Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° S.06.0034.F
D. R.,
demandeur en cassation,
représenté par Maître John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est établi à Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 3, où ilest fait élection de domicile,
contre
ETAT BELGE, représenté par le ministre des Affaires étrangères, duCommerce extérieur et de la Coopération au développement, dont le cabinetest établi à Bruxelles, rue des Petits Carmes, 15,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Willy van Eeckhoutte, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est établi à Gand, Driekoningenstraat, 3, où il est faitélection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 29 novembre2005 par la cour du travail de Bruxelles.
Le conseiller Philippe Gosseries a fait rapport.
Le procureur général Jean-François Leclercq a conclu.
II. Le moyen de cassation
Le demandeur présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- articles 1382 et 1383 du Code civil ;
- article 15 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail.
Décision et motifs critiqués
Après avoir constaté que « [le demandeur] demande [au défendeur] derégulariser sa pension par le versement d'une prime unique compensant lacotisation insuffisante versée en son temps à la sécurité sociale par sonemployeur à l'Office de sécurité sociale d'outre-mer, ainsi que lepaiement d'arriérés de pension depuis le 1^er avril 1997 [...] ; [que ledemandeur] se réfère à la circulaire n° 54/12 adressée le 7 août 1978 auxdifférentes ambassades et consulats belges par le ministre des Affairesétrangères de l'époque, qui précisait : 'La cotisation du département à lasécurité sociale d'outre-mer équivaut à la quote-part patronale au régimebelge commun', ainsi qu'à une circulaire du 27 juin 1986, par laquelle leministre faisait part des modifications apportées au régime applicable auxprospecteurs commerciaux à partir du 1^er septembre 1986 et qui prévoyait,notamment, une intervention du département dans la cotisation à l'Officede sécurité sociale d'outre-mer 'à hauteur de l'équivalent de la partpatronale des cotisations au régime commun' […] ; [que le demandeur] serallie au raisonnement adopté par le tribunal du travail qui, tout enrelevant que [le défendeur] n'avait aucune obligation légale de payer enfaveur [du demandeur] les cotisations destinées au secteur des pensions,visées aux articles 14, 15, 16 et 17, § 2, 2°, a), de la loi du 27 juin1969 (le régime de sécurité sociale d'outre-mer se présentant comme unrégime complémentaire facultatif), a néanmoins considéré que lescirculaires ministérielles invoquées avaient une portée réglementaire etqu'elles constituaient un engagement unilatéral [du défendeur] de cotiserà l'Office de sécurité sociale d'outre-mer à hauteur de l'équivalent de laquote-part patronale qu'il aurait versée à l'Office national de sécuritésociale si l'occupation [du demandeur] avait donné lieu à sonassujettissement au régime de la sécurité sociale des travailleurssalariés ; [que le demandeur] estime, cependant, que c'est à tort que letribunal du travail a considéré que l'engagement [du défendeur] n'incluaitpas le paiement des cotisations 'dues par le demandeur ensuite de sonaffiliation et dont celui-ci a fixé librement la hauteur en connaissancede cause' ; [qu'il] forme appel incident à cet égard, aux fins d'entendrecondamner [le défendeur] à lui payer la prime unique correspondant auxcotisations maximales requises par l'Office de sécurité socialed'outre-mer pour lui assurer une rente de vieillesse conforme au régimecommun belge en matière de pension ; [qu'il] estime 'qu'en raison ducomportement fautif adopté par [le défendeur], il est évident que [ledemandeur] ne doit nullement supporter la quote-part des cotisations queson employeur aurait dû verser pour lui' »,
l'arrêt, réformant la décision du premier juge, dit pour droit quel'action du demandeur est prescrite.
