole donc lesarticles 10 et 11 de la Constitution (violation de ces dispositionsconstitutionnelles et, pour autant que de besoin, de l'article 2 del'arrete royal du 22 septembre 1993 portant execution de l'article 23, S:4, de la loi du 22 juillet 1993 portant des dispositions fiscales etfinancieres).
III. La decision de la Cour
Sur le premier moyen :
Quant aux deux branches reunies :
Le moyen fait grief à l'arret attaque de requalifier, par application del'article 344, S: 1er, du Code des impots sur les revenus 1992 les actesconclus par les demandeurs.
Apres avoir constate, par reference à un arret anterieur de reouverturedes debats, que « les [demandeurs], qui donnaient à bail differentessurfaces commerciales à des personnes physiques, expliquent au fisc quepour les exercices litigieux, ils ont resilie lesdits baux, puis donne lesmemes biens en location à leurs fille et belle-fille pour le meme prix,lesquelles les ont sous-loues aux memes commerc,ants egalement pour lememe prix », l'arret considere « qu'il s'agit bien d'actes distinctsrealisant une meme operation ; qu'à tout le moins, la similarite exigeeen pareilles circonstances entre les effets de l'operation nouvellementqualifiee et ceux de l'operation initialement qualifiee est presente enl'espece » ; « que les proches des [demandeurs] n'avaient que faire dela jouissance des locaux en cause et elles n'ont d'ailleurs joue aucunrole dans la location du premier etage du 55 de la rue de Fetinne dont laseule caracteristique notablement differente par rapport aux autres lieuxloues etait qu'il n'y avait pas de majoration d'impots à craindre leconcernant puisque le locataire ne l'affectait pas à son activiteprofessionnelle » et que les demandeurs « ne peuvent se prevaloird'aucun besoin legitime de caractere financier ou economique ; aucontraire, il a ete expressement dit à l'audience par le conseil des[demandeurs] que la difference de regime choisie de leur part sur le plande la location entre le premier etage susnomme et les autres partiesdonnees à bail s'expliquait par des raisons fiscales ».
Ces considerations, que le moyen ne critique pas, suffisent à justifierla decision de l'arret de faire application de l'article 344, S: 1er, auxactes litigieux.
Le moyen qui, en aucune de ses branches, ne saurait entrainer la cassationest denue d'interet et, partant, comme le soutient le defendeur,irrecevable.
Sur le second moyen :
Le moyen soutient que l'arret attaque ne pourrait pas faire application del'article 344, S: 1er, du Code des impots sur les revenus 1992 aux acteslitigieux qui ont ete conclus avant le 31 mars 1993.
L'examen du moyen obligerait la Cour à verifier la date certaine acquisepar ces actes à l'egard de l'administration fiscale, ce qui n'est pas enson pouvoir.
Le moyen est irrecevable.
Le moyen etant irrecevable pour un motif propre à la procedure devant laCour, il n'y a pas lieu de poser une question prejudicielle à la Courconstitutionnelle.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne les demandeurs aux depens.
Les depens taxes à la somme de deux cent quarante et un euros sixcentimes payes par les demandeurs.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president de section Claude Parmentier, les conseillersDidier Batsele, Albert Fettweis, Christine Matray et Alain Simon, etprononce en audience publique du onze decembre deux mille huit par lepresident de section Claude Parmentier, en presence de l'avocat generalAndre Henkes, avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
11 DECEMBRE 2008 F.07.0021.F/1