FORTIS AG, société anonyme dont le siège est établi à Bruxelles, boulevard Emile Jacqmain, 53,
partie civile,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Lucien Simont, avocat à la Cour de cassation,
contre
AXA BELGIUM, société anonyme dont le siège est établi à Watermael Boitsfort, boulevard du Souverain, 25,
partie intervenue volontairement,
défenderesse en cassation,
représentée par Maître John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation.
I. la procédure devant la cour
Le pourvoi est dirigé contre un arrêt rendu le 12 mai 2005 par la cour d'appel de Liège, chambre correctionnelle.
Le conseiller Paul Mathieu a fait rapport.
L'avocat général Raymond Loop a conclu.
II. les faits
F. A., préposé de la société privée à responsabilité limitée Entreprises F. L. (ci-après dénommée L.), a été déclaré seul responsable de l'accident mortel, survenu le 16 juin 1989, dont fut victime F. T.. L'accident se produisit au cours de l'exécution du contrat de travail de F. A., alors que celui-ci conduisait un véhicule appartenant à l'employeur. Dans le chef de F. T., qui était au service du même employeur, l'accident est un accident sur le chemin du travail.
La demanderesse indemnisa les ayants droit de F. T., en sa qualité d'assureur-loi de la société L., et se constitua partie civile contre la défenderesse, assureur de la responsabilité civile de F. A. et de son employeur, sur le fondement d'un contrat conclu entre ladite défenderesse et ce dernier.
III. le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants:
Dispositions légales violées
- article 149 de la Constitution;
- articles 41, 86, 87, § 2, et 89, § 5, de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d'assurance terrestre ;
- articles 3, § 1er, et 12 de la loi du 21 novembre 1989 relative à l'assurance obligatoire de la responsabilité en matière de véhicules automoteurs, ledit article 12 tel qu'il était en vigueur au moment de la constitution de partie civile de la demanderesse en cassation ;
- articles 7, alinéa 1er, 8, § 1er, alinéa 1er, 46, § 1er, 5° et 6°, et 47 de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail ;
- article 6, alinéa 1er, de la loi du 1er juillet 1956 relative à l'assurance obligatoire de la responsabilité civile en matière de véhicules automoteurs, tel qu'il était en vigueur lors de la survenance de l'accident litigieux du 16 juin 1989 ;
- article 18 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt attaqué,
« Réformant le jugement entrepris,
Dit la constitution de partie civile de la s.a. Fortis AG irrecevable en tant qu'elle est dirigée contre la partie intervenante volontaire s.a. Axa Royale belge ;
Décharge celle-ci de la condamnation in solidum au paiement d'1 franc belge à titre provisionnel en faveur de la s.a. Fortis AG ;
Condamne la partie civile s.a. Fortis AG aux dépens des deux instances, en ce compris les frais exposés par le ministère public pour mettre la cause en état d'être jugée en degré d'appel, lesdits frais étant liquidés à 92,10 euros ; »
et fonde ces décisions sur ce que
« il n'est pas contestable que l'exonération de responsabilité du conducteur du véhicule, F. A., en sa qualité de préposé, est personnelle à l'intéressé et n'exclut pas la responsabilité civile de l'employeur; qu'au demeurant, la s.a. Fortis AG peut, en principe, diriger son action directement contre l'assureur du conducteur du véhicule ;
Qu'ainsi, en règle, la combinaison des articles 46 et 47 de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail permet, lorsque 1'accident est survenu sur le chemin du travail, qu'une action en justice soit, conformément aux règles de la responsabilité civile, intentée contre l'employeur par l'assureur-loi, subrogé dans les droits de la victime ou de ses ayants droit ;
Que, toutefois, lorsque, comme en l'espèce, en raison de l'assurance contre les accidents du travail souscrite, des indemnités résultant de la loi sur les accidents du travail sont payées à la victime ou à ses ayants droit, l'assureur-loi, parce qu'il doit s'acquitter des obligations résultant du contrat d'assurance, ne peut exercer un recours contre l'employeur, son assuré (cons. Cass. 5 février 1980, Pas. 1980, I, 658) ;
Que la loi n'autorise pas l'exercice de ce recours contre le chef d'entreprise responsable de l'accident, une même personne ne pouvant, au regard d'un même assureur et relativement à un même sinistre, être à la fois bénéficiaire d'une assurance et étrangère à celle-ci (cons. Cass. 14 mars 1974, Pas. 1974, I, 729 ; Cass. 8 septembre 1992, Pas. 1992, I, 1009) ;