L'arrêt fonde cette décision, en substance, sur les motifs suivants :
« Pour la première fois en degré d'appel, [le défendeur] relève quel'action [du demandeur] est une action 'née du contrat de travail et aucours de l'existence du contrat de travail' et invoque l'application del'article 15 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail.Suivant l'article 15, alinéa 1^er, de la loi du 3 juillet 1978 relativeaux contrats de travail, les actions naissant du contrat sont prescritesun an après la cessation de celui-ci ou cinq ans après le fait qui a donnénaissance à l'action, sans que ce dernier délai puisse excéder un an aprèsla cessation du contrat. Les deux délais d'un an et de cinq ans sontd'application cumulative : l'action est prescrite dès que l'un estexpiré ;
Le point de départ du délai annal est le jour de la fin des relationscontractuelles ;
Le champ d'application de l'article 15 de la loi du 3 juillet 1978 estlimité aux actions résultant du contrat de travail. Cependant, le texte nefait aucune distinction selon que l'action se fonde sur une disposition dela loi du3 juillet 1978 ou sur une autre disposition : il suffit que l'action nepuisse pas naître sans contrat de travail ;
En ses conclusions d'appel, [le demandeur] précise expressément fonder sonaction sur le contrat de travail et sur les circulaires ministériellesqui, au cours des années, sont venues, selon lui, préciser et compléterl'engagement [du défendeur]. L'objet précis de l'action a évolué depuisl'introduction de la demande devant le tribunal de première instance :actuellement, [le demandeur] invoque, en ses conclusions d'appel, la'fraude' à laquelle [le défendeur] se serait livré à son égard etsollicite en conséquence que [le défendeur] soit condamné à payer 'commedommages et intérêts' un montant égal à celui de la prime uniquecomplémentaire calculée par cet organisme, soit la somme de 44.893,47euros pour la période du 1^er septembre 1978 au 30 juin 1991 et la sommede 20.996,54 euros pour la période du1^er juillet 1994 au 31 mars 1997. En tout état de cause, il ne s'agit pasd'une action relative à une pension mais d'une action en paiement d'uncapital unique, ou de dommages-intérêts en tenant lieu, destinés àcompenser la cotisation insuffisante versée en son temps par [ledéfendeur] à l'Office de sécurité sociale d'outre-mer, de manière à ce que[le demandeur] puisse bénéficier d'un montant de pension équivalent àcelui qu'il aurait touché s'il avait été soumis à l'Office national desécurité sociale. Une telle action, fondée sur des engagements souscritspar l'employeur durant l'exécution du contrat de travail, trouve sa sourcedans le contrat de travail même si la cause juridique ne se trouve pasdans les dispositions contractuelles reprises dans les contratsd'engagement successifs ».
Griefs
Première branche
L'article 15, alinéa 1^er, de la loi du 3 juillet 1978 relative auxcontrats de travail dispose que les actions naissant du contrat sontprescrites un an après la cessation de celui-ci ou cinq ans après le faitqui a donné naissance à l'action, sans que ce dernier délai puisse excéderun an après la cessation du contrat.
Ce délai de prescription ne s'applique, selon les termes mêmes de la loi,qu'aux actions « naissant du contrat de travail », c'est-à-dire auxactions en paiement d'obligations qui trouvent leur source dans lecontrat. Les obligations résultant de circulaires à portée réglementairepar lesquelles l'Etat belge s'engage à effectuer, au profit d'une certainecatégorie d'agents sous contrat de travail à durée indéterminée, desprestations qui ne sont prévues ni par le contrat ni par des dispositionslégales supplétives ou impératives censées faire corps avec le contrat netrouvent pas leur source dans le contrat de travail, de telle sorte quel'action tendant à contraindre l'Etat belge, auteur des dispositionsréglementaires en cause, à les exécuter, en nature ou par équivalent,n'est pas soumise au délai de prescription prévu à l'article 15 précité.
