Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N°S.08.0063.F
CARMEUSE, société anonyme dont le siège social est établi à Andenne, ruedu Château, 13 A,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue des Quatre Bras, 6, où il estfait élection de domicile,
contre
F. R.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Willy Van Eeckhoutte, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est établi à Gand, Driekoningenstraat, 3, où il est faitélection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 8 novembre 2007par la cour du travail de Liège, section de Namur.
Le président Christian Storck a fait rapport.
Le procureur général Jean-François Leclercq a conclu.
II. Les moyens de cassation
La demanderesse présente deux moyens, dont le premier est libellé dans lestermes suivants :
Dispositions légales violées
- articles 1108, 1109, 1116, 1134, alinéa 3, 1382 et 1383 du Code civil ;
- article 39, § 1^er, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats detravail ;
- principe général du droit relatif à l'abus de droit.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt reçoit l'appel, le déclare fondé et, réformant le jugemententrepris en toutes ses dispositions, condamne la demanderesse à verser audéfendeur une indemnité compensatoire de préavis de 148.170,61 euros,majorée des intérêts légaux sur ce montant depuis le 20 septembre 2003, etla condamne en outre au paiement d'une indemnité pour abus du droit delicenciement de 2.500 euros, majorée des intérêts légaux depuis le20 septembre 2003, ainsi qu'aux dépens.
L'arrêt fonde sa décision sur les motifs suivants :
« 6. Fondement
6.1. La rupture du contrat
Ce n'est pas la [demanderesse] qui a rompu le contrat mais [le défendeur]qui a donné sa démission. Il invoquait la nullité de celle-ci parcequ'elle lui aurait été extorquée par violence. Il y a lieu d'examiner laquestion en droit et en fait afin de déterminer qui est à l'origine de larupture ;
En conclusions d'appel, il fonde sa demande sur la violence morale, le dolet l'absence de cause ;
Conformément aux dispositions du Code civil, le consentement donné peutêtre vicié par la suite d'une erreur, de violence ou de dol. La preuve del'existence d'un vice de consentement est à charge de celui qui s'enprévaut ;
La preuve de l'existence d'un vice de consentement en cas de dé-missiond'un travailleur est donc à charge de celui-ci ;
[…] 6.1.2. Le dol
L'article 1116 du Code civil énonce que le dol est une cause de nullité dela convention lorsque les manœuvres pratiquées par l'une des parties sonttelles qu'il est évident que, sans ces manœuvres, l'autre partie n'auraitpas contracté ;
Le dol suppose une manœuvre au sens large. Il peut s'agir d'actes'combinés en vue de la tromperie mais aussi [d'un] simple mensonge, mêmeverbal, et de la réticence, à l'exception d'artifices inoffensifs. Lesmanœuvres doleuses (ou, plus exactement, la tromperie qui en est résultée,et qui a provoqué l'erreur) doivent avoir été la cause déterminante de laconvention. C'est ce qu'on appelle le dol principal, qu'on oppose au dolincident, qui, sans être la cause déterminante du contrat, a cependant eupour effet d'en modifier les conditions normales, en amenant par exemplel'une des parties à contracter dans des conditions plus onéreuses [...].Le dol est, de soi, un délit civil, qui doit toujours être réprimé. Mais[le dol principal et le dol incident] se distinguent essentiellement aupoint de vue de la sanction : le dol principal entraîne la nullité ducontrat, tandis que le dol incident ne donne lieu qu'à des dommages etintérêts' ;
Il faut rechercher dans le cas concret si la tromperie a été la cause dela convention ;
[…] En l'espèce
[Le défendeur] soutient que la démission lui fut présentée comme plusavantageuse que le licenciement pour motif grave et qu'il lui fut promisque, s'il signait sa démission, une aide au reclassement lui seraitassurée, outre le fait qu'une aide financière lui serait donnée en cas debesoin ;
Or, [le défendeur] fait valoir qu'il n'a bénéficié ni de l'une ni del'autre de ces aides, ce qui prouverait que les promesses ont constituédes manœuvres en vue d'arracher son consentement. Il considère en sus que[la demanderesse] ne pouvait pas le licencier pour motif grave en seréférant encore aux moyens invoqués ci-dessus ;