Qu'en déchargeant l'employeur, assuré en 'accident du travail' par la s.a. Fortis AG, de l'obligation de contribuer personnellement au règlement des allocations forfaitaires déterminées par la législation sur les accidents du travail, la loi limite nécessairement le droit de l'assureur-loi, qui s'est engagé à effectuer ce paiement pour son assuré, d'exercer contre celui-ci un recours et ne l'autorise pas à contraindre l'assuré à lui rembourser les allocations forfaitaires qu'il a légalement payées en ses lieu et place à la victime ou à ses ayants droit (cons. Cass. 12 juin 1973, Pas. 1973, I, 944) ;
Que l'employeur a bien la qualité d'assuré dès lors qu'à défaut d'assurance, il reste in fine le débiteur des indemnités, le Fonds des accidents du travail, subrogé aux droits de la victime ou de ses ayants droit qu'il a indemnisés, récupérant auprès de l'employeur en défaut les montants et capitaux versés ;
Qu'à défaut de droit contre l'employeur, la s.a. Fortis AG ne peut davantage agir contre l'assureur en responsabilité civile de celui-ci ;
... que le même raisonnement vaut à l'égard du prévenu, la s.a. Fortis AG lui reconnaissant, comme travailleur de l'entreprise, la qualité d'assuré ; »
Griefs
Première branche
Dans ses conclusions additionnelles d'appel, la demanderesse avait soutenu ce qui suit :
«I. Quant à la qualité d'assuré de Monsieur A.:
[La défenderesse] soutient que Monsieur A. n'aurait pas la qualité de tiers vis-à-vis de la [demanderesse] de telle sorte que celle-ci, subrogée aux droits de Monsieur T., ne pourrait agir contre lui dès lors qu'il ne serait pas tiers.
A. Monsieur A. est bien tiers dans le cadre de l'accident subi par Monsieur T. ;
En effet, l'analyse de [la défenderesse] se fonde sur une confusion quant à la notion d'accident.
En effet, l'article 7 de la loi sur les accidents du travail définit ce qu'est l'accident en ces termes : 'Pour l'application de la présente loi, est considéré comme accident du travail tout accident qui survient à un travailleur... et qui produit une lésion.'
Dès lors, si lors de l'accident survenu le 16 juin 1989 Monsieur A. et Monsieur T. ont tous deux été blessés, il y a, au regard de la loi du 10 avril 1971, deux accidents du travail totalement indépendants l'un de l'autre, ayant fait l'objet d'ailleurs de procédures d'indemnisation tout à fait séparées.
Dès lors, dans le cadre de l'accident de Monsieur T., le sieur A. est tiers.
B. En tout état de cause, contrairement à ce que soutient [la défenderesse], les droits d'agir de la victime et de la [demanderesse] sont subrogés, tels que conférés par les articles 46 et 47 de la loi du 10 avril 1971, n'imposent pas [sic] que ce recours ne soit dirigé que contre un 'tiers' responsable, les dispositions confèrent en effet un droit d'action 'contre l'employeur ou préposé lorsque l'accident est survenu sur le chemin du travail' (art. 46 § 1.5°), 'contre l'employeur, ses mandataires ou préposés lorsque l'accident est un accident de roulage' (art. 46 § 1, 6°) et 'contre le responsable de l'accident du travail' (art. 47).
Ces dispositions n'imposent pas qu'en plus le responsable ait la qualité de tiers. L 'argument de l'appelante est donc irrelevant. »
L'arrêt attaqué, en se bornant à relever que la demanderesse en cassation reconnaît au prévenu A. «comme travailleur de 1'entreprise, la qualité d'assuré», ne répond pas à cette défense circonstanciée et, par suite, n'est pas régulièrement motivé (violation de l'article 149 de la Constitution).
Deuxième branche
Il est constant que l'accident mortel sur le chemin du travail, dont M. T., ouvrier de la sprl Entreprises F. L., fut victime le 16 juin 1989, fut causé par une faute de conduite de M. A., autre ouvrier de ladite société.
La demanderesse, assureur-loi de cette société, intervint en loi à la suite du décès de M. T..
La défenderesse, en sa qualité d'assureur responsabilité civile du véhicule Fiat conduit par M. A., couvrait la responsabilité civile de ce dernier. L'article 3 de la police RC prévoyait en effet, conformément au contrat-type, qu' « est assurée par le présent contrat la responsabilité civile du preneur d'assurances, du propriétaire, de tout détenteur et de tout conducteur du véhicule désigné. ».
