Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° C.07.0104.F
SERVICE CENTER N° 1, société anonyme en liquidation, représentée par sonliquidateur Maître Thierry Bindelle, avocat dont le cabinet est établi àBruxelles, rue Van Eyck, 44,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Isabelle Heenen, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 480, où il est faitélection de domicile,
contre
HONDA BELGIUM, société anonyme dont le siège social est établi à Alost,Wijngaardveld, 1,
défenderesse en cassation,
représentée par Maître Cécile Draps, avocat à la Cour de cassation, dontle cabinet est établi à Liège, rue de Chaudfontaine, 11, où il est faitélection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 12 juin 2006par la cour d'appel de Liège, statuant comme juridiction de renvoi ensuitede l'arrêt de la Cour du 15 mai 2003.
Le conseiller Christine Matray a fait rapport.
L'avocat général Thierry Werquin a conclu.
II. Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- principe général du droit relatif à l'exception d'inexécution en matièrede contrats synallagmatiques ;
- article 1153 du Code civil.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt condamne la demanderesse au paiement des intérêts moratoires surles factures dues à la défenderesse et fait courir ces intérêtsmoratoires, qu'elle qualifie de judiciaires, depuis le 3 novembre 1992,date de la citation introductive d'instance aux motifs que :
« Il est donc jugé que [la demanderesse] s'est prévalue à bon droit le 5août 1992 de l'exception d'inexécution.
[La défenderesse] soutient que `le mécanisme de l'exception d'inexécutioninvoqué par [la demanderesse] en raison du blocage des livraisons cesse deproduire ses effets au moment de la résiliation du contrat de distributiondès lors qu'à compter de cette (date), la livraison des véhicules a étédéfinitivement interrompue'.
Cette position ne peut être suivie.
L'effet primitif de cette exception est simplement suspensif : elle permetà une partie de suspendre l'exécution de son obligation (de retenir saprestation) aussi longtemps que son cocontractant ne s'est pas acquitté dela sienne. Ce moyen de défense a donc un caractère temporaire ; dès que lapartie défaillante honorera ses obligations, le contrat reprendra soncours normal.
De l'arrêt de la Cour de cassation du 13 septembre 1973 (R.C.J.B., 1974,p. 352), il ressort toutefois que l'exception d'inexécution peut setrans-former en un moyen de défense permanent. Elle peut jouer un rôle degarantie puisque, selon la Cour, `la circonstance que la défaillance ducocontractant est devenue définitive en raison de sa faillite ne prive pasl'autre partie du bénéfice de l'exception' (P. Wéry, Les sanctions del'inexécution des obligations contractuelles in Le droit des obligationscontractuelles et le bicentenaire du Code civil, n° 61, p. 345).
Il en va de même lorsque la défaillance du cocontractant devientdéfinitive parce que celui-ci a résilié unilatéralement et fautivement lecontrat qui liait les parties.
Cette solution se justifie par le fondement même de l'exceptiond'inexécution qui doit être trouvé dans la connexité des obligationscontractuelles (Michèle Grégoire, L'exception d'inexécution et le droit derétention in "Les obligations contractuelles", J.B., 2000, n° 23, p. 551).
L'exception d'inexécution prend donc fin lorsque le cocontractant aremédié à ses manquements ou lorsque les conséquences de ceux-ci ont étéréparées par l'octroi d'une indemnité couvrant le préjudice subi parl'excipiens.
Il reste que si l'exception d'inexécution a pour effet de suspendrel'exécution du rapport obligatoire, elle n'en éteint aucune descomposantes.
L'accroissement éventuel des obligations du débiteur en période couvertepar l'exception d'inexécution sera nécessairement compensé par la chargedes dommages et intérêts dus par son cocontractant coupable du manquementcontractuel ayant justifié l'exception d'inexécution.
[La défenderesse] réclame la condamnation de [la demanderesse] au paiementd'une clause pénale de 15 p.c. ainsi que des intérêts conventionnels autaux de 8 p.c. à compter de l'échéance des factures jusqu'au 2 novembre1992 et des intérêts judiciaires à partir de la citation du 3 novembre1992.