Il n'est pas contesté par [la demanderesse] qu'elle s'était engagée àaider [le défendeur] et lui a fait des promesses en ce sens lors del'entrevue litigieuse. Mais elle observe que [le défendeur] a retrouvé dutravail par lui-même (après qu'elle lui eut indiqué des employeurspotentiels auprès desquels il s'est présenté, ainsi que l'aurait admis [ledéfendeur] devant le premier juge, ce qu'il dément) et qu'il a sollicitéun accompagnement financier après le congé sans plus de précision, audemeurant non attribué ;
Tant [le défendeur] que [la demanderesse] ne se sont pas expliqués plusamplement sur la cause de la demande fondée sur le dol, telle qu'elleétait cependant déjà visée en termes de citation. Leurs dossiers sont àcet égard lacunaires ;
Cependant, la liaison de la démission aux promesses d'assistance n'est pascontestée ;
A l'égard d'un cadre âgé de cinquante-cinq ans, au service de l'entreprisedepuis plus de trente-deux ans, ayant charge de famille, la présentationde la solution la plus adéquate consistant à remettre sa démission futentachée de manœuvres qui ont amené [le défendeur] à donner unconsentement qu'il n'eût point donné sans elles ;
Il n'est pas vraisemblable que [le défendeur] aurait acquiescé à laproposition de démission s'il n'avait pas obtenu en contrepartie desérieuses assurances de reclassement, promesses [qui] auraient dû êtresuivies d'un reclassement professionnel par [la demanderesse] ou avec sonaide, ce qui ne fut pas le cas, [le défendeur] ayant dû de sa propreinitiative trouver un emploi moins rémunérateur dans l'enseignement ;
Par conséquent, la démission doit être annulée pour cause de dol ;
[…] 6.2. Incidence de la régularité de la démission sur les chefs dedemande
6.2.1. L'indemnité compensatoire de préavis
Dès lors que la démission est atteinte d'un vice de consentement, c'est[la demanderesse] qui a rompu irrégulièrement le contrat ;
Compte tenu des critères habituels (âge de 55 ans, ancienneté de 32 ans,rémunération de 55.563,98 euros), il revient [au défendeur] une indemnitécompensatoire de préavis de 32 mois ou 148.170,61 euros, majorée desintérêts légaux sur le montant net depuis le 20 septembre 2003, comme ledemande [le défendeur] ;
6.2.2. L'abus du droit de licenciement
Dès lors que la démission a été extorquée par dol, le licenciement revêt àl'évidence un caractère abusif ;
Le dommage distinct de celui réparé par l'indemnité compensatoire allouéeconsiste à avoir subi ce mode de rupture de contrat et ne peut être liéaux difficultés de reclassement dans la branche, ce dommage étant réparépar l'indemnité compensatoire ;
Il est adéquatement réparé par l'octroi d'une indemnité de 2.500 eurosmajorée des intérêts depuis le 20 septembre 2003 ».
Griefs
Pour être valable, un acte juridique, y compris un acte unilatéral tel quela démission par laquelle le travailleur rompt son contrat de travail,requiert l'expression valable de la volonté de celui qui s'oblige, commel'impose l'article 1108 du Code civil au sujet de la validité desconventions. Cette expression de la volonté ne peut être atteinte de vicesde consentement. La validité de l'acte juridique, et plus précisément del'expression de volonté, s'apprécie au moment de cette expression.
Le dol suppose une manœuvre, une tromperie qui est la cause déterminantede la convention ou de l'acte (le dol principal, entraînant la nullité dela convention ou de l'acte) ou qui a pour effet d'en modifier lesconditions normales (le dol incident, qui ouvre le droit audédommagement).
Le dol est une cause de nullité lorsque les manœuvres pratiquées sonttelles qu'il est évident que, sa ns ces manœuvres, l'autre partie n'auraitpas contracté ou n'aurait pas accompli l'acte unilatéral.
En l'espèce, l'arrêt constate que le défendeur soutenait que sa démissionfut présentée comme plus avantageuse que le licenciement pour motif graveet qu'il lui fut promis que s'il signait sa démission, une aide aureclassement lui serait assurée, outre le fait qu'une aide financière luiserait donnée en cas de besoin.
L'arrêt considère que la liaison de la démission aux promessesd'assistance n'était pas contestée. L'arrêt considère ensuite qu'il n'estpas vraisemblable que le défendeur aurait acquiescé à la proposition dedémission s'il n'avait pas obtenu en contrepartie de sérieuses assurancesde reclassement, promesses qui auraient dû être suivies d'un reclassementprofessionnel par la demanderesse ou avec son aide, ce qui ne fut pas lecas.