En l'espèce, l'arrêt constate que le demandeur fondait son action sur deuxcirculaires ministérielles, savoir une circulaire n° 54/12 du 7 août 1978et une circulaire du 27 juin 1986, et reprenait, à l'appui de sa demande,le raisonnement des premiers juges, lesquels, « tout en relevant que [ledéfendeur] n'avait aucune obligation légale de payer en faveur [dudemandeur] les cotisations destinées au secteur des pensions, visées auxarticles 14, 15, 16 et 17, § 2, 2°, a), de la loi du 27 juin 1969 (lerégime de sécurité sociale d'outre-mer se présentant comme un régimecomplémentaire facultatif), [ont] néanmoins considéré que les circulairesministérielles invoquées avaient une portée réglementaire et qu'ellesconstituaient un engagement unilatéral [du défendeur] de cotiser àl'Office de sécurité sociale d'outre-mer à hauteur de l'équivalent de laquote-part patronale qu'il aurait versée à l'Office national de sécuritésociale si l'occupation [du demandeur] avait donné lieu à sonassujettissement au régime de la sécurité sociale des travailleurssalariés ». Ces constatations impliquent que l'action exercée par ledemandeur contre le défendeur n'était pas née du contrat de travail liantles parties mais trouvait sa source dans des dispositions à portéeréglementaire étrangères à ce contrat.
L'arrêt viole dès lors l'article 15 de la loi du 3 juillet 1978 enappliquant le délai de prescription prévu par cette disposition à uneaction étrangère à son champ d'application.
Deuxième branche
L'action en réparation du dommage résultant de la non-exécution ou de lamauvaise exécution par une autorité administrative partie à un contrat detravail d'une obligation qui ne trouve pas sa source dans ce contrat maisrésulte de règlements par lesquels ladite autorité administrative s'estengagée à accorder des avantages déterminés à une catégorie particulièrede ses agents sous contrat de travail est une action en responsabilitéextracontractuelle régie par les articles 1382 et 1383 du Code civil. Eneffet, la faute imputée à l'autorité défenderesse ne constitue pas unmanquement à une obligation contractuelle et le dommage qu'elle a causé nese confond pas avec celui qui résulte de la mauvaise exécution du contrat.Semblable action échappe au champ d'application de l'article 15 de la loidu 3 juillet 1978.
Il ressort des constatations et motifs précités de l'arrêt que l'actionexercée par le demandeur contre le défendeur, telle que la portée en étaitprécisée dans les conclusions d'appel du demandeur, ou, à tout le moins,la demande faisant l'objet de son appel incident, tendait à la réparationdu dommage causé au demandeur par la mauvaise exécution, par le défendeur,de circulaires ministérielles à portée réglementaire. Le demandeurinvoquait explicitement, dans ses conclusions additionnelles d'appel, quesa demande avait un fondement « délictuel ». L'arrêt n'a pu légalementappliquer à cette action en responsabilité aquilienne la prescriptionprévue par l'article 15 de la loi du 3 juillet 1978 (violation de toutesles dispositions légales visées en tête du moyen)
Troisième branche
Le demandeur invoquait, dans ses conclusions d'appel, qu'il avait « étéabusé par son employeur alors qu'il pouvait légitimement penser que,travaillant pour une administration [du défendeur], des retenues correctesseraient effectuées sur sa rémunération et lui permettraient de bénéficierd'une pension équivalente à celle versée au travailleur belge ayanttravaillé en Belgique ou dans l'Union européenne ; qu'en raison ducomportement fautif adopté par le [défendeur], il est évident que [ledemandeur] ne doit nullement supporter la quote-part des cotisations queson employeur aurait dû verser pour lui ; que, dans ces conditions, [ledemandeur] considère que [le défendeur] s'est livré à une fraude à sonégard pendant cette période et il rappelle que, normalement, les amendescorrespondent au double du montant de la fraude ; qu'en conséquence, [ledemandeur] sollicite que [le défendeur] soit condamné à verser entre lesmains de l'Office de sécurité sociale d'outre-mer, comme dommages etintérêts, un montant égal à celui de la prime unique complémentairecalculée par cet organisme ».