La demanderesse, entreprise d'assurances, pouvait exercer une action contre M. A., responsable de l'accident (article 47 de la loi du 17 avril 1971) et pouvait exercer une telle action en sa qualité d'assureur subrogé dans les droits de la victime T. (articles 41 de la loi du 25 juin 1992 et 46, § 1er, 5° et 6°, de la loi du 17 avril 1971).
En sa qualité d'assureur subrogé dans les droits de la victime T., la demanderesse disposait dès lors d'un droit propre contre la défenderesse, assureur RC du responsable A. (article 12 de la loi du 21 novembre 1989 tel qu'il était en vigueur lors de la constitution de partie civile de la demanderesse contre la défenderesse ; articles 86 et 87, § 1er, et 89, spécialement § 5, de la loi du 25 juin 1992 et, en tant que de besoin, article 6 de la loi du 1er juillet 1956).
L'exonération de responsabilité du conducteur A. lui est personnelle ainsi que l'arrêt attaqué l'admet et ainsi que le prévoit l'article 3, § 1er, de la loi du 21 novembre 1989.
L'arrêt attaqué décide néanmoins que la demanderesse ne peut exercer son droit propre contre l'actuelle défenderesse, assureur de la responsabilité du conducteur A..
Il fonde cette décision sur ce que la demanderesse ne pouvait agir contre ce dernier au motif qu'elle lui reconnaissait «comme travailleur de l'entreprise, la qualité d'assuré».
Or, contrairement à l'employeur, le travailleur est un tiers à l'égard de l'assureur-loi.
La demanderesse était dès lors recevable à exercer son recours contre le travailleur responsable A., comme contre la défenderesse, assureur de la responsabilité civile de celui-ci en matière de véhicules automoteurs.
Si MM. A. et T. furent tous deux blessés lors de l'accident survenu le 16 juin 1989, il s'agit, au regard de la loi du 10 avril 1971, de deux accidents sur le chemin du travail totalement indépendants l'un de l'autre (article 7, alinéa 1er, et 8, § 1er, alinéas 1 et 2, de la loi du 10 avril 1971) de sorte que le conducteur A., dont seule la responsabilité de droit commun était en cause, était un tiers dans le cadre de l'accident sur le chemin du travail dont fut victime M. T..
Il suit de là que la décision de l'arrêt attaqué déclarant non recevable la constitution de partie civile de la demanderesse en tant qu'elle est dirigée contre la défenderesse n'est pas légalement justifiée (violation de toutes les dispositions visées au moyen, autres que l'article 149 de la Constitution).
IV. la décision de la cour
Sur le moyen:
Quant à la première branche:
Aux conclusions que le moyen reproduit, l'arrêt répond que «le même raisonnement vaut à l'égard du prévenu, [la demanderesse] lui reconnaissant, comme travailleur de l'entreprise, la qualité d'assuré».
Dès lors, en cette branche, le moyen manque en fait.
Quant à la seconde branche:
En sa qualité d'assureur subrogé dans les droits de la victime F. T. et de ses ayants droit, la demanderesse dispose d'une action directe contre la défenderesse, assureur de la responsabilité civile du conducteur F. A.. Toutefois, cet assureur ne peut être tenu à une indemnisation que pour autant que son assuré y est lui-même tenu.
L'immunité instaurée par l'article 18 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail est personnelle au travailleur, en ce sens qu'elle n'exclut pas la responsabilité de son commettant, sur la base de l'article 1384, alinéa 3, du Code civil.
L'assureur de la responsabilité civile du travailleur peut, quant à lui, se prévaloir de cette immunité pour repousser l'action directe exercée contre lui.
Soutenant le contraire, le moyen, en cette branche, manque en droit.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi;
Condamne la demanderesse aux frais.
Lesdits frais taxés en totalité à la somme de deux cent quatre-vingt-huit euros septante-trois centimes dont vingt-quatre euros douze centimes dus et deux cent soixante-quatre euros soixante et un centimes payés par cette demanderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient Francis Fischer, président de section, Frédéric Close, Paul Mathieu, Sylviane Velu et Benoît Dejemeppe, conseillers, et prononcé en audience publique du huit mars deux mille six par Francis Fischer, président de section, en présence de Jean-Marie Genicot, avocat général, avec l'assistance de Patricia De Wadripont, greffier adjoint principal.