Ses prétentions sont fondées sur l'article 7 des conditions de vente, deservice et de garantie à la clientèle figurant à l'annexe C du contrat dedistribution du 23 janvier 1981, qui prévoit que les factures sontpayables dans le délai de trente jours fin de mois de livraison et quetoute somme non payée dans ce délai emporte la débition d'une indemnité de15 p.c. du principal restant dû et d'un intérêt calculé àux taux envigueur'.
Il ne saurait être question d'allouer à [la défenderesse] le bénéficed'une clause pénale dans la mesure où il [a été] jugé que le défaut depaiement des factures est la conséquence de ses fautes.
Il faut préciser qu'au jour où les relations entre parties ont pris fin,[la défenderesse] n'avait pas plus réclamé le paiement des intérêts deretard que [celui] d'une indemnité conventionnelle. Il existait en effetentre parties depuis de nombreuses années un encours que [la demanderesse]avait entrepris de résorber suivant un plan de paiement convenu le 21 mai1991.
[La défenderesse] ne se prévaut pas de la clause spéciale denon-renonciation figurant à l'article 16 du contrat du 23 janvier 1981, cequi permet d'exclure toute réclamation des intérêts de retard pour lesfactures impayées avant la date de la citation introductive d'instance.
Le taux d'intérêt de 8 p.c réclamé par [la défenderesse] correspond autaux de l'intérêt légal en vigueur en 1992. C'est donc le taux del'intérêt légal qui sera retenu avec sa modification intervenue en 1996.
Il s'observe ainsi que la charge des intérêts produits par les facturesimpayées se compense avec les intérêts alloués par la cour d'appel deBruxelles (arrêt du 6 mai 2004) à partir du 20 octobre 1992 sur lesindemnités allouées à [la demanderesse] en application de la loi du 27juillet 1961 relative à la résiliation unilatérale des concessions devente exclusive ».
Griefs
La demanderesse concluait devant la cour [d'appel] qu'il avait étédéfinitivement jugé qu'elle avait à bon droit suspendu le paiement desfactures qui lui étaient réclamées et à ce qu'il soit, en conséquence, ditpour droit qu'aucun intérêt ne pourrait être dû sur la créance de facturesimpayées invoquée à son encontre par la défenderesse.
L'arrêt attaqué, après avoir admis qu'il était définitivement jugé que lademanderesse avait invoqué légitimement l'exceptio non adimpleticontractus [du contrat non exécuté] pour suspendre le paiement desfactures qui lui était réclamé par la défenderesse aux termes de sonexploit introductif d'instance, condamne néanmoins la demanderesse auxintérêts judiciaires depuis la date de cette citation, soit le 3 novembre1992.
Or, puisqu'il avait été constaté judiciairement que la demanderesse étaitainsi en droit de suspendre le paiement de ces factures, elle ne pouvaitêtre condamnée au paiement d'intérêts judiciaires depuis la date de lacitation.
Les intérêts judiciaires, qu'ils soient compensatoires ou moratoires, ontpour objet de réparer un préjudice imputable à la partie adverse.
Les intérêts moratoires, plus particulièrement, sanctionnent le retardfautif du débiteur à s'acquitter de son obligation. Ceci résultedirectement du texte de l'article 1153 du Code civil (Ph. Laconte, Lesintérêts compensatoires et moratoires en matière contractuelle, J.T.,2005, p.529 - J.L. Fagnart, Les intérêts ou le prix de la patience,R.G.D.C., 2006, p. 191).
La Cour décide d'ailleurs que n'est pas légalement justifiée la décisionqui condamne une partie au paiement d'intérêts moratoires sans recherchersi son retard à s'exécuter lui est imputable (Cass., 17 octobre 2002,Pas., 2002, I, n° 549).
Autrement dit, le débiteur ne peut être condamné au paiement d'intérêtsmoratoires que s'il est en défaut de payer une dette exigible.
Or, tel ne peut être le cas du débiteur qui refuse de payer sous lecouvert de l'exception d'inexécution invoquée légitimement.
L'exception d'inexécution est en effet un moyen de défense qui permet aucréancier insatisfait de suspendre l'exécution de ses obligations jusqu'àce que son cocontractant s'exécute ou offre de s'exécuter (P. Wéry,L'exception d'inexécution dans la jurisprudence de la Cour de cassation,R.G.D.C., 2006, 40 ; C. Man, L'exception d'inexécution comme instrument deprévention : vers un principe général de sanction de l'inexécutionanticipée, J.L.M.B., 2005, p. 1066).