Les promesses faites par l'employeur au travailleur, consistant à luiproposer, s'il rompt le contrat de travail en démissionnant, uneassistance de reclassement professionnel et, en cas de besoin, une aidefinancière, ne peuvent constituer, en soi, une manœuvre constitutive dedol.
L'arrêt décide que « la présentation de la solution la plus adéquateconsistant à remettre sa démission fut entachée de manœuvres qui ont amené[le défendeur] à donner un consentement qu'il n'eût point donné sanselles », sans toutefois préciser en quoi consistaient ces manœuvres.
Le simple fait que des promesses ne seraient ultérieurement pas tenues nepermet pas de conclure à l'existence d'un dol au sens des articles 1109 et1116 du Code civil au moment de l'expression de volonté. Le simple fait dene pas exécuter ce qui avait été promis n'est pas pour autant constitutifde dol au sens desdites dispositions légales, l'arrêt ne constatant àaucun moment que la demanderesse n'avait pas, au moment où elle formulaitses promesses, l'intention de les tenir.
L'arrêt n'a dès lors pu légalement conclure à l'existence d'un dol ayantentaché la démission du défendeur et viole ainsi les articles 1108, 1109et 1116 du Code civil.
Sa décision que la démission du défendeur était nulle pour cause de dol,que, dès lors, la demanderesse avait irrégulièrement rompu le contrat etque le défendeur avait de ce fait droit à l'indemnité compensatoire depréavis visée à l'article 39 de la loi du 3 juillet 1978 relative auxcontrats de travail et à une indemnité pour licenciement abusif enapplication des articles 1134, alinéa 3, 1382 et 1383 du Code civil et duprincipe général du droit relatif à l'abus de droit, n'est dès lors paslégalement justifiée, viole lesdites dispositions légales et méconnaît leprincipe général du droit précité.
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Sur la fin de non-recevoir opposée au moyen par le défendeur et déduite dece qu'il s'érige contre une appréciation de la cour du travail qui gît enfait :
Si le juge du fond constate en fait l'existence de l'intention de tromperet des manœuvres constitutives du dol ainsi que l'influence de cesmanœuvres sur les conditions dans lesquelles a été souscrit un acteunilatéral, la Cour contrôle si, des faits qu'il a relevés, ce juge a pulégalement déduire l'existence d'un dol ayant eu pour effet d'amenerl'auteur de cet acte à l'accomplir.
La fin de non-recevoir ne peut être accueillie.
Sur le fondement du moyen :
L'arrêt constate qu'il n'est pas contesté que, lors de l'entrevue àl'issue de laquelle le défendeur a présenté sa démission à lademanderesse, celle-ci s'est engagée, s'il démissionnait, à l'aider à sereclasser et à lui procurer une aide financière en cas de besoin.
Après avoir relevé que les parties « ne se sont pas expliquées plusamplement […] sur le dol […] et que leurs dossiers sont à cet égardlacunaires », l'arrêt considère que « la liaison de la démission auxpromesses d'assistance n'est pas contestée » et qu' « il n'est pasvraisemblable que [le défendeur] aurait acquiescé à la proposition dedémission s'il n'avait pas obtenu en contrepartie de sérieuses assurancesde reclassement, promesses [qui] auraient dû être suivies d'unreclassement professionnel par [la demanderesse] ou avec son aide, ce quine fut pas le cas, [le défendeur] ayant dû de sa propre initiative trouverun emploi moins rémunérateur dans l'enseignement ».
De ces faits, d'où il ne résulte pas que la demanderesse aurait eul'intention de tromper le défendeur, l'arrêt n'a pu légalement déduirel'existence d'un dol justifiant l'annulation de la démission litigieuse.
Le moyen est fondé.
Il n'y a pas lieu d'examiner le second moyen, qui ne saurait entraîner unecassation plus étendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arrêt attaqué, sauf en tant qu'il reçoit l'appel ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêtpartiellement cassé ;
Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour du travail de Mons.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, oùsiégeaient le président Christian Storck, les conseillers Didier Batselé,Daniel Plas, Sylviane Velu et Alain Simon, et prononcé en audiencepublique du dix novembre deux mille huit par le président ChristianStorck, en présence du procureur général Jean-François Leclercq, avecl'assistance du greffier Jacqueline Pigeolet.
10 NOVEMBRE 2008 S.08.0063.F/9