Par ces conclusions, le demandeur soutenait que le défendeur avait violél'obligation générale de ne pas agir en fraude des droits des tiers. Il nes'agissait donc pas de la violation d'une obligation trouvant sa sourcedans le contrat d'emploi conclu entre le demandeur et le défendeur mais dela violation d'une obligation s'imposant à tous. Le dommage dont ledéfendeur réclamait réparation (le fait de toucher une pension moinsélevée que celle qui lui aurait été servie par l'Office de sécuritésociale d'outre-mer s'il avait payé, dans le cadre de son affiliationvolontaire auprès de cet organisme, la cotisation maximale autorisée parla réglementation applicable) ne se confondait pas avec le dommagerésultant de la mauvaise exécution du contrat d'emploi. La demande enréparation du dommage causé au demandeur par la « fraude » du défendeurétait donc une action fondée sur les principes de la responsabilitéaquilienne. L'arrêt n'a pu légalement décider qu'une telle action entraitdans le champ d'application de l'article 15 de la loi du 3 juillet 1978(violation de toutes les dispositions visées en tête du moyen).
III. La décision de la Cour
Quant à la première branche:
Aux termes de l'article 15, alinéa 1^er, de la loi du 3 juillet 1978relative aux contrats de travail, les actions naissant du contrat sontprescrites un an après la cessation de celui-ci ou cinq ans après le faitqui a donné naissance à l'action, sans que ce dernier délai puisse excéderun an après la cessation du contrat.
Cette disposition s'applique aux actions tendant à l'exécutiond'obligations qui prennent leur source dans le contrat de travail.
L'arrêt constate que, pendant une partie de la carrière qu'il a accomplieau service du défendeur dans les liens d'un contrat de travail, ledemandeur n'a, en raison de son affectation territoriale, pas étéassujetti à la sécurité sociale des travailleurs mais affilié au régimefacultatif d'assurance contre la vieillesse organisé par l'Office desécurité sociale d'outre-mer, que les cotisations versées à ce régimen'ont pas été fixées de manière à lui assurer une pension de retraiteéquivalente à celle qu'il eût obtenue dans le régime de droit commun etqu'il « demande [au défendeur] de régulariser sa pension par le versementd'une prime unique compensant la cotisation insuffisante versée […] àl'Office de sécurité sociale d'outre-mer ainsi que par le paiementd'arriérés de pension ».
L'arrêt, qui décide, sans être critiqué, qu'aucune disposition légalen'imposait au défendeur le paiement de cotisations plus élevées, constateque le demandeur « précise expressément fonder son action sur le contratde travail et sur les circulaires ministérielles qui, au cours des années,sont venues, selon lui, préciser et compléter l'engagement [dudéfendeur] » en obligeant celui-ci au versement de cotisations suffisantespour assurer aux travailleurs expatriés une pension équivalente à celleque leur eût procurée le régime commun.
En considérant que l'action est « fondée sur des engagements souscrits parl'employeur durant l'exécution du contrat de travail », ceux-cifussent-ils prévus dans des circulaires dotées d'une portée réglementaire,l'arrêt justifie légalement sa décision qu'elle « trouve sa source dans lecontrat de travail, même si [sa] cause juridique ne se trouve pas dans lesdispositions contractuelles reprises dans les contrats d'engagementsuccessifs », et est, dès lors, soumise à la prescription de l'article 15,alinéa 1^er, de la loi du 3 juillet 1978.
Quant aux deuxième et troisième branches réunies :
Il ressort de la réponse à la première branche du moyen que, contrairementà ce que soutient celui-ci, en ces branches, l'action tend à l'exécutiond'une obligation qui prend sa source dans le contrat de travail.
Le moyen ne peut être accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de deux cent vingt euros quatre-vingt-troiscentimes envers la partie demanderesse et à la somme de deux cent huiteuros trente-trois centimes envers la partie défenderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, oùsiégeaient le président Christian Storck, les conseillers Daniel Plas,Christine Matray, Sylviane Velu et Philippe Gosseries, et prononcé enaudience publique du cinq mai deux mille huit par le président ChristianStorck, en présence du procureur général Jean-François Leclercq, avecl'assistance du greffier Jacqueline Pigeolet.
5 MAI 2008 S.06.0034.F/10