L'exception a ainsi pour effet de suspendre l'exécution des obligations decelui qui l'oppose. Ces obligations ne sont par conséquent pas exigiblesdans le chef de celui-ci pendant la durée de cette suspension.
Il en résulte nécessairement que celui qui invoque légitimementl'exception d'inexécution ne peut se voir reprocher un retard de paiementet être condamné à des intérêts moratoires pour la période durant laquelleil a pu suspendre l'exécution de ses obligations.
L'arrêt admet que, par l'effet de l'exception d'inexécution, ladéfenderesse ne pouvait se voir allouer la clause pénale figurant dans lecontrat de concession litigieux, ni les intérêts au taux conventionneldepuis l'échéance des factures. Ces montants ne pouvaient en effet êtredus qu'en cas de retard fautif dans l'exécution.
La cour [d'appel] devait étendre ce raisonnement, juridiquement exact pourles raisons précitées, aux intérêts judiciaires réclamés en outre par ladéfenderesse, puisque ceux-ci, également, ne pouvaient être dus qu'en casde retard fautif à s'exécuter.
La cour [d'appel] tente de justifier son raisonnement par le fait que « lacharge d'intérêts produits par les factures impayées se compense avec lesintérêts alloués par la cour d'appel (…) sur les indemnités allouées à [lademanderesse] en application de la loi du 27 juillet 1961 relative à larésiliation unilatérale des concessions exclusives de vente ».
Cette considération, qui ne serait que de pure équité, n'est évidemmentpas de nature à déroger aux principes juridiques bien établis résultant dela nature des intérêts judiciaires et de l'effet de l'exceptiond'inexécution sur leur débition.
En outre, le raisonnement de la cour [d'appel] aboutit en réalité à desconséquences tout à fait inéquitables. Par l'effet de la compensation, lebénéficiaire de l'indemnité, même si celle-ci est augmentée d'intérêtsmoratoires ou compensatoires, se voit privé de celle-ci en tout ou enpartie, à concurrence d'intérêts de retard qui, pourtant, ne sont pas dus.
En mettant ainsi à charge de la demanderesse les intérêts judiciairesdepuis la date de la citation, l'arrêt méconnaît le principe général dudroit relatif à l'exception d'inexécution et l'article 1153 du Code civil.
III. La décision de la Cour
Sur la fin de non-recevoir opposée par la défenderesse au moyen et déduitedu défaut d'intérêt :
La défenderesse fait valoir que les motifs de l'arrêt que critique lemoyen justifiaient que la cour d'appel opérât la compensation des dettesdes parties au 20 octobre 1992, ce qui eût placé la demanderesse dans lamême situation que celle qui résulte de l'arrêt attaqué.
S'il est en son pouvoir de substituer à un motif erroné de la décisionattaquée un motif de droit par lequel cette décision se trouve légalementjustifiée, la Cour ne saurait, en revanche, sans excéder ses pouvoirs,modifier cette décision elle-même.
La fin de non-recevoir ne peut être accueillie.
Sur le moyen :
Après avoir considéré que la demanderesse s'était prévalue à bon droit del'exception d'inexécution et avait, dès lors pu différer le paiement desfactures établies par la défenderesse, l'arrêt ne justifie pas légalementsa décision d'accorder à la défenderesse des intérêts moratoires à partirde la citation introductive d'instance, alors que l'exigibilité de ladette de la demanderesse était suspendue.
Le moyen est fondé.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arrêt attaqué en tant qu'il majore la condamnation qu'il prononceà charge de la demanderesse des intérêts judiciaires au taux légal depuisle 3 novembre 1992 et en tant qu'il statue sur les dépens ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêtpartiellement cassé ;
Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d'appel de Mons.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, oùsiégeaient le président de section Claude Parmentier, les conseillersDidier Batselé, Albert Fettweis, Daniel Plas et Christine Matray, etprononcé en audience publique du deux octobre deux mille huit par leprésident de section Claude Parmentier, en présence de l'avocat généralThierry Werquin, avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
2 OCTOBRE 2008 C.07.0104.F/9